Je reçois un mail de Libération me proposant de réagir à « la polémique à propos du festival afroféministe Nyansapo ». Merci, c’est gentil, j’accepte. Et quelques minutes plus tard, la lucidité m’ayant gagnée, je prends conscience du pétrin dans lequel je me suis fourrée. C’est, en effet, typiquement le genre d’affaire où il n’y a que des coups à prendre, quelle que soit la position énoncée.
Vais-je dire que ces « femmes et personnes assignées femmes, noires et métisses africaines et afro-descendantes » (je reprends les termes qui figurent sur le site du collectif afroféministe Mwasi organisateur du festival en question) ont bien le droit de se réunir entre elles ? Après tout, n’est-ce pas ce que le MLF a fait pendant des années et après lui de très nombreux groupes féministes, même s’il ne s’agissait alors que d’un entre-femmes où la couleur de peau n’entrait pas en compte ?
Approuver cette non-mixité « de genre et de race » (je continue à reprendre les mots du site), c’est illico presto se faire accuser de cautionner, au choix ou en même temps, le communautarisme, le racisme anti-Blancs, la sécession d’avec la République française, et peut-être même l’islamisme et le terrorisme !
Mais désapprouver cette non-mixité, c’est aussitôt récolter d’autres accusations, là encore au choix ou en même temps : raciste, agente - à tout le moins - complice du néocolonialisme et de l’impérialisme blanc, et même suppôt de l’extrême droite et de la fachosphère. Encore ne suis-je - c’est une chance ! - qu’une affreuse féministe blanche. Car si j’étais noire ou métisse, je prendrais en pleine figure, comme la journaliste Audrey Pulvar ou l’élue municipale parisienne Lunise Marquis, l’accusation la plus infamante, celle d’être une « traître » à ma communauté ainsi qu’à mes sœurs et frères de couleur. « Traître », le mot toujours utilisé pour refuser le débat et disqualifier le désaccord, traître le mot qui signe un fonctionnement totalitaire, quel que soit le courant politique.
Donc que des coups à prendre. Et se sentir coincée. Alors, réagir, certes, mais en tentant de desserrer l’étau, d’écarter les branches de la tenaille.
Un combat de femmes noires, un combat mené à la fois contre le patriarcat et contre le racisme, oui, mille fois oui. Et cette lutte a une longue histoire. Le collectif Mwasi rappelle à juste titre que dans les années 70 existait en France une coordination des femmes noires. Il est actuellement très chic et très post-col ou décolonial de dire qu’à cette coordination les « féministes blanches » ont été totalement indifférentes. C’est chic, post-col ou décolonial mais c’est faux. Nombreuses ont été les « féministes blanches » de l’époque à militer avec cette coordination et à travailler avec Awa Thiam qui en était alors la principale animatrice. Pas inutile, en revanche, de rappeler que ses principaux opposants étaient les « camarades révolutionnaires », aussi noirs que les femmes, qui leur expliquaient que leur combat était secondaire, voire petit-bourgeois, et que de toute façon tous leurs problèmes seraient résolus avec et après la grande révolution anticoloniale !
Quels étaient les thèmes de lutte de cette coordination ? Lutte contre le racisme dont les femmes noires sont victimes, assurément et lutte contre le patriarcat, mais sous toutes ses formes : le patriarcat colonial et néocolonial qui s’allie au racisme, bien sûr, mais aussi le patriarcat de leur propre communauté, ou pays, ou culture, qui se manifeste par exemple dans la polygamie, ou les mutilations sexuelles féminines, ou les mariages forcés, ou les inégalités entre filles et garçons, autant d’enjeux qu’Awa Thiam développait en 1978 dans son livre la Parole aux négresses [1], balayant ainsi tout le champ de l’oppression. Retrouve-t-on dans le collectif Mwasi qui prétend à la succession une telle ampleur de perspectives ? Absolument pas.
Un ennemi principal : « Le système raciste, hétéropatriarcal, capitaliste, néocolonial », nommé aussi « blantriarcal » et des ennemis secondaires, si je puis dire, au sens où ils secondent le principal, tantôt « le féminisme blanc », tantôt « les féministes blanches ». Mais du patriarcat sans ou avec couleur, dont des femmes noires, françaises ou en France peuvent être victimes, pas un mot, en tout cas, j’ai cherché, sur le site du collectif Mwasi, pas un mot, en effet, de la polygamie, des mariages forcés, de l’excision…
Analyser et lutter contre toutes les formes d’oppressions, dessiner des chemins qui pour ne pas être identiques visent le même but, celui de l’émancipation, celui donc du droit à la liberté, à l’égalité, et j’ajouterai à la singularité, cela se dit dans un mot ancien, un beau mot, un mot que je me permets d’aimer, celui d’« universel ».
Je ne me lasserai pas de le répéter : en ces temps d’assignations et de manipulations identitaires conduites par des bords prétendument opposés, de folie partagée des racines et de l’origine, de séparation entre les « de souche » et les « pas de souche » pour les uns, entre les « Blancs » et les « non-Blancs » pour d’autres, binarisme qui fonctionne selon le même logiciel, il y a dans l’affirmation de valeurs et de principes politiques universels, dans la volonté de faire exister un universel réel, concret, une subversion dont il convient de ne jamais se déprendre.
Martine Storti, essayiste