Au siège de France Télécom, dans le 15e arrondissement à Paris, le comité exécutif est réuni. Les derniers chiffres du trafic des lignes téléphoniques fixes viennent de lui être transmis. Autour de la table, on veut croire à une erreur. Un effondrement pareil, c’est impossible. On vérifie. « Les chiffres étaient malheureusement justes », se souvient Louis-Pierre Wenes, alors président d’Orange France et numéro 2 de France Télécom.
C’était à l’automne 2006. Pendant l’été, le trafic de la voix sur Internet avait explosé. Sur le marché des télécommunications, ouvert à la concurrence depuis la fin des années 1990, de nouveaux opérateurs bousculaient la vieille maison. Le « dégroupage » imposé en 2002 par la réglementation européenne leur avait donné accès à la boucle locale – les bandes de fréquence du cuivre. Sur tout le territoire, la guerre s’intensifiait à coups d’innovations technologiques et de baisse des tarifs. La dette de France Télécom s’était envolée, son chiffre d’affaires et ses marges avaient plongé.
Ce contexte économique est le cœur de la défense des sept prévenus qui comparaissent à compter du lundi 6 mai devant le tribunal correctionnel de Paris pour répondre de « harcèlement moral » ou de complicité de ce délit, en leur qualité d’anciens membres de la direction de France Télécom.
Ouvrir les 673 pages de l’ordonnance de renvoi, c’est tomber sur une litanie de prénoms et de noms comme on en voit gravés sur les monuments aux morts des villages
Parmi eux, l’ancien PDG, Didier Lombard, son directeur exécutif, Louis-Pierre Wenes, et le directeur groupe des ressources humaines, Olivier Barberot, poursuivis en tant qu’auteurs principaux d’une stratégie d’entreprise « visant à déstabiliser les salariés et agents, à créer un climat professionnel anxiogène » et ayant eu « pour objet et pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte aux droits et à la dignité » des salariés, un délit puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. L’entreprise France Télécom, personne morale, est elle aussi renvoyée devant le tribunal.
Trente-neuf personnes ont été retenues en qualité de victimes dans ce dossier. Parmi elles, dix-neuf se sont donné la mort entre 2007 et 2010. Ouvrir les 673 pages de l’ordonnance de renvoi signée de la juge d’instruction Brigitte Jolivet, c’est d’abord tomber sur une litanie de prénoms et de noms comme on en voit gravés sur les monuments aux morts des villages.
André Amelot, 54 ans, s’est pendu. Camille Bodivit, 48 ans, s’est jeté d’un pont. Anne-Sophie Cassou, 42 ans, a absorbé un cocktail de médicaments et d’alcool. Corinne Cleuziou, 45 ans, s’est pendue. Michel Deparis, 50 ans, a laissé une lettre : « Je me suicide à cause de mon travail chez France Télécom. » Stéphane Dessoly, 32 ans, s’est pendu : « Je pars à cause de mon travail chez France Télécom et rien d’autre. » Nicolas Grenoville, 28 ans, s’est pendu : « Je ne supporte pas ce job et France Télécom s’en fout. » Brice Hodde, 54 ans, s’est pendu. Jean-Michel Laurent, 53 ans, s’est jeté sous un train. Quelques secondes avant, il était au téléphone avec une déléguée syndicale. « Le train arrive » ont été ses derniers mots. Rémy Louvradoux, 56 ans, s’est immolé par le feu devant un site de l’entreprise. Didier Martin, 48 ans, s’est pendu : « Le déclencheur de tout cela vient de mon travail. » Dominique Mennechez, 53 ans, s’est pendu. Stéphanie Moison, 32 ans, s’est défenestrée sur son lieu de travail. Annie Noret, 53 ans, s’est pendue. Robert Perrin, 51 ans, a retourné contre lui son arme à feu. Bernard Pillou, 51 ans, s’est jeté d’un viaduc. Jean-Marc Regnier, 48 ans, s’est tué par balle. Patrick Rolland, 43 ans, s’est pendu. Jean-Paul Rouanet, 51 ans, s’est jeté d’un pont d’autoroute.
Inciter les salariés à bouger
André, Jean-Michel, Rémy, Dominique, Annie, Robert, Bernard Jean-Marc et Jean-Paul avaient plus de trente ans d’ancienneté aux PTT ou chez France Télécom.
Ces dix-neuf noms, auxquels s’ajoutent ceux de douze salariés qui ont fait une tentative de suicide dans cette même période de 2007 à 2010 sont alignés sous celui de chacun des prévenus. Voilà pour l’autre contexte, terrible, qui a donné à ce dossier et donnera encore à ce procès l’appellation d’« affaire des suicides de France Télécom ».
A deux reprises, les juges d’instruction prennent pourtant soin de s’en démarquer. « La formule prisée des manchettes et titres de la presse écrite et audiovisuelle ne reflète pas la réalité de notre saisine. Les personnes mises en examen ne sont pas responsables des décès par autolyse [suicide], des tentatives de suicide et des graves dépressions des salariés. Ce dossier est celui d’un harcèlement moral organisé à l’échelle d’une entreprise par ses dirigeants. »
Revenons à cet automne 2006 où le comité exécutif constate avec inquiétude l’effondrement du trafic des lignes de téléphones fixes. Nommé un an plus tôt à la tête du groupe, Didier Lombard a reçu pour mission de « faire basculer l’entreprise dans le nouveau siècle ». Cet objectif irrigue le « plan Next » qu’il a présenté aux analystes. Dans le « plan Act », qui constitue le volet social de « Next », les ressources humaines sont désignées comme le moteur de la transformation. Il faut restructurer, réorganiser France Télécom, inciter ses salariés à bouger ou à partir. En cette même année 2006, un chiffre clignote sur les tableaux financiers : 22 000 emplois à supprimer en trois ans, 6 000 recrutements.
Pour que la nouvelle stratégie définie par la direction infuse l’entreprise, seize « écoles métiers » sont créées. Les cadres – rebaptisés « entrepreneurs » – doivent pour leur part suivre une formation interne accélérée à l’Ecole du management France, où leur sont dispensés des conseils pour « développer leur leadership » et « piloter la transformation ».
A la Maison de la chimie, dans le 7e arrondissement de Paris, où ils sont réunis en convention le 20 octobre 2006, Didier Lombard se charge de les motiver : « La maison est une mère poule qui récupère les gens, y compris en créant des emplois artificiels là où il n’y en a pas besoin. » « La maison ne survivra pas si les agents ne veulent pas aller face aux clients. » Olivier Barberot annonce, lui, un « crash program ». Les départs déjà obtenus, explique-t-il, sont insuffisants :
« On ne va plus être dans un discours basé sur un volontariat un peu mou, on va être beaucoup plus systématique. »
Surtout, martèle Louis-Pierre Wenes, il faut « faire vite, faire vite, faire vite. Penser en permanence comment je peux faire pour faire plus vite. Quand vous allez vite, vous avez des chances d’arriver avant le concurrent. »
Face à la dureté des propos tenus, la secrétaire générale de l’association des cadres, chargée du compte rendu de la convention, prend sur elle de supprimer quelques phrases avant de le diffuser sur le site de l’association. Mais elle en garde, malheureusement pour les prévenus, une version intégrale retrouvée par les enquêteurs. Didier Lombard : « Il faut bien se dire qu’on ne peut plus protéger tout le monde. En 2007, je ferai les départs d’une façon ou d’une autre. Par la fenêtre ou par la porte. » Olivier Barberot : « Changer d’univers professionnel, c’est un peu comme la gymnastique. Quand on ne l’a pas fait avant 40 ans, c’est plus difficile de s’y mettre. » « On ne va pas faire dans la dentelle », ajoute-t-il, en mettant en exergue les « mécanismes psychologiques » qui doivent faciliter les départs, parmi lesquels « un projet, l’envie d’avoir une vie nouvelle » et « une frustration qu’on ressent chez France Télécom ».
Pression à chaque étage
Munis de ce viatique, qu’ils ont entendu dans leur intégralité, les cadres de France Télécom retournent dans leur direction territoriale. « Le fait de quantifier un objectif a conduit à ce que chaque responsable se dise “il faut absolument que j’y arrive” », reconnaît un directeur financier. Le cabinet Technologia, missionné en décembre 2009 par France Télécom sur les conditions de travail dans l’entreprise, relève dans son rapport l’effet désastreux qu’a eu, sur de nombreux salariés, l’injonction à « avoir un désir personnel » : « Ce type de message met le sujet en situation d’inconfort. Ce qui a augmenté le risque à France Télécom, c’est que ce discours s’appliquait à des salariés très attachés à l’entreprise, à son histoire et à leur métier, avec pour beaucoup une culture du service public très loin de cette rhétorique de l’individu et de son projet personnel. »
La pression exercée depuis le sommet de la pyramide semble peser plus lourd à chaque étage. Les manageurs et les directeurs des ressources humaines sont invités à jauger leurs performances respectives. La part variable de leur rémunération dépend de leur capacité à tenir le « win ratio ». « On mettait en valeur leur capacité à faire partir les gens », confie un responsable. Une procédure de « time to move » est instituée pour répondre à l’injonction de mobilité : « On allait voir une personne qui ne voulait pas quitter le groupe ou qui était sur son poste depuis trois ans et on lui annonçait qu’il était placé en “time to move” et qu’il fallait qu’il se trouve un poste. »
Quand les entretiens individuels ou les mails quasi quotidiens d’incitation à postuler ailleurs ne donnent pas les résultats escomptés, la méthode dure est employée. « Il faut retirer la chaise » de ceux qui « n’acceptent pas de se mettre en danger ». Les cadres remplissent des « PIC » (performance individuelle comparée), qui sont affichées dans le service. « Officiellement, l’intérêt était de faire progresser le salarié. Officieusement, les moins bien classés étaient mis en déséquilibre », résume une cadre, qui ajoute : « Toutes les semaines en comité de direction, on comptait les départs, on bâtonnait sans considération pour les compétences professionnelles ou la situation sociale du salarié. »
Succès économique
Parmi les postes à pourvoir, figurent notamment les plates-formes téléphoniques avec les clients ou les boutiques de vente aux particuliers. Pour beaucoup d’agents de France Télécom, ces fonctions sont à la fois mal considérées et redoutées, d’autant que la pression des enjeux commerciaux y est plus forte qu’ailleurs. Sur les plates-formes, tout est chronométré – productivité, taux de présence face au client, durée moyenne du traitement d’un appel – et le manageur procède régulièrement à une double écoute. « J’avais à chaque fois l’impression de passer un examen », indique une des victimes reconnues de harcèlement moral. Les alertes se multiplient. Elles viennent des organisations syndicales, mais aussi des médecins du travail. Faute d’être entendus sur la dégradation des conditions de travail et les situations de stress et de dépression qu’elle engendre, plusieurs d’entre eux démissionnent.
Le 14 septembre 2009, le syndicat dépose plainte auprès du parquet de Paris en dénonçant « des méthodes de gestion d’une extraordinaire brutalité ». Quelques mois plus tard, une inspectrice du travail adresse, elle aussi, un signalement au parquet. Une information judiciaire est ouverte le 8 avril 2010.
L’enquête des juges devait répondre à trois questions : la politique d’entreprise mise en place avait-elle pour objet une dégradation des conditions de travail des salariés ? A-t-elle effectivement affecté les conditions de travail des agents de France Télécom ? Et enfin, la dégradation de ces conditions de travail est-elle « susceptible » d’avoir porté atteinte aux droits ou à la dignité des salariés, altéré leur santé physique ou morale ou compromis leur avenir ? A ces trois questions, ils ont répondu par l’affirmative.
Le volet social du « plan Next » « a été conçu sous la pression des milieux financiers », estiment-ils. La stratégie industrielle et économique mise en œuvre a d’ailleurs été couronnée de succès, observent les juges en relevant que les promesses faites aux milieux financiers ont été tenues : 7 millions d’euros de cash-flow, 22 000 départs, 10 000 mobilités et 6 000 recrutements. « Envisagé sous le seul angle de la stratégie industrielle, le discours de Didier Lombard [en 2006 à la Maison de la chimie] est visionnaire, si l’on fait fi de la composante humaine de l’entreprise. » André, Camille, Anne-Sophie, Corinne, Michel et les autres.
Le procès de ce moment d’histoire économique est prévu jusqu’au 12 juillet. Cette histoire est aussi celle des consommateurs que nous sommes. On en lira les comptes rendus sur nos téléphones, nos tablettes ou nos ordinateurs connectés aux réseaux SFR, Bouygues, Free et Orange, bien sûr.
Pascale Robert-Diard
Chronologie
Décembre 2009
Le syndicat SUD-PTT dépose plainte contre la direction de France Telecom pour « mise en danger de la vie d’autrui », après la vague de suicides qui touche l’entreprise depuis 2006. Une enquête préliminaire est ouverte.
Avril 2010
Un juge d’instruction est nommé.
4 juillet 2012
Didier Lombard, l’ex-PDG de France Telecom (2005-2010), est mis en examen pour « harcèlement moral ». Son ancien bras droit, Louis-Pierre Wenes, et le DRH, Olivier Barberot, seront mis en examen des mêmes chefs.
Décembre 2014
Les juges Pascal Gand et Aurélie Reymond étendent les poursuites à quatre autres dirigeants, qui sont mis en examen pour « complicité de harcèlement moral ».
22 juin 2016
Le parquet de Paris demande le renvoi de ces sept dirigeants pour « harcèlement moral » ou « complicité de harcèlement moral ».