Ceux qui reprochaient à l’Institut Pasteur d’avoir réalisé, pour le compte du Conseil scientifique, des prévisions alarmistes sur l’évolution de l’épidémie devaient, quelques jours plus tard, manger leurs chapeaux. La situation épidémique constatée par Santé publique France dans son point hebdomadaire du 22 octobre est en effet grave à tous égard, et il ne s’agit pas là de céder au catastrophisme. Après l’explosion du nombre de cas diagnostiqués positifs, après la hausse lente du nombre d’hospitalisations depuis douze semaines, les courbes prennent des formes exponentielles, c’est-à-dire rapides et continues.
D’une semaine sur l’autre, on compte +35% pour les passages aux urgences pour suspicion de Covid, +48% pour les nouvelles hospitalisations et les entrées en réanimation, +40% de décès. Ainsi, alors même que l’on voulait croire jusqu’à présent à une hausse de ces indicateurs en pente douce, Santé publique France écrit : « La situation hospitalière pour la COVID-19 en semaine 42 se rapproche de celle observée au cours de la première vague, après la mi-mars 2020 […], en termes de nombre de personnes nouvellement hospitalisées, nouvellement admises en réanimation et nombres de nouveaux décès survenus en milieu hospitalier ». L’organisme public précise certes que la dynamique de diffusion du virus semble plus lente qu’en mars dernier, mais le nombre de cas dépistés positifs augmente en même temps que le taux de positivité des tests. Autres facteurs d’inquiétude : « Depuis début septembre, le nombre de cas chez les personnes âgées de 65 à 74 ans a été multiplié par 5 […] et le nombre de cas chez les personnes âgées de 75 ans et plus par 6. […] Cette augmentation du nombre de cas chez les personnes âgées est très préoccupante car ces personnes sont les plus à risque de complication de COVID-19 ». Enfin, la diffusion de l’épidémie touche tout le territoire, dans des proportions certes variées, alors que début 2020, elle avait surtout concerné la région Grand-Est, l’Île-de-France et Bourgogne-Franche-Comté. Les ressources en lits et en personnels, qui avaient pu être mobilisées, sont cette fois rarement disponibles.
Conséquence que tout le monde connaît de la dynamique épidémique : le risque de saturation des capacités hospitalières, l’obligation de déprogrammer de nombreuses opérations non liées à la Covid (au détriment de la santé des patients), voire des situations chaotiques pénalisant les malades ayant des complications graves. Le ministère de la Santé va répétant que les capacités d’hospitalisation peuvent être étendues, évoquant depuis six mois les mêmes chiffres (5800 lits de réanimation disponibles, un nombre pouvant être augmenté au forceps à 12.000). En attendant, les déprogrammations ont commencé, ainsi que les transferts entre hôpitaux, entre secteur public et secteur privé, entre territoires. Qu’attend-on pour se donner les moyens de prendre en charge tous ceux qui en ont besoin, ayant la Covid ou non ?
Impuissante stratégique gouvernementale
La stratégie gouvernementale consiste à marteler les avertissements à l’égard des citoyens (soulignant leurs responsabilités dans la circulation du virus, pour mieux dégager les siennes), à occuper le terrain par les annonces successives de « couvre-feu » (là où il serait plus juste de parler de confinement nocturne). De fait, Emmanuel Macron, Jean Castex et Olivier Véran ont pris leur parti d’une dégradation de la situation, à tel point que le Premier ministre faisait figure, lors de sa conférence de presse du jeudi 22 octobre, d’oiseau de mauvaise augure.
Parmi les mesures contre la Covid, celles qui dépendent de l’action de chacun sont largement quoiqu’imparfaitement mises en œuvre (graphique extrait de l’avis du 20 octobre du Conseil scientifique). Cependant, le dispositif de dépistage, de traçage, d’isolement et d’accompagnement des personnes positives, qui dépend des pouvoirs publics, reste à ce jour largement défaillant.
L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a souligné fin septembre que le confinement ne peut être que la « dernière solution des pays » pour freiner l’épidémie, car ses conséquences sur la vie économique et sociale sont majeures. Et le Conseil scientifique en France a souligné à plusieurs reprises qu’il s’agirait du constat d’échec de la stratégie préventive dont il a défendu avec grande insistance, au fil de ses avis, la mise en œuvre rapide. Or, où en sommes-nous de ce point de vue ? Outre que la diffusion du virus est actuellement hors de contrôle, bien que les gestes barrières soient largement mis en œuvre, force est de constater que les outils de prévention ne sont pas à la hauteur des problèmes.
Le dispositif de dépistage a en partie progressé, c’est-à-dire que de nombreux tests sont réalisés, et de plus en plus souvent dans des délais améliorés par rapport à la situation des derniers mois. Mais le traçage, l’isolement et l’accompagnement des personnes positives, qui en sont le complément impératif, sont globalement défaillants. Le traçage est mou, qu’il s’agisse de l’inutilité des cahiers remplis dans les restaurants ou de la timidité du recensement des cas contacts. Il supposerait un véritable travail relationnel auprès des personnes positives et de leurs proches. L’isolement est au bon vouloir de chacun, avec très peu de travail de conviction vis-à-vis des personnes, comme si l’incantation gouvernementale pouvait remplacer un travail pédagogique (ce qui supposerait une orientation moins répressive et beaucoup plus éducative). Ainsi, en dehors de l’implication des médecins de ville, l’accompagnement par le biais des plate-formes de l’Assurance maladie est essentiellement formel, comme si sa finalité était principalement la production de statistiques de suivi et non la qualité de vie des personnes.
Au total, si l’on veut affronter, puis sortir d’une situation particulièrement difficile, en prenant acte que nous ne sommes pas dans un sprint mais dans une course de fond, des ruptures avec les politiques macronistes sont indispensables. Cela va un peu plus loin que « débattre de la couleur du Canadair » pour « éteindre l’incendie alors que la maison brûle », pour reprendre l’expression, caustique mais consternante, d’Olivier Véran au début du débat du 24 octobre à l’Assemblée nationale sur la prolongation de l’état d’urgence sanitaire.
4 urgences, comme autant de ruptures politiques
1. Premier axe, un changement complet de politique hospitalière. La question n’est plus seulement d’ouvrir des lits au fur et à mesure des besoins, et de procéder à des recrutements en conséquence. Le refus d’engager dès juin dernier une politique de création massive de lits, de recrutements et de formation accélérée (notamment à la réanimation pour des élèves infirmiers proches du diplôme) se paie aujourd’hui d’une nouvelle situation d’asphyxie continue et d’un stress catastrophique pour les soignants. Le vrai sujet, c’est la remise à niveau des capacités d’hospitalisation et de réanimation. Et celles-ci doivent être pérennes car les spécialistes des pandémies soulignent depuis longtemps la possibilité que de nouvelles épidémies viennent mettre en danger les sociétés.
Dans ce domaine, opposer court et moyen termes est d’autant plus vain que les besoins sont immédiats. En réalité, la situation présente et les besoins sanitaires de demain impliquent aujourd’hui une rupture avec la politique d’austérité néolibérale. Ce sont toutes les orientations mises en œuvre qui méritent d’être remises en cause, de la tarification à l’acte aux réorganisations-fusions d’établissements motivées par la seule recherche d’économies (avec leurs conséquences désastreuses pour l’accès aux soins et pour les territoires), du tout ambulatoire au refus d’une véritable revalorisation des métiers de la santé.
2. Deuxième axe, la promotion de la santé publique, la prévention et la mobilisation de la société doivent l’emporter sur la menace et la peur. Il faut bien sûr mettre le paquet sur le dispositif de dépistage, de traçage, d’isolement et d’accompagnement des personnes (lire le bonus ci-dessous), qui ne devrait pas se résumer au déploiement d’une application numérique au succès improbable (au vu de l’échec de la première version) et à la mise en œuvre de plate-formes téléphoniques.
Mais ce qui fait défaut depuis début 2020, en l’absence de culture de la santé publique du pouvoir, c’est la mobilisation de tous les relais sanitaires et éducatifs possibles pour diffuser les pratiques de prévention. Le gouvernement est dans l’illusion que sa communication et les outils mis en place peuvent emporter la conviction du plus grand nombre, alors qu’on sait depuis trente ans que les actions de prévention sanitaire les plus efficaces sont celles qui impliquent les acteurs de terrain et qui responsabilisent positivement les personnes, au lieu de les culpabiliser. Dans ce domaine, le macronisme est nu, car il se situe toujours en surplomb de la société, dans un rapport de domination.
Plus largement, et là aussi dès à présent et sur la durée, la prévention et l’éducation à la santé sont des domaines entiers de politiques publiques à développer dans la durée : relance de la médecine scolaire et universitaire aujourd’hui entièrement sinistrée, développement des actions de prévention sanitaire tous azimuts, promotion de la démocratie sanitaire et notamment de l’association des usagers à la définition des politiques de santé, soutien aux relais éducatifs et préventifs de terrain.
3. Troisième axe, d’autres politiques économiques et sociales. L’éclatement de la règle des 3% de déficit budgétaire, l’explosion des budgets publics, la réhabilitation de l’État pour socialiser les pertes des entreprises et prendre en charge le chômage partiel de millions de personnes ne suffisent pas. Il faut une relance et un changement de politique économique, à plusieurs étages.
On parle ici de la revalorisation des salaires, du soutien aux personnes, notamment aux plus précaires, avec l’augmentation durable des minima sociaux, de la lutte contre les licenciements, du renforcement des droits des chômeurs, ou encore de la conditionnalité des aides aux entreprises On parle aussi de la mise à contribution des plus riches, avec la remise en place d’une réelle imposition sur les grandes fortunes et la taxation des profits notamment boursiers (qui n’ont pas cessé avec la crise). On parle de la rupture avec la politique qui corsète les budgets des collectivités territoriales, alors que celles-ci assurent 70% de l’investissement public civil, afin notamment de permettre une montée en puissance des politiques d’investissement pourvoyeuses de développement économique, d’emplois et de services utiles à tous. A ce propos, alors que le pouvoir risque de rogner les ambitions écologiques au nom de la crise, sortir de la crise c’est précisément changer de braquet – en ambitions et en moyens – pour obtenir des effets puissants. On parle encore de l’accompagnement du monde de la culture, du sport, des loisirs, du secteur associatif, non seulement pour éviter leur effondrement mais pour en faire le fer de lance d’un rebond de la société. On parle enfin de l’accompagnement conséquent des commerçants, artisans et des professions libérales sans attendre les faillites et pour protéger l’emploi.
4. Enfin, il faut une rupture démocratique. La gestion de l’épidémie par l’exécutif ressemble de plus en plus à un face à face entre lui et la société. Entre sa volonté de montrer qu’il est la fleur au fusil, son mépris de l’opposition et son dédain pour les forces sociales, il est bien seul. Surtout, une situation de crise nécessite une écoute et une mobilisation de la société sans lesquelles, au-delà de la violence ressentie par tout à chacun, les politiques publiques perdent en pertinence et en efficacité. Et ce qui vaut pour la situation présente montre un enjeu durable de transformation profonde des relations entre les institutions et les citoyens.
Si un confinement doit être envisagé pour briser la dynamique épidémique, doit-il encore une fois être imposé par le discours du monarque illusoirement tout puissant ou débattu avec les forces politiques et sociales, et devant les citoyens ?
Gouverner par la peur ?
Dans l’urgence d’une situation très dégradée – au point donc où nous en sommes –, se pose la question redoutable du confinement. Le pouvoir fait de moins en moins mystère qu’a minima des confinements partiels pourraient être nécessaires dans quelques semaines. En visite au centre hospitalier René Dubos de Pontoise (Val d’Oise), Emmanuel Macron expliquait ce 23 octobre, d’un côté : « Dans la phase où nous sommes, nous n’avons d’autre choix, compte tenu du nombre d’infections par jour, que de réduire notre vie sociale au maximum si on veut vraiment préserver notre système de santé et nos concitoyens ». Et de l’autre : « Nous aurons en milieu de la semaine prochaine une vision plus claire de l’impact des mesures que nous avons prises et nous aurons des décisions à prendre les prochaines semaines pour ajuster les choses ». En réalité, la réduction de la vie sociale au maximum n’implique même pas pour lui à ce jour la généralisation maximale du télétravail (l’économie d’abord !).
En fait, il semble que le pouvoir attende que le confinement devienne acceptable par le plus grand nombre… au regard de la peur induite par la dégradation de la situation sanitaire. Une telle orientation, qui revient à gouverner par la peur, est-elle de bonne politique ? Si un confinement doit être envisagé pour briser la dynamique épidémique, doit-il encore une fois être imposé par le discours du monarque illusoirement tout puissant ou débattu avec les forces politiques et sociales, et devant les citoyens ? Nul doute que là où le gouvernement se place en position d’accompagner la crise – en attente de l’aggravation de la situation sanitaire et en gestion des effets économiques et sociaux catastrophiques –, l’heure devrait être à une action beaucoup plus ambitieuse.
Gilles Alfonsi
BONUS. Dépister ; tracer ; isoler ; accompagner... vraiment ?
La stratégie qui va du dépistage des cas à l’accompagnement des personnes positives devrait être la pierre angulaire de la lutte contre la diffusion du virus. En effet, à côté de la mobilisation de chacun par les gestes barrières, c’est elle qui doit permettre de ralentir fortement la dynamique épidémique, comme cela a été le cas dans certains pays telle la Chine, et d’éviter un afflux massif de patients ayant des complications graves dans les hôpitaux.
À ce jour, le dispositif reste en France très lacunaire. L’efficacité du dépistage n’est pas entièrement résolue : il s’écoule encore trop de temps avant qu’une personne inquiète ou symptomatique dispose de son résultat (après être passée par les cases prescription et prélèvement). Le traçage est faible : le caractère très partiel de l’identification et du suivi des foyers de transmission est souligné de manière continue depuis des mois par Santé publique France ; quant au suivi des personnes positives par l’Assurance maladie, il est en baisse en proportion des cas positifs, et sa qualité est sujette à caution. L’isolement repose entièrement sur la bonne volonté des personnes, il est très peu vérifié, faute de moyens humains. L’accompagnement médical reste bien sûr, et heureusement, appuyé sur les médecins traitants, mais l’accompagnement social et le soutien psychologique sont, d’après de nombreux professionnels du secteur social, déficitaires faute notamment de moyens humains.
Rappelons que ce sont souvent les 9,3 millions de personnes vivant sous le seuil de pauvreté qui ont une situation sanitaire dégradée et qui sont les plus éloignées d’une prise en charge médicale adéquate, comme le constatait le Président directeur général de la France récemment. C’était avant de décider de ne pas revaloriser les minima sociaux.
G.A.
• Regards. 27 octobre 2020 :
http://www.regards.fr/idees-culture/article/chronique-du-covid-partie-iv-face-a-la-seconde-vague-changer-de-politique
Partie III : urgente offensive des partisans de l’émancipation et de la société civile
Face à une pandémie planétaire qui désarçonne les tenants du capitalisme, les partisans d’une transformation de la société ont des armes qu’ils sous-estiment trop souvent.
Le Président directeur général de la France et ses collaborateurs du gouvernement sont dépourvus de culture de la santé publique. Au gré des données et des analyses de Santé Publique France, des avis du Conseil scientifique, des remontées des Agences régionales de santé, ils produisent en continu une multitude de messages souvent illisibles voire contradictoires. Ils se placent ces jours-ci en discordance avec les préconisations de l’Organisation mondiale de la santé concernant le raccourcissement du délai dit de quarantaine de 14 à 7 jours, et cela malgré un contexte d’accélération de la diffusion du virus. Le pouvoir joue constamment à contretemps.
Il n’y a que des injonctions multiples, le martèlement incessant – et lassant – des messages préventifs, un clip flippant sur le modèle de ceux qui concernent la sécurité routière… et l’impression que le pouvoir subit (et pour cause !). À la place du fatras d’une politique illisible malgré les annonces réitérées de clarifications à venir, il manque un travail pédagogique, des médiations vers le grand public, un soutien aux professionnels de santé... tout un pan de mobilisation de la société. La transparence tant annoncée est devenue une sorte d’écran de fumée, comme si l’aveu qu’il y a un grave problème de délais concernant les tests pouvait excuser l’impréparation du pouvoir, ou comme si le risque de saturation des services d’hospitalisation et de réanimation n’était pas le résultat du refus d’en augmenter durablement les capacités. Dans une situation somme toute assez sombre – il faut bien le reconnaître –, comment renouer avec un peu d’espoir et d’allant combatif ?
Nous nous protégeons les uns les autres
Si nous portons les masques et si nous observons les gestes préventifs, ce n’est pas pour faire plaisir au gouvernement ni pour lui obéir. C’est parce que notre santé est en jeu et qu’en nous protégeant tous, nous protégeons les plus fragiles. La situation est inquiétante, et chacun est fébrile, et cela pour de bonnes raisons : oui, cette pandémie est grave, et non, nous ne disposons pas déjà des armes suffisantes pour la combattre. Cependant, les discours semant la peur – peur agitée par le gouvernement pour masquer ses propres responsabilités, peurs sans cesse activées par les discours complotistes – sont nuisibles alors que l’enjeu principal est positif : nous sommes solidaires, attentifs aux autres, soucieux des anciens et des personnes malades.
Poussons ce bouchon-là. Nous redécouvrons que nous avons prise sur notre santé. Qu’elle n’est pas toute entière l’affaire des médecins et des autorités qui décideraient pour nous. Nous avons un avis sur les discours des chercheurs et des spécialistes, même si nous savons bien qu’on ne peut être spécialiste de tout. Nous critiquons la politique gouvernementale, et nous observons que les récentes alertes du Conseil scientifique n’ont pas conduit le gouvernement à infléchir sa politique. Et nous bricolons : lorsque nous sommes seuls en forêt ou sur une plage déserte, nous nous démasquons ; nous sommes plus attentifs aux personnes âgées dans les transports en commun ; nous accompagnons ceux qui sont malades dans un équilibre pas facile entre affectueuse proximité et distance physique etc. Bref, nous sommes acteurs de nos vies.
Les périodes de crise sont, paraît-il, des phases d’accélération des prises de consciences politiques et où s’ancrent des idées. Cela peut être pour le meilleur ou pour le pire. A ce propos, il existe aujourd’hui un paradoxe, qui montre que nous sommes sur le fil.
Une situation paradoxale, et non fermée
L’ampleur et les conséquences de l’épidémie donnent raison à ceux qui, depuis des années, alertent à l’échelle mondiale : sur l’impréparation des États face aux crises sanitaires, sur le rôle crucial de la coordination et de la solidarité à l’échelle mondiale face à des fléaux, sur l’importance de la prévention pour que les populations se protègent, sur la lutte contre les inégalités de santé, sur les besoins de développement des systèmes sanitaires et de protection sociale partout et pour toutes et tous, sur les faiblesses de la recherche publique et sur la mise en cause de la recherche privée principalement centrée sur les créneaux les plus rentables rentables pour les géants du médicament.
Des revendications simples sont aujourd’hui quasi consensuelles – des milliards et des postes pour l’hôpital et les services publics ! –, et elles contredisent toutes les politiques mises en œuvre pour rétrécir la dépense publique.
De même, en France, syndicats, associations et forces de gauche n’ont eu de cesse d’alerter sur la situation de l’hôpital public, sur le manque de postes et de moyens en fonctionnement comme en investissement. Nous ne découvrons pas la destruction de la médecine scolaire, la faiblesse des politiques de prévention et d’éducation à la santé, la disparition des capacités industrielles pour fabriquer des matériels de prévention et de soins… Cependant, les uns et les autres ont plaidé dans le désert, et ils n’ont pas été en mesure de mobiliser largement, alors même que la santé est une question vitale – on pourrait prendre la question de l’école et développer le même type de raisonnement.
Des revendications simples sont aujourd’hui quasi consensuelles – des milliards et des postes pour l’hôpital et les services publics ! –, et elles contredisent toutes les politiques mises en œuvre pour rétrécir la dépense publique. Mais les forces progressistes se révèlent dans cette période quasi inaudible, alors même que la situation leur donne raison.
Et ce raisonnement peut être élargi. C’est la dépense publique qui empêche l’effondrement économique du pays, celui de nombreuses entreprises, avec le chômage partiel notamment (même si c’est loin d’être la panacée)… là où le macronisme, avatar du néolibéralisme, souhaitait se conformer aux orientations austéritaires de l’Union européenne. Voilà qui donne aussi raison aux partisans de l’émancipation : la dépense publique n’est pas un coût mais un investissement ; les services publics et les droits sociaux ne sont pas un puits sans fond mais le patrimoine de ceux qui n’en ont pas (Jean Jaurès). Nous sommes ainsi dans une situation paradoxale où ceux qui sont des fossoyeurs de l’intervention publique sont contraints de politiques publiques d’ampleur inégalée. Et du coup, drôle de situation d’un capitalisme fragilisé : devoir mettre au pilon ses règles intangibles, changer l’ordre des urgences et des priorités, différer ses réformes censées pourtant être les plus urgentes, être placés sous la défensive pour tout ce qui concerne le social, l’éducatif, la prévention… mais tout cela sans que l’opposition n’en profite.
La gauche en mode pause ?
Formulons trois hypothèses explicatives au manque d’allant de la gauche, en essayant d’esquisser des pistes pour la suite. La première est que la vraie gauche semble manquer d’idées performatives pour promouvoir une autre politique face à la pandémie.
Une autre politique face à la pandémie serait démocratique et participative. Elle associerait fortement le parlement. Elle impliquerait les élus locaux, non pas juste dans le tête-à-tête classique du maire et du préfet (dont l’objet pour l’État est en fait de faire taire les critiques de sa politique) mais dans la construction des solutions et dans la mobilisation de tous. Surtout, elle impliquerait la société civile, notamment les associations, à toutes les échelles, pour favoriser la prévention, l’accompagnement des personnes. Elle proposerait d’articuler bataille immédiate et bataille d’avenir, mesures pour faire face à la seconde vague et prévention pour la suite, plan d’urgence pour l’hôpital et planification pluriannuelle pour remettre à niveau l’offre de soins.
Une autre politique face à la pandémie soutiendrait que faire face au Covid-19 nécessite de s’atteler aux grands problèmes de l’accès aux soins de toutes et tous, des déserts médicaux, de l’inexistence de la santé scolaire, des inégalités de santé, de l’accompagnement social des plus fragiles, des personnes âgées et des personnes handicapées, de la prise en compte des maladies rares. Une politique agile, volontariste, exigeant des résultats – pour reprendre les termes fétiches du management contemporain – annoncerait des mesures de ruptures dans ces domaines, au lieu de se préparer seulement à compenser les pertes, à réparer les catastrophes… avant que tout reprenne comme avant.
Une autre politique face à la pandémie soutiendrait le rôle des organismes internationaux. Elle opposerait au dénigrement de l’OMS la nécessité d’un fonctionnement plus transparent et de financements publiques massifs. Elle ferait jouer à l’ONU un rôle clef dans la mobilisation, notamment pour imposer partout des moratoires sur les conflits territoriaux. Au-delà des mobilisations institutionnelles, elle encouragerait des mobilisations citoyennes à l’échelle européenne et mondiale. Elle mettrait à l’agenda international le développement de système de santé et le développement de système de protection sociale pour toutes et tous.
Une autre politique ferait jouer à l’Union européenne un rôle autrement plus ambitieux que celui consistant seulement à renflouer, encore une fois, les banques et les entreprises. Elle refuserait la casse sociale, empêcherait les fermetures d’entreprises, interdirait les licenciements par des entreprises qui bénéficient de fonds publics et qui distribuent des dividendes, et instaurerait une responsabilité sociale des entreprises suite à la crise sanitaire.
La vraie gauche ne prend pas d’initiatives, elle ne mène pas campagne, elle semble attendre de voir comment ça tourne entre le gouvernement et l’épidémie. La gauche n’a de place que si elle prend le contrepied de la gestion bureaucratique des problèmes sociaux, économiques, écologiques ou sanitaires.
La deuxième hypothèse expliquant le manque de visibilité d’une alternative à la gestion macroniste de l’épidémie est relativement triviale : la vraie gauche ne prend pas d’initiatives, elle ne mène pas campagne, elle semble attendre de voir comment ça tourne entre le gouvernement et l’épidémie. Et aussi elle reste relativement discrète face aux discours complotistes. Peut-être certains croient-ils que ces discours affaiblissent le pouvoir ? Sauf qu’ils nuisent surtout à la formulation des vrais enjeux et des vraies solutions, et laisseront des traces dans l’opinion dans le sens du « tous pourris » et du chaos qui démotivent et démobilisent.
Chaque organisation politique, syndicale ou associative s’efforce de couvrir honorablement son registre, mais au-delà de quelques actions locales, aucune initiative large n’a été prise jusqu’à présent, alors même que sur le fond les terrains de lutte commune sont potentiellement immenses. Il n’y a peu de doutes qu’une série d’exigences serait facile à formuler, si quelques énergies légitimes pour fédérer s’y mettaient. Faute d’un travail sur de telles propositions de rupture, le risque existe que Macron récupère pour les dénaturer des notions positives, comme il a déjà commencé à le faire en parlant régulièrement de biens communs et même de bien public mondial (s’agissant du vaccin contre le Covid-19) car il a compris leur résonnance dans la société.
La troisième piste, qui en quelque sorte emporte les deux premières, est que le problème de la vraie gauche est moins d’avoir raison sur les constats et sur les mesures programmatiques que d’offrir un horizon désirable. Bien sûr, ce n’est pas évident lorsque l’actualité immédiate consiste à faire face à une épidémie et à ses conséquences qui pèsent sur le moral de chacun. Mais la gauche n’a de place que si elle prend le contrepied de la gestion bureaucratique des problèmes sociaux, économiques, écologiques ou sanitaires.
Les exigences de moyens – plan de redéploiement des services publics et créations massives d’emplois publics par exemple – devraient s’inclure dans un récit beaucoup plus ambitieux, plus généreux et plus large, qui corresponde à l’ampleur des crises et des questions qui font craindre le pire pour l’humanité. La qualité de vie et le bien être au troisième et au quatrième âge, la solidarité mondiale contre les fléaux sociaux, la promotion de la recherche publique, la création de pôles publics du médicament aux niveaux national, européen voire mondial… ces exigences devraient être associées aux aspirations déjà présentes à d’autres rapports sociaux et à une transformation de la société. Pour contribuer à cela, le philosophe Lucien Sève, décédé du Covid-19 le 23 mars dernier, préconisait de se coltiner « avec acharnement à tel ou tel chantier de transformation bien choisi », l’enjeu principal étant « d’opérer un déplacement fondamental du centre de gravité de l’action, par l’appropriation sociale ».
Gilles Alfonsi
BONUS. Désolé, mais c’est (toujours) grave
Les données publiées par Santé Publique France ce 17 septembre montrent malheureusement que l’épidémie connaît un rebond, ce que l’organisme public nomme « une nette dégradation de la situation ». Après des semaines d’augmentation du nombre de cas dépistés et de croissance du taux de positifs parmi les personnes testées, ce sont les nouvelles hospitalisations, les entrées en réanimation et le nombre de décès qui viennent d’augmenter de manière importante, respectivement de 45%, 48% et 105% d’une semaine sur l’autre. Si les données n’ont pas à ce jour la même ampleur qu’en mars-avril, où les courbes étaient extrêmement raides, mais elles n’en demeurent pas moins préoccupantes.
Face à la dynamique épidémique, en amont, le dispositif de dépistage est très insuffisant, de même que le traçage et l’accompagnement des cas contacts. Et en aval, les responsables hospitaliers annoncent être dans une situation compliquée : si les professionnels ont l’expérience de la première vague, un nombre considérable de postes de soignants ne sont pas pourvus et la gestion des ouvertures de lits à flux tendus, avec peu de réserves, au fur et à mesure des besoins, alimente un fonctionnement en mode « gestion de crise permanente ».
Plus grave, la nécessité de maintenir les interventions chirurgicales pour des patients ayant d’autres maladies – l’expérience ayant montré que la privation de soins au premier semestre a eu des effets très négatifs – risque d’aboutir à ce que l’on nomme pudiquement « une perte de chances » pour les personnes ayant de graves complications liées au Covid-19. Pour mémoire, l’Allemagne dispose d’environ quatre fois plus de lits en réanimation que la France.
G.A.
• Regards. 18 septembre 2020 :
http://www.regards.fr/idees-culture/article/chronique-du-covid-partie-iii-urgente-offensive-des-partisans-de-l-emancipation