En d’autres termes, on peut se demander si les gauches se sont égarées en défendant l’antiracisme ou le féminisme, ou les droits LGBT, ou d’autres identités, ou même si une telle activité conduit à ignorer le peuple, comme Bannon le suggère et le célèbre. Pourtant la théorie de Bannon est historiquement fausse et ne correspond pas à la réalité des faits. C’est une mystification idéologique. Mais je n’ai pas l’intention de dorer la pilule de ce passé récent, ni d’ignorer la difficulté de la gauche à construire une alternative politique cohérente. J’ai encore moins l’intention d’oublier comment divers secteurs de la gauche ont ignoré la lutte des mouvements féministes et antiracistes contre l’oppression (qui affecte la vie d’un grand nombre), et encore moins le fait que certains mouvements défendant les identités se sont limités à vouloir être reconnus et que, dans cet exil, ils ont accepté une confortable division des luttes sociales, ce qui a favorisé une contre-attaque des droites. À mon avis, quelques gauches et mouvements portent une grande responsabilité pour n’avoir pas créé un pôle social capable d’unifier diverses causes émancipatrices sous la forme d’une expression politique majoritaire, pour s’être souvent cantonné aux terrains de la confirmation plutôt que de l’affirmation, et pour avoir souvent manqué à leurs promesses de donner la parole et d’organiser les déshérités de la mondialisation. Par conséquent, si l’on traite l’hypothèse de Bannon, il faut aussi discuter de ce qu’il faut faire pour représenter, construire et mobiliser une majorité populaire de gauche.
Le fait est que les différentes expressions de l’identité ont marqué l’histoire, l’exploitation des travailleurs, l’oppression patriarcale, la discrimination « raciale » et ethnique. Mais elles s’entrelacent toujours dans des identités complexes et c’est ce croisement qui permet de découvrir la vraie vie des gens réels. En ce sens, Nancy Fraser a suggéré que l’analyse de tous ces mouvements doit prendre en compte leur réponse à un besoin spécifique de reconnaissance mais aussi leur contribution à la redistribution des ressources et du pouvoir. Nous verrons comment cette double approche permet de comprendre le sens et le rôle social de ces mouvements et, plus particulièrement, de répondre à la stratégie de Bannon, Trump et ceux qui les suivent partout dans le monde.
L’identité est-elle une politique ?
« L’irruption des politiques identitaires dans les démocraties libérales est l’une des principales menaces auxquelles elles sont confrontées », explique Francis Fukuyama dans un livre récent sur le débat qui nous intéresse ici (2). L’auteur, un politologue libéral américain, explique que, après que le XXe siècle a été défini par la lutte économique, dans la deuxième décennie du XXIe siècle la gauche s’est tournée vers la lutte pour diverses identités sociales, en même temps que la droite se réorganisait : « La gauche se concentre moins sur l’égalité économique au sens large et davantage sur la promotion des intérêts d’un large éventail de groupes perçus comme marginalisés – Noirs, immigrés, femmes, Hispaniques, communauté LGBT, réfugiés, etc. Pendant ce temps-là, la droite se redéfinit par un patriotisme qui cherche à protéger les identités nationales traditionnelles, souvent explicitement reliées à la race, l’ethnie ou la religion. » (3) Nous avons déjà lu cette thèse dans la version plus simpliste de Steve Bannon.
Pour Fukuyama, la gauche commet une erreur en s’écartant de l’égalité économique pour traiter des identités des groupes marginalisés, tandis que la droite capitalise adopte le nationalisme. Mais il faut noter que cette option de droite lui semble également dangereuse : le nationalisme et la religion sont « les deux visages de la politique identitaire » qui remplacent les partis de classe du XXe siècle et ce sont ces « redéfinitions comme patriote », pouvant être associées au racisme ou au fanatisme, qui représentent les « menaces principales » pour la démocratie (il est un opposant à Trump) (4). Cette préoccupation est compréhensible, car le politologue s’était rendu célèbre en 1992 en annonçant qu’à la fin du XXe siècle nous aurions atteint la phase supérieure du libéralisme et que la société moderne pourrait atteindre une stabilité perpétuelle grâce au capitalisme… Donc l’élection de Trump est aussi un revers pour lui et une épitaphe pour sa théorie.
Maintenant, en répétant ses livres précédents, au moins pour citer un de ses héros, le philosophe allemand Hegel, Fukuyama se souvient de la thèse selon laquelle l’histoire a toujours été animée par la lutte pour la reconnaissance, qui devrait être universelle, consacrée par des droits humains effectifs. Les démocraties ne seraient que cela : des institutions qui promettent l’égalité et acceptent donc les différences. Mais alors, où en sommes-nous ? Si tout au long de l’histoire il y eut une lutte pour la reconnaissance des identités, qui exige le respect des différences, et si cette reconnaissance est la définition même d’une démocratie, comment pouvons-nous concevoir que l’identité soit en même temps une menace ? Le livre de Fukuyama répond à cette inquiétude en opposant les mouvements sociaux identitaires, qu’il banalise, aux mouvements nationalistes et religieux dont il souligne l’importance, peut-être parce que les premiers sont porteurs d’une lutte pour les droits d’une communauté et les seconds sont des affirmations d’un système de pouvoir. Nous reviendrons sur cette question du rôle des mouvements pour les droits civiques, féministes et autres, mais pour l’instant examinons cette fragmentation des identités conflictuelles, qui sont l’expression de tensions politiques.
L’analyse de Fukuyama reprend certains des thèmes abordés il y a des décennies par d’autres analystes, comme Manuel Castells, un sociologue catalan qui enseigne à l’université de Californie. Alors exilé et jeune enseignant à Nanterre, Castells a participé à mai 68 à Paris et, ces dernières décennies, il s’est consacré à l’étude des mouvements sociaux. Sa contribution à la discussion qui nous intéresse dans ce livre a commencé il y a vingt ans avec une trilogie sur « l’ère de l’information », dans laquelle il affirme que la mondialisation n’a pas mis fin, mais a plutôt réaffirmé les identités religieuses, ethniques et nationales. « Au cours du dernier quart de siècle, [il y a] une montée généralisée d’expressions puissantes de l’identité collective qui défient la mondialisation et le cosmopolitisme au nom de la singularité culturelle et du contrôle populaire sur sa vie et son environnement », dit-il à propos d’un monde caractérisé par le conflit entre mondialisation et identité. Mais en décrivant ces identités, Castells note avant tout qu’elles sont basées sur des « catégories fondamentales de l’existence millénaire » ou des « codes incassables et éternels » tels que dieu, nation, ethnie, famille et territoire (5).
Si tel était le cas, cette « existence millénaire » ferait payer un prix élevé aux sociétés modernes et, pire encore, aurait une présence inévitable. Je reconnais que les codes sont anciens et lourds (et ils marquent l’histoire récente), mais je réaffirme que toutes ces catégories sont conditionnées spatialement et temporellement, tout en étant fabriquées par la vie sociale dans des conditions historiques précises. En conséquence, elles évoluent. Cette évolution peut être lente ou, parfois, plus rapide, mais elles évoluent. La construction du sens et de l’identité est un processus permanent, qui a des gagnants et des perdants, et où personne n’a le dernier mot.
Contrairement à la thèse de Bannon, les identités ne peuvent être conçues d’une manière qui se justifie d’elle-même comme un fait de la nature, qui donnerait la prévalence à ce que les gens sont et non à ce qu’ils font ou à la façon dont les uns et les autres établissent leurs relations sociales. Il existe un lien entre ce concept essentialiste de permanence identitaire et la vision de la société comme une somme d’individualités, la chimère préférée de la droite, qui décrit un monde dans lequel les sujets idéaux définissent leur authenticité par les projections et les traumatismes qui leur sont propres. Dans un tel monde, la personne n’est qu’un sujet, un ensemble d’instincts.
Pourtant, si l’identité manifeste une reconnaissance pour un ensemble de caractéristiques de la personne ou du groupe, elle évolue et se transforme toujours tout au long de la vie. La pensée rationaliste a toujours souligné cette permanence qui définit l’identité, du moins depuis Aristote, mais sa stabilité est une illusion, on ne rentre pas deux fois dans le même fleuve. L’identité ne peut être énoncée que dans un monde de différences et non de répétitions.
Trois formes d’identité sociale
Continuons avec Castells. Il écrit dans son ouvrage de référence que j’ai cité, Le Pouvoir de l’identité, qu’il y a trois façons d’affirmer l’identité sociale :
• la première serait la légitimité (c’est le processus de formation de la société civile, l’ensemble des institutions et des mouvements qui expriment la citoyenneté en dehors de l’État) ;
• la seconde serait la formation d’une identité de résistance (qui donnerait naissance aux communautés) ;
• la troisième serait, finalement, l’identité du projet (qui formerait les sujets).
Dans une société capitaliste développée, ou une société en réseau, comme il l’appelle, l’identification apportant la légitimité serait épuisée, écrit Castells, et les deux autres formes seraient prédominantes (6).
Nancy Fraser, une philosophe socialiste et féministe américaine qui enseigne à la New School for Social Research de New York, a développé – en même temps que Castells préparait son livre – une théorie sur les identités des mouvements sociaux, qui sera essentielle pour la discussion suggérée par cet article. Fraser critique le discours qui, il y a plus de vingt ans, affirmait que l’identité de groupe supplantait l’identité de classe comme instrument politique de mobilisation, en supposant que la domination culturelle supplanterait l’exploitation en tant qu’injustice matricielle, conduisant ainsi la gauche ainsi que ces mouvements à un manque de cohérence programmatique, du fait de leur décentralisation ou du mépris pour la lutte des classes (7). En termes contemporains, c’est du succès supposé de ce récit et de sa pratique dans la « politique identitaire » dont se vante Steve Bannon, comme nous l’avons vu, puisque c’est ainsi que le cheminement de la campagne de Trump aurait été facilité.
Analysant l’économie moderne en tant qu’un multiplicateur du patriarcat ou du racisme – même si elle n’est pas l’origine, parce qu’ils existaient bien avant ce mode de production – Fraser soutient qu’aujourd’hui ces formes de discrimination ne peuvent exister sans le système capitaliste de production et reproduction. Le capitalisme est patriarcal et raciste. Ainsi, les formes d’injustice culturelle ou symbolique, de non-reconnaissance ou de non-respect des différences, doivent être combattues par la demande de reconnaissance, mais nécessitent aussi un autre remède, celui de la redistribution (on peut l’appeler socialisation), qui doit détruire le régime de l’exploitation et qui, d’une certaine manière, englobe toutes les communautés de la classe ouvrière. Cependant, si la reconnaissance tend à stimuler la différenciation de chaque groupe et si, contradictoirement, la redistribution tend à atténuer cette différenciation au nom d’objectifs communs, les deux remèdes se combinent de manière tendue. C’est un dilemme. Mais Fraser n’abandonne pas et, pour saisir cette difficulté, elle utilise l’exemple des oppressions sexuelle et « raciale » (8) : « Tant le genre que la “race” sont des collectivités paradigmatiques ambivalentes. Bien que chacune ait des caractéristiques que l’autre ne partage pas, les deux incluent des dimensions politiques, économiques et culturelles. Le genre et la “race” impliquent donc à la fois redistribution et reconnaissance ». Mais comment ? La question devient « comment les féministes peuvent-elles lutter simultanément pour l’abolition de la différenciation des sexes et pour la valorisation de la spécificité de genre ? » ou « comment les antiracistes peuvent-ils lutter simultanément pour l’abolition de la “race” et pour la valorisation de la spécificité des groupes racialisés ? » C’est le dilemme « redistribution-reconnaissance ». Pour Fraser, la solution est de distinguer entre les perspectives de « l’affirmation » et celles de la « transformation » (9). La première nécessite un État-providence, des politiques publiques, l’affirmation du multiculturalisme ; la seconde exige une transformation, une rupture avec la matrice capitaliste, c’est-à-dire le socialisme. Si les mouvements se limitent à « l’affirmation », nous aurons le dilemme ; s’ils s’engagent dans la « transformation », ils se retrouveront autour des objectifs anticapitalistes communs.
À quoi sert l’identité ?
Revenons à Fukuyama et à sa préoccupation concernant les politiques identitaires, qui seraient « l’une des principales menaces » pour la démocratie. Mais quelles politiques et pourquoi sont-elles une menace ? La première famille de ces politiques comprend la constellation des nationalismes ainsi que d’autres formes d’expression culturelle, comme les religions, dont je parlerai ailleurs.
La deuxième famille de ces politiques comprend certaines des grandes luttes de l’histoire des États-Unis auxquelles se réfèrent les politologues : les luttes contre l’esclavage, puis pour les droits civils, les droits du travail, les droits des femmes et, en général, pour l’expansion de la sphère de l’égalité (14). Dernièrement, des mouvements comme Black Lives Matter ont vu le jour à la suite de la protestation contre la violence policière – à Ferguson, Missouri, Baltimore et New York – ou #MeToo – après la révélation d’abus sexuels de personnalités hollywoodiennes. Ces mouvements sont apparus et se sont développés parce qu’ils étaient socialement nécessaires et non parce qu’il s’agissait d’une sorte de stratégie politique. Ils ont exigé la reconnaissance et le combat du racisme ou du sexisme et, s’ils étaient nécessaires, c’est parce que ces questions n’étaient pas résolues. Fukuyama soutient que la particularité de ces mouvements est un processus d’identification basé sur l’expérience vécue par ses participant·es, et qu’il ne pouvait en être autrement. Il reconnaît même qu’ils sont bienvenus (15). Si cette expérience vécue différencie ces groupes d’autres parties de la société, qui n’ont pas ressenti ces formes d’oppression, elle est également évidente. Or, en enregistrant ces faits, il apparaît clairement que ces mouvements identitaires sont fondamentaux pour la reconnaissance et la représentation, qu’ils sont une première réponse aux problèmes sociaux et non qu’ils constituent une menace, même s’ils vivent le danger de se faire piéger dans un discours individualiste, concevant le trauma de chaque expérience vécu comme le fondement de l’autorité du discours. Le tout n’est pas la collection des parties, et le mouvement ne peut pas se limiter à être un miroir de l’image des souffrances.
L’existence des mouvements sociaux est en tout cas une réponse et une revendication de dignité. Or, on ne peut opposer les deux concepts de la dignité – celui qui repose sur les libertés et les droits individuels et celui qui est déterminé par les identités collectives (en tant que classe, communauté, ou nation, ou religion). La démocratie exige une pleine reconnaissance de la dignité. La critique de Fukuyama se réfère alors à une question d’identité de l’identité, c’est-à-dire qu’il critique ce qu’il comprend comme étant la stratégie de la gauche à partir de ces besoins : « Le déclin des ambitions de réformes socio-économiques à grande échelle a convergé avec l’adoption par la gauche des politiques identitaires et du multiculturalisme dans les dernières décennies du XXe siècle. » La gauche serait ainsi passée de la lutte pour l’égalité à la défense des secteurs marginalisés. Et il ajoute : « le programme de la gauche s’est préoccupé de la culture : ce qu’il fallait défaire n’était plus l’ordre politique actuel qui exploitait la classe ouvrière, mais l’hégémonie de la culture et des valeurs occidentales qui réprimaient les minorités locales et dans les pays en développement. » (16) C’est une caricature, mais comme toute bonne caricature, elle conserve une trace du modèle dessiné, notant au moins correctement le recul de l’ambition de transformation sociale de la part de secteurs importants de la gauche, aggravé par le passage au centre (social-démocratie européenne) ou même à droite (dans les pays de l’Est) d’importantes zones du centre ou de la gauche traditionnels (la social-démocratie danoise reprenant les thèmes anti-réfugiés de l’extrême droite, c’est le dernier exemple). Il découvre même une rupture entre le marxisme classique, l’éveil et le rationalisme, et une nouvelle gauche, en fait déjà quelque peu ancienne, qui s’inspirerait de Nietzsche et des nihilismes relativistes. Or, si quelques gauches, y compris d’origine marxiste, ont perdu l’énergie révolutionnaire et un programme transformateur, cela ne peut pas être confondu, et ne peut pas le justifier, avec un recul de la lutte pour la convergence des identités larges dans la lutte populaire, que les mouvements féministes de la nouvelle vague ont appelée alliance intersectionnelle. Quoi qu’il en soit, la gauche échoue en ne présentant pas une claire alternative anticapitaliste et cela a des conséquences.
Or, ce qui a ouvert la voie à Trump, c’était « l’absence d’une gauche authentique », répond Nancy Fraser. Pour elle, l’alliance de la Silicon Valley et du capitalisme financier avec la famille Clinton leur a donné la victoire en 1992 et la présidence pendant huit ans. Mais l’illusion qu’ils allaient promouvoir une politique progressiste s’est effondrée lorsque la Maison Blanche a promu le démantèlement de la réglementation bancaire, héritée des mesures de Roosevelt soixante ans auparavant. Dans le sillage de l’ère Reagan, s’opposant aux propositions émancipatrices et aux politiques sociales, c’est cette politique-là qui a favorisé le culte de l’individualisme et non les mouvements qui cherchaient des formes de lutte et d’auto-affirmation (17). C’est le pouvoir qui a triomphé, pas la contestation.
Les échecs des gauches
Il y a près de vingt ans, Nancy Fraser avait déjà noté que « les questions de reconnaissance servent moins à compléter, compliquer et enrichir les luttes pour la redistribution, qu’à les marginaliser, les éclipser et les déplacer », parlant ainsi du danger du déplacement. Ce danger est évidemment plus grand si les luttes pour la redistribution économique et le pouvoir, contre l’exploitation, sont réduites et si elles n’ont pas d’expression politique, ou si les mouvements sociaux ne sont pas liés les uns aux autres. Par exemple, l’identité peut accentuer l’injustice distributive, les religions peuvent aggraver le fardeau du patriarcat, d’autres mouvements peuvent renforcer le racisme. Une femme noire peut être maltraitée dans sa famille parce qu’elle est une femme, même si les autres membres de la famille partagent la même discrimination « raciale ». La reconnaissance doit être aussi multiple que l’oppression. De plus, au lieu d’accentuer l’interaction et d’ouvrir les contextes multiculturels, les formes de communication intense accélèrent les flux de médiatisation, ce qui contribue à l’absolutisation des identités de groupe. Fraser appelle cela le danger de la réification (18), et d’autres auteurs parlent de « mode d’identité Facebook ».
Le constat de ces deux dangers a reçu une réponse erronée : en opposant la classe et le genre ou à travers l’économisme, c’est-à-dire l’affirmation d’un prétendu privilège de la lutte redistributive en abandonnant la reconnaissance des différences. Fraser suggère, par contre, que ces problèmes de déplacement et de réification des identités peuvent être affrontés en reconsidérant la reconnaissance.
L’approche traditionnelle du processus de reconnaissance est ce qu’on pourrait appeler un modèle d’identité, basé sur Hegel, comme Fukuyama l’a rappelé, en l’approuvant. Cette identité est conçue comme se construisant dans un processus de progressive reconnaissance mutuelle de l’autre, par l’interaction avec d’autres sujets. L’amertume ou la colère des familles de travailleurs pauvres des États-Unis qui ont voté pour Trump, s’inscrit dans ce « modèle d’identité », dans lequel la non-reconnaissance est traitée comme un préjudice culturel ou comme l’expression forcée de hiérarchies culturelles, qui soumettent l’identité ressentie. De plus, « la marchandisation a envahi toutes les sociétés dans une certaine mesure, séparant au moins partiellement les mécanismes économiques de distribution des modèles culturels de valeur et de prestige », ce qui renforce ces risques de déplacement et de réification. Comme les interactions humaines, traditionnellement subordonnées aux hiérarchies, sont également imprégnées de réseaux sociaux dans la modernité, les opportunités de reconnaissance naissent dans un monde parallèle, qui accélère la fragmentation ou réification. Pour cette raison, ce modèle d’identité peut constituer un danger : il peut créer une reconnaissance illusoire et peut aussi générer une exclusion qui ignore la complexité des vies (souvenez-vous de l’exemple précédent des identités religieuses qui renforcent l’oppression patriarcale) (19).
Quelle est l’alternative ? Si les deux formes de dignité sont inséparables et doivent être reconnues, alors « ce qui nécessite une reconnaissance n’est pas l’identité spécifique du groupe mais le statut de ses membres individuels comme partie intégrante de l’interaction sociale ». Autrement dit, il s’agit de combattre la subordination sociale institutionnalisée, pas de seulement critiquer le signe culturel de cette différence. Ainsi, la politique doit être orientée « non à valoriser l’identité de groupe mais à surmonter la subordination », et ce « modèle de statut » s’oppose également au « modèle d’identité », défendant le principe de « reconnaissance universaliste et déconstructive » (20).
L’expérience des grands mouvements identitaires confirme ce « modèle de statut » : au moment déterminant du mouvement des droits civiques, la Marche sur Washington pour le Travail et la Liberté, en 1963, où Martin Luther King s’est distingué, les principales revendications, comme l’évoque le slogan, étaient la liberté, la justice et le refus de la discrimination, mais aussi le plein-emploi et une augmentation du salaire minimum. Sa force était l’identité du mouvement noir et la convergence des mouvements populaires. C’est cet exemple qui doit inspirer la gauche anticapitaliste et anticonservatrice.
Francisco Louçã
LE NATIONALISME IMPÉRIAL DE TRUMP
Face à l’appauvrissement de la vie économique et à la perception d’une menace dans la diversité culturelle et ethnique, la réponse conservatrice – comme celle du nationalisme impérial de Trump (mais il en existe d’autres) – promet une homogénéité ou une normalisation que la mondialisation a déjà brisées. C’est précisément à cause de cette tension entre la réalité et la nostalgie du passé que « l’ère de la mondialisation est aussi celle de la résurgence nationaliste », écrit Castells (10). Car même si l’idée d’une nation associée à un État n’est devenue hégémonique qu’au XIXe siècle, elle a des racines ancestrales, et renaît donc à chaque période de crise mondiale. Certains considèrent qu’il s’agit d’une idéalisation, ou même que les nations seraient des « communautés imaginaires » (11), mais leur force d’identification s’est avérée être un puissant levier politique au fil du temps.
À cet égard et pour contrer les confusions simplistes, José Manuel Sobral note la différence entre le nationalisme civique et le nationalisme binaire (12), et cite la fragilité du cosmopolitisme en tant qu’alternative au nationalisme. Si la mondialisation – qui a une matrice financière et qui, compte tenu des gigantesques multinationales qui la développent, n’est pas influencée par l’opinion passive des populations – détruit des éléments essentiels de référence et si, en même temps, elle annule les espaces dans lesquels un pouvoir médiateur et protecteur pourrait être évoqué, alors le nationalisme civique devient une alternative au nationalisme binaire, car l’identification nationale est interprétée et soutenue par une politique populaire. Là où cela ne s’est pas produit, la droite a obtenu une hégémonisation durable de la vie publique, et l’ascension de Trump, Bolsonaro ou Salvini témoignent de ce mouvement.
L’une des conséquences de la perte des identités sociales et collectives, dans le contexte de la mondialisation, est l’émergence de références dissonantes qui occupent le vide, qu’elles soient religieuses ou ethniques. Castells note que « pour les acteurs sociaux exclus ou qui résistent à l’individualisation de l’identité liée à la vie dans les réseaux mondiaux de pouvoir et de richesse, les communautés culturelles à fondement religieux, national ou territorial semblent garantir la principale alternative pour la construction du sens dans notre société ». L’appartenance ethnique est souvent renforcée par une identité religieuse ou nationale : « J’affirme que lorsque la race devient importante, probablement plus que jamais, comme source d’oppression et de discrimination, l’ethnicité apparaît en tant que source de sens et d’identité, non pour fusionner avec d’autres ethnies, mais selon des principes généraux d’autodéfinition culturelle, comme la religion, la nation ou le genre. » (13) La création de communautés, ou ce qu’on nomme « l’identification de la résistance », peut être fortement motivée par les religions, avec des conséquences très variées, y compris et souvent conservatrices.
Notes
1. Cité par Timothy Egan, « What if Steve Bannon is Right ? », New York Times, 25 août 2017.
2. Francis Fukuyama, Identidades – A Exigência da Dignidade e a Política do Ressentimento, D. Quixote, Lisboa 2018, p.18. Traduction portugaise du livre Identity – The Demand for Dignity and the Politics of Resentment (Identité – La demande de dignité et les politiques du ressentiment), Macmillan, New York 2018.
3. Fukuyama, ibid., pp. 24-25.
4. Ibid, p. 97.
5. Manuel Castells, The Power of Identity, vol. 2 de The Information Age : Economy, Society and Culture, Blackwell, Oxford 1997, pp.2, 65-6. (Paru en français sous le titre L’Ère de l’information. Vol. 2, Le Pouvoir de l’identité, Fayard, Paris 1997).
6. Castells, ibid., pp. 8-10, 335.
7. Nancy Fraser (1995), « From Redistribution to Recognition ? Dilemmas of Justice in a “Post-Socialist” Age », New Left Review n° 212, pp. 68-93.
8. Tout au long de ce texte, je rejette l’idée qu’il y a plusieurs « races », puisqu’il n’y a que la race humaine. Par conséquent, lorsqu’il est nécessaire de se référer dans le texte aux préjugés communs qui différencient les gens par la couleur de la peau, j’utilise « race » entre guillemets.
9. Fraser, Ibid., pp. 78, 80-82.
10. Castells, ibid., p. 27.
11. Benedict Anderson (1983), Imagined Communities : Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Verso, Londres 1983.
12. José Manuel Sobral (2018), “Nacionalismo e Desigualdade na Conjuntura Presente”, in Gomes, Silvia et al. (orgs.), Desigualdades Sociais e Políticas Públicas, Húmus, Famalicão 2018, pp. 83-105, 85.
13. Castells, ibid., pp. 65, 53.
14. Fukuyama, ibid., p. 41.
15. Black Lives Matter et d’autres mouvements ont apporté « des changements bienvenus qui ont profité à de nombreuses personnes » et « il n’y a donc rien de mal à la politique identitaire en tant que telle ; elle est une réaction naturelle et inévitable à l’injustice » (Fukuyama, ibid., pp. 133 et 139). L’auteur reconnaît en outre qu’on ne peut pas abandonner l’idée d’identité, mais qu’il faut rechercher des identités larges (p. 147).
16. Ibid., p. 137.
17. Nancy Fraser (2017), « Neoliberalismo Progressista versus Populismo Reacionário : Uma Escolha de Hobson », dans Heinrich Geiselberger (ed.), O Grande Retrocesso – Um Debate Internacional sobre as Grandes Questões do Nosso Tempo, Objectiva, Lisboa 2017, pp. 83-95, p. 88. (en français : « Néolibéralisme progressiste contre populisme réactionnaire : un choix qui n’en est pas un », dans Heinrich Geiselberger (ed.), L’ ge de la régression, Pourquoi nous vivons un tournant historique, Premier Parallèle, Paris 2017).
18. Nancy Fraser, « Rethinking Recognition », New Left Review n° 3, May-June 2000, pp. 112, 108.
19. Ibid., pp. 109, 111-112.
20. Ibid., pp. 113-114, 116.