Ainsi je désirais faire un entretien avec lui (aux côtés d’Ody Saban, Thomas Mordant, Roger Renaud et Gilles Bounoure) pour m’informer sur cet épisode de l’aventure surréaliste où Vincent Bounoure avait eu un rôle de premier plan. Mais c’était aussi l’occasion pour moi de rencontrer cette figure mythique du trotskysme français que j’avais tout d’abord connu par les anecdotes de Masis Kürkçügil, dirigeant de la section turque, qui l’avais connu lui dans les années quatre-vingt, notamment lors du 12e congrès de la IV. Internationale. Il me racontait que durant ce congrès, afin de charrier la résolution concernant la participation des militants immigrés à des cellules locales avec lesquelles ces derniers n’avaient vraisemblablement aucun rapport quotidien -et qui étaient déjà la plupart du temps impliqués dans un travail d’intervention auprès des immigrés-, Lequenne lui faisait passer un petit mot parodiant une décision de l’Internationale Communiste selon laquelle Lénine devait rejoindre la cellule des coiffeurs…
D’autre part, ma mère, Aslihan Aydın (à la suite de notre camarade romancier-traducteur Yiğit Bener ainsi que son papa, Erhan Bener, écrivain lui aussi) avait traduit des textes à lui pour l’édition turque de Marxisme et Esthétique. Je découvrais aussi ses écrits de critique culturelle dans les pages de Critique Communiste et encore plus tard son autobiographie « Catalogue pour mémoire » et son histoire du trotskysme « sans fard ».
Nous nous donnâmes finalement rendez-vous le 8 janvier chez lui à 11h00. Dans notre échange de mail, Michel précisa au début que notre entretien devrait être fini à 12h30 car il avait un rythme de travail assez strict, mais ajouta plus tard qu’il pouvait même me garder jusqu’à 13h00 ! Ravi de pouvoir bénéficier de cette demi-heure en rab, je pris mes précautions pour arriver pile à l’heure. Toutefois ayant emprunté la mauvaise direction, j’arrivais essoufflé devant sa porte avec 6-7 minutes de retard. Lorsque je m’excusais pour ce contretemps, il me répondit : « Non ça va vous êtes dans les temps, pendant la Résistance on attendait au maximum dix minutes avant de quitter le lieu du rendez-vous ». J’entrais ainsi dans l’Histoire, en même temps que dans sa demeure.
L’entretien dont je garde encore l’enregistrement dura bien au-delà des deux heures promises. Nous sympathisâmes assez rapidement et notre discussion entrecoupée, ou plutôt accompagnée de ses magnifiques éclats de rire et -malheureusement- de toux, dépassa largement les limites de mon sujet de recherche pour s’attarder sur des critiques de la Ligue ; ses aventures amoureuses ; sur l’intérêt qu’il portait à Anatole France (dont en tant que « anatolien » -tel qu’il se définissait- il était fier de détenir les œuvres complètes) ; ses exercices de rédaction de poèmes en alexandrins ; sur les six projets de livre qu’il espérait encore rédiger à l’âge de 93 ans (« un pari contre la mort » disait-il) et son faible pour Marilyn Monroe dont une image de jeunesse ornait sa bibliothèque au milieu de nombres de dessins, peintures, photos et gravures (dont un original de Jan Svankmajer).
Photo prise durant l’entretien
Ce fut ma seule et unique rencontre avec Michel, même s’il continua pendant quelques temps à m’envoyer des articles de polémique contre Marc Ferro, Leonardo Padura ou encore avec la revue Dissidences concernant son numéro sur Pierre Broué.
Michel Lequenne nous a quitté à l’âge de 99 ans, laissant derrière lui des milliers de pages d’analyse marxiste, de critique -radicale- d’art, d’histoire à contrecourant et de narration littéraire mais aussi l’exemple d’une indomptable foi révolutionnaire incarnée par son engagement militant, qu’il exprimait aussi -probablement en s’esclaffant- lors d’un entretien avec Vincent Bounoure et Michael Löwy avec cette comparaison insolite : « Encore une fois le lémurien sera plus fort que le diplodocus… »
Uraz Aydın
Le 16.01.2020, Istanbul