Ils étaient arrivés bien avant l’heure de l’audience, par peur d’être en retard, de rater ce moment qu’ils attendaient depuis si longtemps. Certains s’étaient regroupés devant le parvis du tribunal de grande instance de Paris sous la bannière de SUD, qui a été moteur dans ce procès de France Télécom. D’autres s’étaient installés tout de suite dans la salle d’audience, par peur de ne pas trouver de place à l’heure dite. Tous attendaient avec impatience et anxiété.
Tout au long de ce procès exemplaire et hors norme, ces salariés ou anciens salariés de France Télécom, ainsi que leur famille, avaient pu, pour la première fois, raconter ce qu’ils avaient vécu, leurs souffrances, la perte d’estime de soi, allant jusqu’au suicide parfois. Le tribunal les avait longuement écoutés mais avaient-ils été entendus ? La justice serait-elle au rendez-vous ?
Ce vendredi 20 décembre, elle le fut. Le tribunal a statué qu’il existe bien un harcèlement moral institutionnalisé qui ne se limite pas à des agissements personnels, mais à des politiques d’entreprise porteuses de mesures qui « par leur répétition, de façon latente ou concrète » aboutit à « une dégradation (potentielle ou effective) des conditions de travail de cette collectivité », « que ces agissements outrepassent les limites du pouvoir de direction » et portent atteinte « aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives ».
Il a jugé que les anciens dirigeants de France Télécom (devenu Orange) se sont rendus coupables de telles pratiques et a condamné Didier Lombard, PDG entre 2005 et 2010, Louis-Pierre Wenès, ex-numéro 2, et Olivier Barberot, ex-directeur des ressources humaines à un an de prison dont huit avec sursis. Les autres anciens responsables du groupe ont été condamnés à quatre mois de prison avec sursis et France Télécom à 75 000 euros d’amende. Le Parquet avait requis pour les principaux accusés la peine maximale prévue par la loi : un an de prison et 15 000 euros d’amende.
La présidente Cécile Louis-Loyant avait prévenu en début d’audience qu’elle ne tolérerait aucune manifestation de la salle à la lecture de la décision. Et c’est dans un silence absolu que l’assistance, totalement concentrée, a écouté les juges lire les extraits d’un verdict de 345 pages. Pendant plus d’une heure, le tribunal a déroulé son argumentation juridique, les faits, ses conclusions, avec la même précision, la même attention sur les mots et les choses dont il avait fait preuve tout au long du procès.
Balayant les arguments des avocats des anciens dirigeants de France Télécom qui avaient voulu ramener la question du harcèlement à des fragilités individuelles, le tribunal a d’emblée déblayé le terrain juridique. Oui, il existe bien un harcèlement moral institutionnalisé. « Loin de se réduire à un conflit individuel, le harcèlement moral peut avoir ses racines profondes dans l’organisation du travail et dans les formes de management », a-t-il rappelé.
Or, c’est bien ce qu’ont vécu les salariés de France Télécom, ce climat délétère, cette déstabilisation permanente. La volonté de transformer l’entreprise, de se débarrasser des fonctionnaires avait commencé dès 2002, alors que le groupe, croulant sous les dettes, menaçait de sombrer. Le plan NExT, adopté en 2005, visait à faire partir 22 000 salariés d’ici à la fin 2008. Il était la traduction de cette stratégie arrêtée dès l’époque où Thierry Breton était le PDG du groupe. Mais c’est en 2007-2008, pour le tribunal, que cette politique de « déflation salariale » s’est transformée en harcèlement moral institutionnalisé. C’est sur cette période où il existe des faits, des preuves, des écrits que le tribunal concentre toute son analyse. La suite, marquée notamment par le suicide de Michel Deparis, cadre à Marseille, et la médiatisation qui s’en est suivie sur les souffrances au travail dans le groupe, n’est que la conséquence, selon le tribunal, de la politique instaurée à partir de 2007.
Il en veut pour preuve les suppressions d’emploi devenues des objectifs chiffrés transmis à la direction à tous les échelons, les réorganisations permanentes, les surcharges de travail pour les uns, les placards pour les autres, les bonus fixés pour les cadres intermédiaires en fonction du nombre de départs obtenus. À l’époque, les alertes se multiplient dans toutes les instances sociales signalant la souffrance au travail, les dépressions, voire les suicides. Trente-cinq selon les syndicats à l’époque (lire ici ou là).
« C’est une particularité de ce délit de harcèlement moral que de transférer, insidieusement, le poids de la responsabilité des actes sur la victime, qui alors culpabilise, se remet en cause et peine à identifier la cause de sa souffrance, surtout si cette cause relève d’une organisation qui la dépasse », statue le tribunal dans son jugement. « Ce transfert de culpabilité est d’autant plus dramatique que le travail nourrit et structure l’identité professionnelle mais aussi personnelle. L’emprise alors créée phagocyte la réflexion, elle isole la personne : elle provoque des failles telles que des conflits de valeurs, l’insatisfaction du travail bâclé, le doute sur la compétence, ou amplifie d’éventuelles fragilités antérieures. »
Avant de poursuivre : « Dans le cas du harcèlement moral institutionnel au travail, cela se double d’une fragmentation du collectif par l’instauration d’un climat de compétition délétère, par la prolifération de comportements individualistes, par l’exacerbation de la performance. Ils n’en mouraient pas tous mais tous étaient touchés. Si la dégradation peut être vécue à titre individuel, le harcèlement moral au travail peut être aussi un phénomène collectif. » Rarement critique du néo-management tel qu’il se pratique dans les entreprises, de la violence individuelle et collective qu’il concentre, n’a été faite de manière aussi précise, en si peu de mots.
Responsabilité pénale des dirigeants
Appelés à la barre pour entendre leur condamnation, les sept anciens dirigeants de France Télécom ne se font alors plus guère d’illusions : ils ne seront pas relaxés, comme ils l’espéraient et comme leur cohorte d’avocats l’avait plaidé. Le tribunal a déjà eu des mots très durs pour eux. Leur rôle ne se limite pas à une « seule responsabilité morale » mais à « une responsabilité pénale, caractérisée par une politique d’entreprise » afin de dégrader les conditions de travail et de pousser les salariés dehors.
Irrité par les arguments des anciens dirigeants faisant valoir le redressement de l’entreprise et du cours de bourse comme gage de leur succès, le tribunal leur a déjà renvoyé que « les moyens choisis pour atteindre l’objectif fixé des 22 000 départs en trois ans étaient interdits ». Indignés aussi par la défausse dont ils ont tenté de jouer tout au long du procès, en incriminant des cadres subalternes qui auraient outrepassé leurs ordres, les juges leur ont déjà rappelé que l’encadrement était « lui-même menacé de sanctions en cas de résistance contre les missions qui lui étaient assignées ou récompensé financièrement en cas d’objectif atteint ».
Il y a bien une responsabilité partagée des trois anciens principaux dirigeants dans cette mise en œuvre d’une politique sociale destructrice. « En l’espèce, l’absence, ou le refus de la participation de l’un des trois, telle qu’ainsi définie, n’aurait pas permis la réalisation du délit de harcèlement moral institutionnel », a relevé le tribunal, pointant cette perte de repères si fréquente au sommet des directions.
À quoi s’attendent les anciens dirigeants au moment de rejoindre la barre ? À des amendes, à de très lourdes amendes, sans doute. Mais pas à de la prison, pas à quatre mois de prison ferme en tout cas. Lorsque la présidente lit ces condamnations, tous se figent. Pour la première fois, ils semblent réaliser le poids d’une responsabilité qu’ils avaient jusque-là esquivée.
Parce qu’on ne peut ressortir indemne de ces longues audiences où des salariés, des proches sont venus raconter à la barre leur détresse, leur souffrance, la mort de leur collègue, ou de leur parent (lire ici, là ou encore là), les juges ont tenu une dernière fois à rendre hommage aux victimes. « Des personnes fières d’appartenir à la société France Télécom, qui cherchent à rester debout et qui se battent pour leur dignité notamment professionnelle, ainsi que des personnes pliées par la douleur d’avoir perdu un être cher dont ils défendent la mémoire avec une énergie désespérée ou une simplicité remplie de pudeur », a souligné la présidente.
Alors, les trois juges se sont relayés pour lire la liste des 43 personnes retenues comme partie civile pour n’en oublier aucune. À chaque fois, ils indiquent les dédommagements qui leur sont accordés au titre des préjudices matériel et moral. Des sommes allant de 10 000 à 45 000 euros à chaque fois sans compter les frais de justice. Les syndicats aussi sont cités et dédommagés. Le total des dommages et intérêts représente plusieurs millions que les anciens dirigeants et France Télécom sont solidairement condamnés à payer.
À la fin de l’audience, le silence se fait encore plus troublant. Dans les couloirs, pas de cri de victoire, pas de propos vengeurs mais de longues embrassades muettes entre les différents témoins, les syndicalistes, ceux qui les ont soutenus. Une émotion contenue, pudique. Dix ans de bataille, de déni, de souffrance s’étaient écoulés. Mais justice venait de leur être rendue. Le tribunal avait su mettre des mots sur leur souffrance, dire qu’ils n’étaient pas coupables mais victimes, que leur combat était juste et fondé.
« C’est un jugement exemplaire, tant par sa rigueur juridique que par sa portée en matière de droit pénal sur le travail », se félicitait Sylvie Topaloff, avocate de SUD, à la fin de l’audience. Jean Veil, avocat de Didier Lombard, qui s’est illustré tout au long du procès par ses sorties de route, fut égal à lui-même, dénonçant une « faute de droit complète » et une « décision de politique totalement démagogique ».
Didier Lombard a déjà annoncé son intention de faire appel. Alors que la direction d’Orange avait annoncé par avance son intention de ne pas faire appel du jugement, tous les autres anciens dirigeants condamnés ont annoncé dans la soirée leur intention de faire appel comme l’ancien pdg de France Télécom. Parce qu’« en France, on ne met pas un patron en prison », comme le rappelait l’avocate Rachel Saada, à l’issue du procès. « C’est un procès gagné », estime Patrick Ackermann, délégué syndical de SUD, très présent tout au long de l’action judiciaire. Pour lui, le jugement marque une avancée considérable en matière de droit du travail, de souffrance au travail, de responsabilité des dirigeants. « Cela permet de construire quelque chose qui va interpeller les politiques sur les méthodes de management pour revoir la loi, mieux caractériser le harcèlement et durcir les sanctions », dit-il.
La portée de ce jugement est de fait considérable. Pour la première fois, la justice a condamné des pratiques de management délétères, justifiées au nom de la seule performance économique et boursière, en les qualifiant de harcèlement moral institutionnalisé. Pour la première fois, les victimes ont été reconnues comme telles et non comme des maillons faibles, inadaptées, souffrant des fragilités personnelles. Pour la première fois, la responsabilité pénale de dirigeants d’entreprise pour leurs méthodes de direction a été reconnue et abouti à des condamnations à de la prison ferme. Tout cela risque de troubler nombre de dirigeants d’entreprise et des directions de relations humaines, surtout si leur responsabilité personnelle pénale est désormais en cause.
Il y aura appel et le cas France Télécom ira certainement jusqu’en cassation. Car le monde des affaires, ne pouvant supporter d’encourir de tels risques, mettra tout en œuvre pour revenir sur ce jugement et obtenir sa nullité, afin qu’il ne fasse pas jurisprudence. Un coin néanmoins est enfoncé dans les pratiques managériales des entreprises : les dirigeants ne pourront plus dire qu’ils ne savaient pas, que la souffrance au travail n’existe pas. Il y a bien un avant et un après le procès de France Télécom.
Martine Orange
• MEDIAPART. 20 DÉCEMBRE 2019 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/201219/le-proces-france-telecom-s-acheve-sur-un-jugement-historique-et-exemplaire?onglet=full
Procès France Télécom : peines maximales requises contre les « chauffards du travail »
Ce vendredi 5 juillet, les deux représentantes du parquet ont tapé fort contre les sept ex-dirigeants de l’entreprise, considérés comme entièrement responsables de la politique de déstabilisation qui a conduit à la vague de suicides parmi les salariés. Mais pour ce procès « historique », les peines qu’encourent les prévenus ne sont pas très lourdes : un an de prison et 15 000 euros d’amende au maximum.
« Quel dommage ! Quel dommage, Didier Lombard, qu’un esprit organisé comme le vôtre ait été mis au service d’un seul impératif, au point de vous rendre sourd et aveugle à tout ce qui n’était pas votre fin. » Adressés ce vendredi 5 juillet à l’ex-PDG de France Télécom, jugé avec six anciens dirigeants pour leurs pratiques managériales entre 2007 et 2010, les premiers mots des réquisitions prononcées par la procureure Françoise Benezech ont immédiatement donné le ton. Le ministère public n’a en rien ménagé les prévenus.
S’adressant après exactement deux mois d’audience à la présidente du tribunal, Cécile Louis-Loyant, la procureure a insisté sur le caractère « historique » du procès, qui va fatalement « faire œuvre de jurisprudence ». C’est en effet la première fois qu’une entreprise est jugée pour harcèlement moral en raison de la politique de ressources humaines qu’elle a déployée.
Brigitte Pesquié, la deuxième représentante du parquet, qui a pris en charge la seconde partie des cinq heures de réquisition, a estimé quant à elle que ce dossier est « le plus grave » qu’elle ait eu à juger. « Ce qui est véritablement hors norme pour moi, c’est que ce harcèlement est une stratégie, et qu’il concerne un énorme nombre de personnes », a-t-elle explicité.
Elle a demandé au tribunal de condamner les prévenus aux (faibles) peines maximales prévues par la loi au moment des faits : 75 000 euros d’amende pour France Télécom, devenue Orange en 2013, un an de prison et 15 000 euros d’amende pour les trois dirigeants Didier Lombard, son bras droit Louis-Pierre Wenes et le responsable des ressources humaines du groupe, Olivier Barberot. Elle a enfin requis huit mois de prison et 10 000 euros d’amende pour leurs quatre subalternes, et a demandé la publication de la décision.
Comme la veille pour les plaidoiries des parties civiles, la salle d’audience du TGI de Paris était pleine, certains spectateurs se rabattant vers l’auditorium qui retransmettait les débats. L’écrivain Alain Damasio était présent, dans le rôle de chroniqueur judiciaire d’un jour pour le syndicat Solidaires, qui fait suivre chaque audience par un auteur, intellectuel, chercheur ou syndicaliste différent [1].
Au cœur du procès, les plans Next et Act, qui visaient à transformer France Télécom en trois ans, en faisant partir 22 000 salariés et en déplaçant 10 000 autres personnes en interne, sur un total de 120 000 employés, fonctionnaires pour une grande partie. La mise en place brutale de ces plans a fait de nombreuses victimes, subissant un burn-out ou se suicidant, par dizaines : trente-neuf personnes – dont dix-neuf se sont suicidées – ont été retenues comme victimes par les juges d’instruction , entre 2007 et 2010.
Françoise Benezech s’est employée à rappeler les faits, en distinguant systématiquement « d’un côté l’habillage », celui qui émanait des textes officiels de France Télécom et a caractérisé l’ensemble des interventions des ex-dirigeants durant le procès. De l’autre, « la réalité », celle qui a conduit les têtes pensantes de l’entreprise à théoriser une « instabilité constructive » pour les salariés, à « mettre une pression forte partout » pour que « le maximum » parte.
« Le but de ce procès n’est pas de poser un jugement de valeur sur vos personnes, mais de démontrer que l’infraction pénale de harcèlement moral peut être constituée par une politique d’entreprise, par l’organisation du travail, et qualifier ce qu’on appelle le harcèlement managérial », a posé d’emblée la procureure, en direction des prévenus. « Vous avez conscience que vos prévisions et vos méthodes vont dégrader les conditions de travail », leur dit-elle en se remettant à leur place à l’époque des faits. « En réalité, vous allez même plus loin : vous la recherchez, cette déstabilisation. » Elle détaille les leviers de cette entreprise de déstabilisation, cette volonté de « retirer les chaises », pour mettre « les salariés sédentarisés » « en mouvement ».
Reprenant les arguments développés tout au long du procès par les parties civiles, la représentante du parquet estime que France Télécom n’est pourtant plus à l’époque « en danger de mort économique ». Le seul but de l’opération est financier. Prenant Didier Lombard à partie, elle assène : « Vous décidez d’accélérer [le plan Act – ndlr] pour rassurer les investisseurs, en doublant les dividendes au moyen de réductions d’effectifs massives. »
Elle insiste sur la stratégie de dénégation continuelle des dirigeants. « Moi, je n’accepte pas que vous disiez que vous ne recherchiez pas la déstabilisation. Sortir les salariés de leur zone de confort : vous l’avez tous trop dit à l’époque. C’est trop facile de refaire l’histoire treize ans après parce que la vérité vous dérange. »
Elle s’en prend particulièrement à l’ex-DRH Olivier Barberot, qui n’a eu de cesse de se dédouaner et de rejeter les responsabilités sur ses subalternes. « De qui se moque-t-on ? », « À quoi ça sert d’être un chef si vous n’assumez rien ? » Murmures d’approbation dans la salle et débuts d’applaudissements, éteints d’un geste par la présidente.
« Je suis quelqu’un de bien, j’ai sauvé l’entreprise »
La procureure attaque aussi la novlangue managériale, ces « écrits officiels verbeux, lourds, technocratiques, incompréhensibles parfois », qui permettent « de justifier n’importe quelle action délétère derrière des mots en apparence inoffensifs et bienveillants ». Comme lorsque l’objectif est de « doper la fluidité ».
Le ton se fait alors théâtral, ce qui tire des commentaires agacés de la part des vieux routiers de la chronique judiciaire. « Parce que Didier Lombard avait fait la promesse aux milieux financiers de 7 milliards d’euros de cash flow en trois ans, parce que cette promesse exigeait de sortir de l’entreprise 22 000 salariés en trois ans, (…) parce que cette déstabilisation s’inscrivait bien au-delà du pouvoir normal de direction, parce qu’enfin cette obsession du départ en trois ans de 22 000 salariés et de 10 000 mobilités est devenue le cœur de métier des dirigeants de France Télécom », énumère Françoise Benezech, « les chefs incontestés de la politique managériale de l’entreprise, et dans une moindre mesure leurs quatre zélés complices, peuvent qualifier leurs agissements ainsi : le harcèlement moral est mon métier. »
Plus avare en formules choc, et se lançant dans une très longue étude contradictoire de toutes les défenses soulevées par les prévenus pendant l’instruction et durant l’audience, Brigitte Pesquié n’en est pas moins sévère sur ce dossier « accablant ». Didier Lombard, Louis-Pierre Wenes et Olivier Barberot « sont les auteurs matériels des agissements de déstabilisation de l’entreprise ». Et leurs complices sont leurs adjoints aux ressources humaines ou au développement territorial : Brigitte Dumont, Guy-Patrick Chérouvrier, Nathalie Boulanger et Jacques Moulin.
« Je ne m’attendais pas à ce que nous avons vu, nous n’avons pas eu de confrontation. On a entendu un groupe, la défense est collective », constate la procureure, qui décrit ce qui s’est passé tout le procès : un prévenu vient faire une déclaration, et un second vient l’accompagner à la barre, pour corriger, compléter, ou peut-être « déformer » des propos, ou « empêcher de gaffer »…
Brigitte Pesquié s’est une fois de plus arrêtée sur la fameuse réunion du 20 octobre 2006 à la Maison de la chimie [2]. C’est ce jour-là que France Télécom, devant une association de cadres, a officialisé le « crash-programme » du plan « Next » [3]. Dans un discours explicite, et alors qu’ils croyaient ne pas être enregistrés, les trois plus hauts dirigeants de la société annonçaient l’« accélération » du plan de restructuration. Journée incontournable pour l’accusation : « Il n’y a pas beaucoup de cas où vous avez, par l’auteur d’une infraction, une présentation personnalisée du plan d’action pour la mettre en place ! »
Pour résumer la personnalité des prévenus, la procureure leur prête cette formule : « Je suis quelqu’un de bien, j’ai sauvé l’entreprise et vous ne connaissez rien à l’économie. » Puis passe à l’auteur américain Upton Sinclair pour souligner leur aveuglement volontaire sur les conséquences de leur stratégie d’entreprise : « Il est difficile pour un homme de comprendre une chose quand son salaire dépend de ce qu’il ne la comprenne pas. »
« Le tribunal va juger des chauffards du travail, qui se comportent comme des chauffards de la route », ceux qui expliquent toujours que la faute vient des autres conducteurs, lance Brigitté Pesquié. « Les peines prévues par la loi à l’époque de la commission des faits sont très faibles, rappelle-t-elle [elles ont été durcies en 2012 – ndlr
[4].]. La seule chose que pourra faire votre tribunal, c’est prononcer la peine maximale, parce que son seul sens est d’être maximale. »
La veille, l’avocat du syndicat Solidaires Jean-Paul Teissonnière avait averti : « Il ne faut pas espérer trouver du sens dans le montant des peines qui seront prononcées. » Mais le jugement futur devra indiquer, espère-t-il, « que ce qui s’est passé à France Télécom doit être rangé parmi [les] interdits majeurs ». Les audiences vont encore durer une semaine, pour les plaidoiries de la défense, mais il y a fort à parier qu’au moment de juger, le tribunal aura ces mots en tête.
Dan Israel
• MEDIAPART. 6 JUILLET 2019 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/201219/le-proces-france-telecom-s-acheve-sur-un-jugement-historique-et-exemplaire?onglet=full
FRANCE TÉLÉCOM : CHRONIQUES DU PROCÈS D’UN HARCÈLEMENT MORAL À GRANDE ÉCHELLE