Michel Lequenne, militant trotskiste
La notice nécrologique du Monde (16-17 février 2020) consacrée à Michel Lequenne est titrée « Michel Lequenne, militant trotskiste », ce qui est à la fois pertinent et partiel. Car la vie et l’œuvre, et même la personnalité de Michel Lequenne furent à facettes multiples : syndicaliste, écrivain, historien, critique d’art, membre du mouvement surréaliste… Reste que son engagement politique, précoce et durable, fut sans doute le pivot de sa pensée et de son action. Ce qui fait de lui une figure clé du mouvement trotskiste, à la fois décisive et singulière.
Il était de la génération des premiers trotskistes, directement en prise avec la révolution d’Octobre 17, qui assumèrent la rupture douloureuse et impérative avec l’évolution contre-révolutionnaire de l’URSS sur laquelle le stalinisme imposait son talon de fer. Ils connurent la montée du fascisme et le combat contre le nazisme, la guerre et l’Occupation. Une poignée de militants qui trempèrent leurs convictions dans un combat impitoyable, mené sur divers fronts, et qui subirent la violence stalinienne. Mais qui aussi vécurent en leur jeunesse les grèves de 1936, ce déchirement de l’histoire qui transforma le mouvement ouvrier, après la guerre les débats et transformations des années 1950-1960. Pour ensuite affronter le drame de la guerre d’Algérie.
C’est alors que se fit la rencontre avec une nouvelle génération de militants, militants à l’UNEF, et aussi à l’UEC, au PSU, dans les milieux chrétiens progressistes. Dès lors, ces « vieux », qui tout juste s’approchaient de la cinquantaine, qui avaient résisté aux épreuves terribles et n’avaient en rien renoncé aux plus grands espoirs révolutionnaires, il leur fallut accepter l’intransigeance des « jeunes ». Ceux-là convaincus que cette révolution si longtemps retardée et trahie, il leur revenait d’en saisir le flambeau. Mai 68 valait visa d’entrée en politique révolutionnaire. L’histoire qui leur mordait la nuque n’obligeait pas à trop de respect à l’égard des anciens.
Ces mêmes « jeunes » qui étaient présents dans les rangs de l’UNEF et au sein de diverses organisations, en particulier trotskistes, allaient être amenés à poursuivre des combats fratricides, dont la guerre sans fin avec le courant « lambertiste », qui avaient leur origine en deçà d’eux.
Toutes choses qui paraissent aujourd’hui inexplicables tant sont grands le changement d’époque et les bouleversements qu’il a apportés dans la réalité du mouvement ouvrier en toutes ses composantes et pour la société dans son ensemble.
Michel Lequenne est une figure importante de toute cette histoire. Lui gardait de la rupture avec Lambert, et précédemment avec Pablo, la marque ineffaçable que laisse le vécu, d’où son mépris pour le premier qu’il jugeait responsable d’une trahison aux conséquences désastreuses pour le mouvement et pour la classe ouvrière. Puisque c’était par de sombres manœuvres diviser et minoriser un courant déjà marginalisé au sein du mouvement ouvrier, combattu férocement par les staliniens, à un moment où des possibilités de changer cette situation peut-être se dessinaient.
Comment cultiver d’immenses ambitions et espoirs – l’émancipation du prolétariat, la fin du régime d’exploitation et d’oppression capitaliste…– lorsqu’on rassemble d’aussi faibles forces ? Le dilemme allait s’avérer vivace. Il devait être assumé. Si bien que le fait d’être minoritaire, y compris au sein de sa propre organisation, pouvait devenir sinon une habitude du moins un choix obligé. Michel Lequenne a initié et animé différentes tendances, à la LCR et dans la IVe Internationale, non par obsession fractionnelle ou par tactique d’appareil (rien ne lui était plus étranger que de tels soucis), mais pour disposer des moyens de mener les batailles d’idées et d’orientation qu’il jugeait s’imposer, et qui étaient rendues possibles, y compris dans leur portée polémique, dans une organisation qui cultivait le sens de la démocratie et la passion du débat.
Il faudrait énumérer toutes ces batailles qu’il mena sans coup férir. On citera parmi elles celle qui visait à convaincre que le prolétariat moderne ne se limite pas aux ouvriers d’industrie, mais inclut les employés et au-delà toutes ces nouvelles couches du salariat moderne, les techniciens, les salariés de la culture et de l’information, et aussi la majorité de la jeunesse scolarisée… L’interminable débat portant sur la nature de l’URSS et des États satellites de l’Est européen. Son opposition à la problématique de l’unification du mouvement trotskiste, au regard de laquelle il était bien placé pour en déceler les impasses et les pièges. Sa compréhension de ce que signifiait le féminisme. Et aussi celle, qu’il finit par gagner, pour redresser le cours erroné concernant l’invasion soviétique de l’Afghanistan. La liste serait fort longue de tous ces débats par lui menés avec détermination, tant était grandes sa vigilance à l’égard des développements de la lutte des classes en France et à l’échelle internationale et sa vivacité à relever les défis en découlant. Et toujours, accompagnant ces conflits politiques, l’absence de toute concession aux facilités auxquelles trop souvent ces derniers obligent, ainsi qu’un travail permanent de réflexion et d’écriture révélant une force de travail impressionnante.
Ses articles étaient toujours rédigés avec un sens pointu de la correction de la langue (le métier de correcteur qu’il exerça une partie de sa vie n’était certainement pas un simple gagne-pain) et de la beauté du style. Cela même pour de simples billets ou des contributions destinées à des bulletins intérieurs. Et ses livres se succédaient à un rythme admirable, l’un publié plusieurs autres étaient déjà en chantier. Et ce dans des domaines si divers qu’on n’en reste étonné : Les grandes dames de la littérature, Christophe Colomb, dont il était devenu le spécialiste reconnu, un roman d’émancipation, son grand Catalogue… Sans oublier son histoire du trotskisme, dont il était à juste titre très fier, tout en regrettant qu’il n’ait pas davantage suscité de débats. Sans doute symptôme de cette situation très particulière qui fut la sienne par rapport au trotskisme : nul plus que lui ne se revendiquait comme tel (allant jusqu’à se considérer comme « le dernier trotskiste »), mais souvent considéré comme une sorte d’outsider au sein du mouvement trotskiste, voire au sein de son organisation, définie comme trotskiste mais parfois en coquetterie avec cette référence.
Michel Lequenne nous laisse une œuvre étonnante par son ampleur et sa diversité, fort étrangère aux spécialisations qu’impose la doxa contemporaine en matière d’édition et de reconnaissance sociale. Des contraintes à l’égard desquelles il s’est toujours jalousement tenu écarté.
Plus précisément l’engagement qui fut le sien au cours de sa longue vie est celui d’un militantisme ignorant de manière absolue les critères qui sont souvent ceux de ce qu’on dit être la politique : les manœuvres pour obtenir des succès, l’art de combiner embrassades de façade et coups bas en coulisse, bref le cynisme allié à l’opportunisme… Il fut tout le contraire de cela, combattant de manière courageuse et sans concessions pour la cause qui était la sienne : le combat des faibles et des opprimés pour la justice et la liberté, pour un monde meilleur. Un engagement imperméable à la désespérance, au renoncement, et même au doute. Il nous laisse, outre ses écrits, ce modèle de militantisme porteur, même dans les moments le plus difficiles, de vitalité et d’espoir.
Antoine Artous et Francis Sitel