Anthony Smith entend bien contester, devant le tribunal administratif, la sanction tombée vendredi 14 août. L’inspecteur du travail est muté d’office par sa hiérarchie, suite à une commission disciplinaire tenue fin juillet, malgré la vive polémique qui entoure cet énième conflit entre le ministère du travail et ses agents, d’une ampleur proche de celle provoquée par l’affaire Tefal [1].
Des manifestations de soutien ont eu lieu un peu partout depuis la suspension d’Anthony Smith, ici en Loire-Atlantique en juin 2020. © DR
Mi-avril, en plein confinement et alors que l’épidémie de Covid-19 bat son plein, cet inspecteur du travail dans la Marne initie une procédure judiciaire en référé (en urgence) contre une entreprise d’aide à domicile, après plusieurs rappels à l’ordre et le dépôt d’un droit d’alerte des salariés.
L’entreprise manquait, selon l’inspecteur, à ses obligations de sécurité en matière de protection des salariés contre le virus, et notamment sur l’équipement du personnel en masques ou en surblouses.
Par cette procédure, Anthony Smith imitait une collègue inspectrice à Lille, qui avait obtenu, le 3 avril, un jugement en référé rappelant une autre grosse association d’aide à domicile du nord de la France à quel « risque biologique » ses employés étaient soumis et comment les en protéger, ce qui avait déjà fait tiquer la ligne hiérarchique localement.
« Quatre heures plus tard après cette procédure, Anthony Smith recevait une convocation de sa directrice qui lui lançait un ultimatum : s’il ne renonçait pas à cette procédure, c’était la sanction », expliquait à Mediapart Julien Boeldieu, secrétaire général du SNTEFP-CGT, dans notre précédent article sur le sujet. La CGT critiquait alors également « la très grave collusion » entre la direction du travail de la Marne et l’employeur, mis au courant à sa demande de la procédure disciplinaire en cours.
Refusant d’obtempérer, Anthony Smith a donc bel et bien été suspendu, pendant 136 jours, pour finalement être sanctionné de « déplacement d’office », le 14 août, sans savoir encore où il sera muté. « En revanche, sa hiérarchie n’a fait l’objet d’aucune enquête, mesure de suspension ou sanction, alors qu’elle a manifestement relayé et encouragé les pressions exercées par l’employeur », s’insurgent les principaux syndicats du ministère du travail dans un communiqué commun.
Cette affaire a provoqué une intense mobilisation intersyndicale et interprofessionnelle, appuyée par une pétition en ligne [2] qui approche aujourd’hui la barre des 150 000 signataires, un appel de plus de 140 personnalités politiques ou citoyennes [3] et la création d’un comité de soutien demandant l’abandon des poursuites à l’encontre d’Anthony Smith.
Mais le ministère du travail n’en démord pas, expliquant que cet agent aurait « méconnu de manière délibérée, grave et répétée les instructions de l’autorité centrale du système d’inspection du travail concernant l’action de l’Inspection durant l’épidémie de Covid-19 ». Anthony Smith, ancien secrétaire général du syndicat CGT-TEFP, membre de son bureau et représentant des inspecteurs et inspectrices du travail au Conseil national de l’Inspection du travail, aurait, en outre, dangereusement mélangé les genres, toujours selon sa tutelle, en utilisant une lettre type, mise au point par son syndicat, pour rappeler l’employeur à l’ordre.
Plusieurs de ses collègues ont cependant témoigné de la manière dont tout le monde avait « bricolé » (lire ici cet article de Libération [4]) dans la période et dans l’urgence, pour protéger la santé des salariés, alors que le ministère était « aux abonnés absents ».
Dans cette enquête [5], Mediapart a également détaillé les pressions et les injonctions contradictoires qui ont mis à mal l’Inspection du travail au cours du confinement. Une plainte a, par ailleurs, été déposée le 16 avril auprès de l’Organisation internationale du travail (OIT), dans laquelle les syndicats accusent leur tutelle de violer plusieurs articles de la convention 81 [6], dont ils dépendent et que la France a ratifiée. Ces agents de contrôle critiquent des atteintes à l’indépendance et au fonctionnement de l’Inspection du travail depuis le début de l’épidémie de Covid-19, au nom du maintien et de la reprise économique.
Depuis le mois de mars, ordres et contre-ordres se sont ainsi multipliés, pour tout à la fois répondre aux contraintes sanitaires, éviter la déroute économique… et gérer la pénurie évidente de matériel de protection. En choisissant la sanction dans le cas Smith, et alors que le risque épidémique assombrit la rentrée, la nouvelle ministre du travail, Elisabeth Borne, s’engage donc dans une nouvelle bataille judiciaire, administrative et syndicale avec ses agents.
Mathilde Goanec
• MEDIAPART. 17 août 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/170820/covid-19-l-inspecteur-du-travail-anthony-smith-finalement-sanctionne
Santé des salariés : la crise éclate au ministère du travail après la mise à pied d’un inspecteur
La crise qui couvait entre les inspecteurs du travail et leur tutelle éclate après la mise à pied d’un agent dans la Marne. Accusé par plusieurs syndicats de pressions en faveur de l’activité économique, le ministère du travail assume ses « instructions ».
Les accusations sont graves et la réponse, sévère. Jeudi 16 avril, les syndicats CGT, SUD, FSU et CNT de l’Inspection du travail ont saisi l’Organisation internationale du travail (OIT) en accusant leur tutelle, le ministère du travail, de violer plusieurs articles de la convention 81, dont ils dépendent, et que la France a ratifiée. Ces agents de contrôle critiquent des atteintes à l’indépendance et au fonctionnement de l’Inspection du travail depuis le début de l’épidémie de Covid-19, au nom du maintien et de la reprise économique.
Parmi les faits dénoncés, les syndicats rapportent notamment la suspension de ses fonctions à titre conservatoire cette semaine d’Anthony Smith, inspecteur du travail dans la Marne, qui a initié une procédure judiciaire en référé (en urgence) contre une entreprise d’aide à domicile. Cette dernière manquait, selon lui, à ses obligations de sécurité. « Notre ministère et nos encadrants se couvrent de honte », ont estimé les représentants syndicaux, lors d’une conférence de presse, jeudi 16 avril.
Le ministère a réagi dans un communiqué, expliquant que cet agent aurait « méconnu de manière délibérée, grave et répétée les instructions de l’autorité centrale du système d’inspection du travail concernant l’action de l’inspection durant l’épidémie de Covid-19 ». Anthony Smith est l’ancien secrétaire général du syndicat CGT-TEFP (premier au niveau national), membre de son bureau et représentant des inspecteurs et inspectrices du travail au conseil national de l’Inspection du travail… Instance devant laquelle il devra bientôt s’expliquer.
Julien Boeldieu, actuel secrétaire général de la CGT-TEFP, estime que cette décision intervient après la salve de jugements en référé, plutôt favorables aux salariés, tombés ces derniers jours, notamment sur Amazon, La Poste, mais également au sujet d’une association d’aide à domicile à Lille, contrainte de revoir son plan d’action pour protéger ses salariés du Covid, à la suite d’un référé de l’inspecteur chargé du secteur (voir ici notre article).
« Comme beaucoup de collègues, Anthony Smith a fait un contrôle identique dans une autre structure d’aide à domicile, a relevé des manquements en matière de santé et de sécurité, a demandé des masques, des équipements de protection pour les salariés, raconte Julien Boeldieu. Au vu de ces constats, il a engagé une procédure en référé. Quatre heures plus tard, il recevait une convocation de sa directrice qui lui lançait un ultimatum : s’il ne renonçait pas à cette procédure, c’était la sanction. »
La CGT dénonce également « la très grave collusion » entre la direction du travail de la Marne et l’employeur, mis au courant à sa demande de la procédure disciplinaire en cours. Elle rappelle que la hiérarchie de sa collègue auteure du référé déposé à Lille était pareillement intervenue pour lui demander de se rétracter, « allant même jusqu’à écrire au tribunal pour saborder sa procédure », s’indigne l’organisation syndicale.
Pour Gilles Gourc, représentant de la Confédération nationale du travail (CNT) à l’Inspection du travail, cette procédure disciplinaire témoigne également d’une réelle « crispation » sur les référés. « Notre administration ne veut pas que l’on utilise cet outil pourtant particulièrement adapté quand on est face à un danger grave et imminent. Elle n’en veut pas car, alors, le ministère perd la main au profit du judiciaire, et ne peut plus rien faire, surtout s’il y a un relais médiatique. »
La tension entre l’Inspection du travail et sa tutelle n’est pas nouvelle, elle couve depuis le début du confinement et la mise à l’arrêt forcée d’une partie de l’économie, faute de mesures de protections possibles contre la contamination. Mediapart a longuement détaillé dans cette enquête les pressions et les injonctions contradictoires qui mettent à mal l’Inspection du travail. « Cadrages et recadrages » se sont cependant encore accélérés, aux dires des syndicats, dans toute la France, ce qui a motivé leur plainte à l’OIT.
« La note de la direction générale du travail du 30 mars a posé le cadre, nous demandant de faire valider au préalable chaque contrôle inopiné dans une entreprise par notre hiérarchie, ce qui n’existe nulle part dans notre fonctionnement et est contraire à l’indépendance de l’inspection, au seul motif d’assurer notre protection, résume la CNT. Simultanément, nous n’avons pas assez de kits de protection pour les agents, ce qui nous empêche de faire notre travail de terrain. C’est comme si notre hiérarchie organisait sciemment notre démolition. »
Outre ce « droit de veto », les agents de contrôle notent également ce drôle de paradoxe, lorsqu’ils réclament, lors d’une visite d’entreprise, à un employeur des masques pour ses salariés, alors que l’Inspection du travail elle-même n’en fournit pas à ses agents : « On perd évidemment toute crédibilité », souligne Gilles Gourc.
Camille Planchenault, pour SUD Travail, se plaint également de la mise sous cloche du code du travail, au profit de « l’infrajuridique », formalisé par des « fiches pratiques », à destination des employeurs, rédigées par le ministère. « Or le non-respect de ces fiches n’entraîne pas de sanction, donc c’est un fusil à arme blanche. » D’autant plus que les recommandations changent au gré du temps… ou des stocks disponibles. « Au début, le message donné était de dire que les masques ne servaient à rien. Maintenant, il faut les utiliser. Mais la réglementation sur la santé et la sécurité des travailleurs ne peut fonctionner en fonction de la pénurie ! »
Camille Planchenault l’assure : « Nous ne sommes pas arc-boutés sur notre petit livre rouge mais nous n’acceptons pas que le ministère prône des règles contraires, sur le droit de retrait ou l’obligation de résultat en matière de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs, au droit du travail. »
« On ne conteste pas la mission d’information et de conseil technique aux employeurs qui est la nôtre, mais dans le cadre de la réglementation, appuie son collègue Julien Boeldieu. Mais la première préoccupation du ministre, c’est la poursuite de l’activité économique et non pas la santé et la sécurité des travailleurs. La passe d’armes autour du BTP il y a un mois illustre cette façon de voir. Aujourd’hui, nous avons des collègues à qui on enjoint de recenser des chantiers fermés pour qu’ils demandent aux employeurs de redémarrer ! »
La ministre, Muriel Pénicaud, dans plusieurs interviews, a répété que les salariés ne devaient pas « aller travailler la peur au ventre ». « Le dialogue social, plus que jamais, est essentiel dans cette période pour adapter l’organisation du travail, et mettre en place les gestes barrières et les mesures de santé et sécurité pour les salariés », expliquait-elle ainsi au journal Ouest-France le 30 mars. Dans son ministère, ce dialogue social semble durablement rompu.
Mathilde Goanec
• MEDIAPART. 17 avril 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/170420/sante-des-salaries-la-crise-eclate-au-ministere-du-travail-apres-la-mise-pied-d-un-inspecteur