Crise de légitimité, étude du projet d’intégration européenne et néo-gramscisme
La décennie qui vient de se terminer a été marquée en Europe par une montée de l’euroscepticisme. En 2002, les dirigeants européens étaient pleins d’optimisme quant à l’avenir du processus d’intégration européenne, et pour cause. L’euro venait de remplacer définitivement les monnaies nationales des pays de l’eurozone malgré de sombres pronostiques durant les années 90s sur les possibilités de réussite d’un tel projet. En 2003, la France et l’Allemagne avait mené la fronde contre l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis et leurs alliés au conseil de sécurité de l’ONU, et malgré l’alignement pro-américain d’importants partenaires européens (la Grande Bretagne, l’Italie, l’Espagne mais aussi la Pologne) et la division politique manifeste entre les membres de l’UE, ces pays pouvaient se présenter comme les champions du droit international et les partisans d’un impérialisme bienveillant (même si deux ans auparavant ils avaient participé à l’invasion de l’Afghanistan et que quelques mois après l’invasion de l’Irak ils ont manifesté leur soutien à l’occupation de ce pays).
Mais en 2005, les électorats français et néerlandais ont massivement rejeté le projet de constitution européenne, dans un scrutin où les principales forces politiques de ces deux pays se sont trouvées dans le camp des vaincus. Et puis, en juin 2008, le texte qui a remplacé le projet de constitution – désormais un simple traité, une manœuvre visant à rendre possible sa ratification par les parlements français et néerlandais sans soumettre à nouveau le projet à référendum – a été rejeté par l’électorat irlandais. Les Irlandais ont dû revoter un an plus tard pour que le texte soi ratifié chez eux, mais toute cette affaire est grotesque au point que personne ne peut sérieusement affirmer que la ratification du traité est la volonté de la majorité de l’électorat irlandais. Et parallèlement à ces résultats référendaires, la participation aux élections pour le parlement européen, seule institution européenne élue, a continué sa tendance à la baisse : 45,5% en 2004 et 43% en 2009, le chiffre le plus bas de l’histoire de ce scrutin.
Ces résultats électoraux, combinés à la montée de discours et de forces politiques eurosceptiques, traduisent une crise de légitimité du projet européen. Cette crise de légitimité remonte à plus loin, comme le montre Bastiaan van Apeldoorn dans sa principale contribution à ce volume [1]. C’est depuis le traité de Maastricht et sa consécration des politiques de rigueur qu’une méfiance vis-à-vis du projet d’intégration européenne va s’accentuant. Cette méfiance s’est développée et se développe à des rythmes inégaux en Europe. Mais depuis le rejet du projet de constitution, même une organisation comme la Confédération Européenne des Syndicats (CES) s’est sentie obligée de critiquer verbalement l’Europe néolibérale.
La crise de légitimité du processus d’intégration européenne a transformé cette question en un enjeu politique majeur de la période que nous traversons. Il existe de nombreuses analyses de ce qui dans le projet européen pose problème, de ce qui doit changer et de comment s’y prendre. Mais dans une perspective marxiste, il y a peu de travaux qui portent sur la question et encore moins qui se soient penchés sur le problème de manière systématique. Une exception est le courant de pensée marxiste néo-gramscien, et notamment les néo-gramsciens européens.
Le néo-gramscisme est un courant de pensée marxiste qui émerge vers le début des années 80s, après la découverte des travaux de Gramsci par les marxistes anglophones, grâce à la traduction des œuvres de celui-ci en anglais durant la précédente décennie [2]. Deux écoles se développent, parallèlement et en lien l’une à l’autre. D’un côté, les néo-gramsciens nord-américains, autour de Robert Cox et un peu plus tard Stephen Gill [3] et de l’autre, les néo-gramsciens de l’école d’Amsterdam, principalement autour des travaux de Kees van der Pijl [4].
Leur principale préoccupation est de développer un marxisme qui rompe avec ce qu’ils conçoivent comme un économisme stérile. D’où leur intérêt pour Gramsci et son concept d’hégémonie, ce régime de domination politique où la bourgeoisie assied sa domination plus sur le consentement des classes dominées et moins sur sa capacité de coercition. Les néo-gramsciens voient dans ces travaux la possibilité de développer une théorie du politique qui traite sérieusement les aspects idéologiques de la lutte des classes, en leur reconnaissant une certaine autonomie et un rôle plus important dans le développement historique.
Ce sont les néo-gramsciens de l’école d’Amsterdam qui ont mené un travail systématique sur l’évolution des capitalismes européens et par conséquent du processus d’intégration européenne. Leurs travaux ont été publiés sous forme d’articles dans des revues académiques tout au long des années 90s et ensuite dans une série d’ouvrages consacrés spécifiquement à la question[5].
L’Europe du grand capital
C’est Bastiaan van Apeldoorn qui a écrit le livre de référence néo-gramscien sur l’intégration européenne. Dans un ouvrage de 2002[6], qui pour une bonne part est une étude consacrée au lobby patronal dénommé « Table Ronde des Industriels Européens » (« European Round Table of Industrialists » – ERT) regroupant les dirigeants d’une cinquantaine de grandes multinationales européennes, il montre comment dès 1983, date de création de l’ERT, les fractions les plus internationalisées du grand capital européen se sont organisées pour relancer et façonner le processus d’intégration européenne. Par le biais des activités de l’ERT et de chacun de ses membres, les multinationales européennes ont mis en avant un projet qui a abouti dans un premier temps à l’Acte Unique de 1986, dont l’objectif principal était d’avancer vers l’achèvement du marché intérieur en éliminant toutes les barrières non-tarifaires, et ensuite au traité de Maastricht et l’Union Economique et Monétaire.
La partie la plus intéressante du livre est la documentation d’un conflit qui a divisé les grandes multinationales de l’ERT durant les années 1980 entre une fraction que van Apeldoorn appelle ‘‘européaniste’’ et une autre qu’il appelle ‘‘globaliste’’. La fraction ‘‘européaniste’’ portait un projet néo-mercantiliste qui avait pour objectif la création d’un grand marché domestique pour les firmes européennes avec si nécessaire la mise en place d’une politique industrielle européenne et de tarifs extérieurs protectionnistes, le tout visant à permettre aux multinationales européennes de faire face à la concurrence américaine et japonaise. La fraction ‘‘globaliste’’ portait au contraire un projet néolibéral, dans lequel le marché unique serait une grande zone de libre échange ouverte sur le marché mondial. Durant les années 1980, c’est la fraction ‘‘européaniste’’ qui a prévalut dans l’ERT, mais à partir de la fin de la décennie elle a cédé du terrain à la fraction ‘‘globaliste’’, se convertissant en grande partie au projet de celle-ci. C’est donc le projet néolibéral qui a façonné le traité de Maastricht.
Malgré leurs divergences, les deux fractions étaient unies pour demander une offensive contre les acquis du mouvement ouvrier, et donc la flexibilisation du marché du travail et le démantèlement de l’état providence. Significativement, le capital français était la force dominante dans la fraction ‘‘européaniste’’, dans laquelle les italiens participaient aussi, alors que le capital britannique structurait le pôle ‘‘globaliste’’, avec la participation plus timorée des allemands.
La fraction ‘‘européaniste’’ a aussi mis en place en 1987 l’ « Association for the Monetary Union of Europe » (AMUE) parce que le consensus dans l’ERT en faveur de l’UEM n’était pas suffisamment fort. Mais à partir de la fin des années 1980 le conflit entre les deux fractions s’atténue, ce qui permet aux grandes multinationales britanniques de réintégrer le lobby, et les ‘‘européanistes’’ s’alignent sur les ‘‘globalistes’’. Du projet néo-mercantiliste, il ne sera retenu que les aspects qui correspondaient aux préoccupations du projet néolibéral, à savoir l’offensive contre les acquis du mouvement ouvrier. Ni une politique industrielle européenne, ni une vraie politique européenne de recherche et développement, ni des mesures protectionnistes ne figureront dans le projet européen tel qu’il se développe durant les années 1990.
Van Apeldoorn finit le livre en concluant que le modèle de capitalisme qui a émergé en Europe après les restructurations des années 1980 et 1990 n’est pas entièrement néolibéral. Il utilise le terme ‘‘néolibéralisme enchâssé’ (embedded)’[7] pour désigner un modèle où des éléments de protection sociale persistent.
Les limites du ‘‘néolibéralisme enchâssé’’
Le livre part de ce concept, conçu comme un projet hégémonique articulé autour des intérêts principalement du capital financier transnational mais incorporant aussi, au moins verbalement, les intérêts du capital industriel et d’une partie du mouvement ouvrier. Ces trois forces sociales forment le bloc historique qui porte le projet de ‘‘néolibéralisme enchâssé’’. Celui-ci est un projet hégémonique transnational, c’est-à-dire élaboré par des forces sociales qui dépassent les limites étroites de l’Etat-nation, et il trouve son expression idéologique dans la stratégie de Lisbonne qui cherche à combiner les références aux objectifs de compétitivité et la cohésion sociale. Mais la gouvernance européenne qui en résulte est ‘‘asymétrique’’. Au niveau supranational – c’est-à-dire la Commission – domine le néolibéralisme alors qu’au niveau national des éléments de protection sociale persistent. Mais dans ce projet hégémonique, il est donné priorité à tout ce qui relève de la réorganisation néolibérale du capitalisme européen, et donc progressivement les éléments de protection sociale au niveau national sont sapés. C’est ce qui fait que progressivement le mouvement ouvrier se détache de la stratégie de Lisbonne.
Bien sûr, comme le montre Andreas Bieler dans le dernier chapitre du livre[8], le mouvement ouvrier n’est pas homogène dans son attitude envers le ‘‘néolibéralisme enchâssé’’. En même temps que les confédérations principales – regroupées dans la CES – commencent petit à petit à changer de discours sur le projet européen, il y a une aile radicale dans le mouvement ouvrier européen qui s’oppose clairement à la restructuration néolibérale des capitalismes européens, le syndicat français Solidaires en étant l’exemple le plus important. Cette division s’est clairement affirmée par rapport au projet de constitution européenne. Alors que plusieurs syndicats en France ont fait campagne contre la constitution (Solidaires, FO et après une révolte interne, la CGT), les confédérations syndicales en Grande Bretagne et en Allemagne ont soutenu le projet.
Cette hétérogénéité dans le mouvement ouvrier concerne aussi les pratiques visant à défendre les intérêts des travailleurs. Alors que contre la directive Bolkestein par exemple, la Fédération Européenne des Syndicats des Services Publics (European Federation of Public Service Unions – EPSU) a participé à plusieurs manifestations et a noué des alliances avec d’autres mouvements sociaux dans le Forum Social Européen, la CES et en particulier les confédérations syndicales allemande et autrichienne ont exigé que pendant une période allant jusqu’à sept ans, des restrictions à la libre circulation des travailleurs venant des pays de l’Europe Centrale et Orientale (ECO) seraient mises en place, optant pour le protectionnisme contre la solidarité internationale des travailleurs.
Pour van Apeldoorn, il n’y a pas que le mouvement ouvrier qui commence à grincer des dents. L’auteur considère que les représentants du capital industriel commencent à se désolidariser de la tentative de la Commission d’unifier les marchés financiers européens et de favoriser le processus de fusions et acquisitions[9]. Pour les néo-gramsciens, il existe deux perspectives distinctes au sein de la classe capitaliste. D’un côté, la perspective du capital productif (industriel), plus attachée à la nécessité de régulation du capitalisme et à la formation d’une main d’œuvre productive, et donc sensible à la nécessité de mesures de protection sociale, et de l’autre la perspective du capital-argent (financier), dont la mobilité le rend indifférent à la régulation du capitalisme et clairement hostile à toute tentative d’entraver le libre fonctionnement du marché capitaliste et donc au principe de protection sociale. Alors que la période d’avant l’Acte Unique était une période fondée sur un compromis entre ces deux perspectives (et aussi sur un compromis de classe entre le capital industriel et le mouvement ouvrier), la période du ‘‘néolibéralisme enchâssé’’ voit la rupture de ces compromis et le retour à la prééminence du capital financier (et du capital dans son ensemble sur le travail). Mais plus cette tendance se réalise, plus elle sape les bases du nouveau bloc historique articulé autour du capital financier.
De manière générale, les contributeurs à ce livre rapprochent le concept de modèle capitaliste néolibéral à l’idée d’un modèle anglo-saxon, où les éléments de protection sociale seraient inexistants, où domineraient le capital financier et la distribution des dividendes aux actionnaires plutôt que la planification de long-terme des activités des entreprises (la sharehold value et le court-termisme plutôt que la rétention et le réinvestissement des profits). Vu l’évolution des capitalismes européens vers des modèles régulés selon ces principes-là, les auteurs tirent comme conclusion que les antagonismes atlantiques sont en train de s’atténuer puisque l’autonomie de l’Europe vis-à-vis des Etats-Unis s’effrite. Alan Cafruny par exemple, dans sa contribution sur les aspects géopolitiques de la relation entre Europe et Amérique [10], affirme que l’ « on peut soutenir que les puissances européennes ont atteint la plus grande – bien que limitée – autonomie vis-à-vis des Etats-Unis durant l’époque étatiste et du libéralisme enchâssé [11], bien avant l’avènement du supranationalisme, de la gouvernance à plusieurs niveaux et de l’euro. » [12]
Cette analyse est plus ou moins nuancée selon les auteurs. Vliegenthart et Overbeek [13] analysent l’élargissement à l’Est comme un événement qui renforce la dynamique néolibérale et du coup le camp néolibéral et pro-américain (Grande Bretagne et Irlande par exemple). Mais ils voient aussi les signes d’une réaction à cette dynamique au sein des pays de l’ECO, tout comme ils identifient les contours d’une nouvelle configuration émergente, que nous avons appelée – faute de mieux – le bloc ‘Euro-libéral’. Soutenues par un ensemble de grands groupes industriels (dont plusieurs membres de l’ERT) qui sont internationalement compétitifs (mais dont la base est l’Europe). Avec comme fers de lance politique la Commission européenne et les nouveaux gouvernements allemands et français, ces forces cherchent à utiliser l’espace économique européen élargi pour défendre et développer un complexe technologico-industriel européen lequel devrait à terme pouvoir concurrencer les Etats-Unis (ainsi que les grandes puissances industrielles d’Asie).[14]
Forces et faiblesses de l’approche néo-gramscienne
La force de l’approche néo-gramscienne est d’avoir mis en relief le degré auquel le projet européen a été et continue d’être structuré autour des besoins et des stratégies du grand capital européen. Cette question est assez importante et a déjà fait débat en France. Yves Salesse, par exemple, a soutenu que le grand capital est resté indifférent à la construction européenne et qu’il cherche à limiter cette construction à une zone de libre échange [15]. Et même s’il reconnaît que le processus fait l’objet d’une lutte et qu’il existe des visions concurrentes de ce que doit devenir l’Europe (essentiellement entre la France, la Grande Bretagne et l’Allemagne), il affirme que le capital n’est pas la force sociale qui propulse le projet européen.
Or, les travaux de van Apeldoorn en particulier montrent que le grand capital dans son ensemble voulait l’Europe telle qu’elle s’est construite jusqu’ici et qu’en plus certaines fractions du capital européen internationalisé auraient bien voulu voir un processus de construction de l’Europe politique beaucoup plus poussé. Salesse concède que l’UEM et la Banque Centrale Européenne (BCE) sont des éléments qui vont dans le sens de la construction de l’Europe politique[16] mais néglige le soutien actif qu’a reçu l’euro de la part de la fraction ‘‘européaniste’’ dans l’ERT, sans que cela signifie de surcroît que la fraction ‘‘globaliste’’ ait été opposée à l’euro.
La deuxième grande force de cette approche est de documenter la crise de légitimité du projet européen telle qu’elle se développe ces quinze dernières années. Cette crise de légitimité se développe sur la base d’une polarisation sociale qui va s’approfondissant, ce que les néo-gramsciens conçoivent à travers le prisme du ‘‘néolibéralisme enchâssé’’ et de l’érosion continue des éléments de protection sociale dans les capitalismes européens. Ce faisant, ils montrent que l’hégémonie du groupe qui domine le projet européen actuel s’affaiblit de plus en plus. Cela crée des espaces pour l’émergence de ce qu’ils appellent un bloc ‘‘contre-hégémonique’’ portant un projet alternatif.
Mais il y a un aspect qui me paraît problématique dans l’approche néo-gramscienne. Alors qu’elle met en relief le rôle du grand capital, elle n’explique pas très clairement les raisons qui ont poussé celui-ci à chercher la solution à ses problèmes à l’échelle européenne, par l’achèvement du marché intérieur, et non plus à l’échelle nationale. Ce problème a en partie à voir avec l’utilisation du concept de ‘‘classes transnationales’’. L’idée derrière ce concept est qu’il peut se constituer des classes sociales par delà les frontières nationales et qui peuvent élaborer collectivement des stratégies pour défendre et promouvoir leurs intérêts. Les néo-gramsciens ont depuis longtemps porté leur attention à l’étude de forums comme la Trilateral Commission ou le Bilderberg Group dans lesquels des représentants des classes dirigeantes occidentales se réunissent régulièrement. L’un des premiers livres de Kees van der Pijl s’intitule La création d’une classe dirigeante atlantique[17].
Mais que des capitalistes, des bureaucrates ou autres membres des classes dirigeantes occidentales se réunissent pour discuter ne signifie pas qu’ils partagent les mêmes intérêts, ou ont les mêmes liens avec les différents Etats nationaux qui composent le monde occidental. Ainsi, tant que les grands groupes capitalistes pouvaient se satisfaire des appuis qu’ils pouvaient trouver dans leurs états nationaux, il n’y avait pas besoin de chercher des solutions à leurs problèmes qui dépassent ce cadre. Or, l’objectif de l’ERT dans les années 1980 était non seulement d’impulser une offensive contre les acquis du mouvement ouvrier, mais aussi et de manière tout aussi importante, de relancer la construction européenne et le marché intérieur. D’ailleurs, van Apeldoorn mentionne que la relance de la construction européenne a suivi l’échec des tentatives d’apporter des solutions nationales aux problèmes générés par la crise des années 1970[18].
La question qui se pose donc est pourquoi à partir des années 1970 il fallait que le grand capital européen se mette à raisonner à l’échelle européenne. Comme Ernest Mandel et Chris Harman l’ont montré dès le début des années 70s[19], la pression concurrentielle exercée par le capital américain sur le capital européen obligeait ce dernier à se regrouper afin de pouvoir mobiliser les ressources nécessaires pour pouvoir rester compétitif. La construction du marché intérieur était une mesure qui permettrait aux groupes européens les plus internationalisés à avoir accès à un marché désormais de taille continentale, comparable au marché intérieur américain. Mais aussi, abattre les barrières protectionnistes renforce l’intensité de la concurrence intra-européenne et accélère le processus de restructuration et de centralisation du capital européen, chose qui est effectivement arrivée. A l’échelle des mille plus grandes entreprises européennes, il y a eu 117 fusions ou acquisitions en 1982/3. Ce chiffre était de 303 en 1986/7, année de l’Acte Unique, et de 662 en 1988/9. En 1983/4 la proportion d’opérations nationales était de 65.2% et d’opérations intra-européennes de 18.7%. En 1988/9, les pourcentages respectifs étaient de 47.4% et de 40%[20]. Une étude des réseaux financiers européens conclut que « tout se passe comme si pendant cette période les entreprises cherchaient à atteindre la taille critique d’abord à l’intérieur des frontières nationales, ou à défaut ensuite, à l’échelle communautaire. »[21]
Naturellement, ceux qui voulaient que ces mesures soient prises étaient ceux qui sortiraient vainqueurs de ce processus, les groupes les plus compétitifs et les plus internationalisés.
Cette observation en amène une autre. L’idée néo-gramscienne selon laquelle le capital industriel et le capital financier auraient des perspectives différentes en raison de leur nature (capital productif et capital-argent, chacun correspondant à un moment différent dans le processus de reproduction du capital) paraît injustifiée. Pour les néo-gramsciens, c’est la domination du capital financier sur le capital industriel qui expliquerait la volonté de la Commission d’aller vers un marché financier européen unifié. Or, et comme d’ailleurs le montrent Bieling et Jäger dans leur contribution[22], les mesures favorisant la restructuration du secteur bancaire et financier en Europe, dans le sens de l’unification des marchés nationaux qui de fait aurait les mêmes effets que ceux décrits dans le précédent paragraphe à propos de la construction du marché intérieur, ont divisé les banques européennes. Celles de taille moyenne – essentiellement les banques allemandes – étaient réticentes alors que les grandes banques internationalisées, notamment britanniques, y étaient favorables.
La volonté de la Commission d’aller vers un marché financier européen unifié relève de la même dynamique décrite par Mandel et Harman. La fragmentation des marchés financiers européens confère un avantage aux marchés financiers américains. Puisque ceux-ci sont unifiés, ils sont plus profonds (un plus grand nombre d’actifs financiers y circule), plus liquides (un actif financier peut facilement s’y échanger à sa valeur de marché) et plus centralisés (un plus petit nombre d’institutions financières y opère). Tout cela veut dire qu’ils sont beaucoup plus attractifs pour les investisseurs financiers et que les institutions financières américaines opèrent à des coûts plus bas. L’objectif de la Commission est de pallier à cela en accélérant la restructuration du secteur financier européen et renforcer le degré de centralisation dans le secteur. Ce qui se fait aujourd’hui au niveau européen s’est déjà fait au niveau national dans les années 1980. En France par exemple, à partir de 1984 le gouvernement socialiste a pris une série de mesures visant à unifié les marchés financiers et à promouvoir la centralisation du secteur (avec comme résultat l’émergence de trois grandes banques universelles dès la fin des années 1980).
De manière générale donc, on peut dire que la réalisation du grand marché intérieur (depuis l’Acte Unique de 1986 aux tentatives toutes récentes de création d’un marché unique des acquisitions publiques d’armements en passant par la création d’un marché financier unique) était une stratégie dont le but principal était et reste de promouvoir la consolidation régionale du capital européen, une nécessité qui découle de la concurrence avec le capital américain. Le principal clivage donc n’est pas entre le capital financier et le capital industriel mais entre le grand capital internationalisé et les capitaux d’une plus petite taille qui ont besoin de la protection que leur fournit leur état national contre les effets de la concurrence internationale.
S’il n’existe pas de clivage entre le capital financier et le capital industriel, et que ce dernier peut aussi soutenir le néolibéralisme assumé de la Commission (le niveau supranational de la gouvernance européenne ‘‘à plusieurs niveaux’’), l’offensive contre le mouvement ouvrier ne peut pas non plus s’expliquer par un supposé retour de la prééminence du capital financier. Il serait donc erroné de soutenir que la période du ‘‘libéralisme enchâssé’’ était fondée sur un double compromis, entre le capital financier et le capital industriel et entre le capital industriel et le mouvement ouvrier. Ce qui explique l’offensive néolibérale se trouve ailleurs, essentiellement dans la baisse du taux de profit des années 1970 et la tentative de le restaurer en augmentant le taux d’exploitation.
Un troisième aspect qui me semble problématique dans cet ouvrage est le traitement de la relation atlantique. Comme j’ai essayé de le montrer plus haut, on ne peut comprendre le processus de construction européenne qu’en se référant aux impératifs imposés aux capitalismes européens par la concurrence atlantique. Cela devrait en soi suffire pour comprendre la relation atlantique comme étant d’abord et avant tout antagonique, malgré le regroupement des occidentaux dans l’Otan. Et bien sûr, les néo-gramsciens reconnaissent cet aspect des choses, même s’ils ne lui accordent pas la place qu’il mérite dans leur analyse. Mais ils tendent à interpréter l’approfondissement du néolibéralisme en Europe comme le signe d’un alignement atlantiste, notamment Cafruny.
Cet avis n’est pas partagé par Guglielmo Carchedi, un économiste marxiste qui lui aussi travaille systématiquement sur la ‘‘question européenne’’ depuis quelques années maintenant[23]. Il voit dans l’euro un instrument forgé par les capitalistes européens dans la perspective de pouvoir un jour défier la prééminence du dollar comme monnaie de réserve internationale et les avantages que cela confère aux Etats-Unis. Ainsi, la politique de l’euro fort vise à prouver aux investisseurs internationaux la supériorité de cette monnaie comme réserve de valeur. La dégringolade du dollar des dernières années et les craintes quant à la possibilité d’un effondrement de cette monnaie renforce l’euro. Plusieurs banques centrales diversifient leurs réserves de devises internationales et se tournent vers l’euro. Il ne fait pas de doute pour Carchedi que l’euro est un défi sérieux pour le dollar.
Mais là où les choses deviennent encore plus sérieuses, c’est que depuis trois ou quatre ans, une force militaire européenne autonome, s’appuyant sur une industrie européenne de l’armement, est en voie de constitution. Cafruny reconnaît que la création de l’Agence de Défense Européenne (European Defence Agency – EDA) en 2006 était un pas en avant considérable dans cette direction. Mais il considère que la création de la Force de Réaction Rapide (FRR)[24] ou des Battle Groups[25] ne va pas dans le sens d’une autonomisation des capacités militaires des pays européens. Pourtant, ces deux structures sont indépendantes de l’Otan et leur quartier général est séparé de celui de l’Otan, ce à quoi les Etats-Unis ont été farouchement opposés. Ce qui amène Carchedi à conclure que « la FRR et les Battle Groups sont la première véritable manifestation d’une armée européenne, bien que quantitativement faible. »[26]
Si l’on suit Carchedi, l’émergence de l’euro, l’achèvement du marché intérieur et depuis peu l’émergence d’une capacité militaro-industrielle autonome en Europe (même à l’état embryonnaire) sont des jalons dans une longue trajectoire de constitution d’un bloc impérialiste autonome des Etats-Unis. Ce bloc reste encore insuffisamment unifié au niveau politique et traversé par des contradictions. Mais si depuis une trentaine d’années (disons depuis la mise en place du précurseur de l’euro, l’écu, en 1978) la tendance est celle-ci, il semble difficile d’affirmer, en suivant Cafruny, que l’Europe a atteint le plus grand degré d’autonomie vis-à-vis l’Amérique durant les trente années précédentes.
Problèmes politiques du néo-gramscisme
L’analyse qu’on peut faire du processus d’intégration européenne a son importance politique. Selon qu’on identifie des faiblesses ou non dans le processus, on met en place les stratégies appropriées pour développer un projet européen alternatif.
De ce point de vue, le néo-gramscisme nous fournit un bon point de départ puisqu’il part du constat que le bloc hégémonique qui porte le projet européen actuel est en perte de vitesse. Même si les contributeurs à ce livre sont relativement pessimistes par rapport au potentiel d’émergence d’un bloc ‘‘contre-hégémonique’’ (à plusieurs reprises ils affirment qu’il n’en existe pas encore un), leurs analyses pointent les possibilités offertes par la situation.
Mais leur analyse du bloc hégémonique actuel pose problème. Dans leur conception, il existerait la possibilité d’un retour en arrière en quelque sorte, un retour à l’époque du ‘‘libéralisme enchâssé’’ mais qui pourrait voir le jour à l’échelle européenne cette fois-ci. Ce qui rend possible ce scénario est l’idée que le capital industriel constitue une force sociale dont les intérêts ne sont que partiellement pris en compte dans le projet hégémonique du capital financier européen. Cela laisse entrevoir la possibilité que le capital industriel s’en détache et récrée une alliance de classe avec le mouvement ouvrier.
J’ai essayé de montrer que la distinction entre capital financier et capital industriel n’était pas opérationnelle à ce niveau-là et que la principale division au sein du capital européen aujourd’hui est celle qui sépare les fractions les plus internationalisées, forces motrices du processus, et les fractions qui dépendent encore de la protection que peut leur fournir leur attachement à un état national. Mais l’âpreté de la concurrence internationale signifie que tôt ou tard ces fractions disparaîtront, laissant la place à ceux qui peuvent survivre sur le marché mondial. Entretemps, le capital européen dans son ensemble a intérêt à poursuivre le seul aspect du projet néolibéral qui unisse toutes ses fractions, à savoir l’offensive contre le niveau de vie et les acquis des travailleurs européens.
La crise économique actuelle pousse les états européens à aller encore plus loin dans l’érosion des aspects de protection sociale. L’accumulation des déficits publics due aux sauvetages des banques et aux gigantesques plans de relance inquiète les investisseurs internationaux et fait monter la pression sur les gouvernements européens pour qu’ils réduisent ces déficits au plus vite. Les déficits font aussi planer le doute sur la solidité de l’euro ; l’impact qu’aurait la faillite d’un état comme la Grèce sur le cours de l’euro ne peut laisser indifférents ni les bureaucrates bruxellois, ni les responsables de la BCE, ni les dirigeants des grands groupes capitalistes.
C’est pourquoi construire un projet ‘‘contre-hégémonique’’ commence par le renforcement de la résistance aux mesures d’austérité qui soit tombent déjà soit ne vont pas tarder à tomber. La crise de légitimité du projet européen et l’émergence d’une série de forces de gauche radicale comme le NPA en France ou Die Linke en Allemagne sont les éléments à partir desquels une contre-hégémonie à l’Europe néolibérale pourra se construire.
Christakis Georgiou, 2 février 2010
[1] ‘The Contradictions of ‘Embedded Neoliberalism’ and Europe’s Multi-level Legitimacy Crisis : The European Project and its Limits’, pp. 21-43.
[2] Pour une introduction à la pensée de Gramsci, voir l’article en deux parties de Sarah Bénichou ‘Antonio Gramsci, penser la révolution au présent’ et ‘Antonio Gramsci, l’hégémonie comme stratégie’, disponibles respectivement en ligne : http://quefaire.lautre.net/que-faire/que-faire-lcr-no08-mai-juillet/Antonio-Gramsci-penser-la et http://quefaire.lautre.net/que-faire/que-faire-lcr-no09-aout-octobre/article/antonio-gramsci-l-hegemonie-comme.
[3] Leur texte fondateur est l’article de Robert Cox, datant de 1983, ‘Gramsci, Hegemony and International Relations : An Essay in Method’ Millennium Journal of International Studies, 1983, 12 : 162-175.
[4] Voir son Transnational Classes and International Relations, London, Routledge, 1998, pour une introduction à sa version du néo-gramscisme.
[5] Voir notamment Bieler, A. and Morton, A. D. (eds) Social Forces in the Making of the New Europe. The Restructuring of European Social Relations in the Global Political Economy, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2001 et Cafruny, A. and Ryner, M. (eds) A Ruined Fortress ? Neoliberal Hegemony and Transformation in Europe, Lanham, MD : Rowman and Littlefield, 2003.
[6] Transnational Capitalism and the Struggle over European Integration, London, Routledge, 2002.
[7] ‘‘Embedded neoliberalism’’. La traduction ne rend pas très bien compte du sens du mot ‘‘embedded’’. Le terme est inspiré par les travaux de Karl Polanyi, surtout son livre La Grande Transformation, Paris, Gallimard, 1983.
[8] ‘Globalization and Regional Integration : The Possibilities and Problems for Trade Unions to Resist Neoliberal Restructuring in Europe’, pp. 232-249.
[9] Voir la section ‘Limits to the Incorporation of Industrial Capital’, pp. 33-35. La création d’un marché financier unique en Europe avait une place d’honneur dans la stratégie de Lisbonne. En 1999 la Commission a mis en place le Financial Services Action Plan et par la suite a tenté de favoriser les OPAs par le biais de directives.
[10] ‘Geopolitics and Neoliberalism : US Power and the Limits of European Autonomy’, pp. 64-83.
[11] Il s’agit de la période entre la fin de la deuxième guerre mondiale et la fin des années 70s.
[12] p. 82. La deuxième période est celle qui commence avec l’Acte Unique en 1986 et qui voit le renforcement des aspects supranationaux de la construction européenne : extension des décisions prises à la majorité qualifiée au sein du Conseil et renforcement du rôle de la Commission.
[13] ‘Corporate Tax Reform in Neoliberal Europe : Central and Eastern Europe as a Template for Deepening the Neoliberal European Integration Project’, pp. 143-162.
[14] p. 158.
[15] Voir son article ‘Le point sur le débat européen’, Contretemps (ancienne formule), numéro 9, février 2004.
[16] Ibid, p.77.
[17] Kees van der Pijl The Making of an Atlantic Ruling Class, London, Verso, 1984, disponible en ligne ici http://www.theglobalsite.ac.uk/atlanticrulingclass/.
[18] Transnational Capitalism, p.69.
[19] Ernest Mandel Europe versus America : Contradictions of Imperialism, New York, Monthly Review Press, 1970 et Chris Harman ‘The Common market’, International Socialism, 1/48, pp. 6-16.
[20] Chiffres tires de Cox, Andrew and Glyn Watson (1995) ‘The European Community and the Restructuring of Europe’s National Champions’, in J. Hayward (ed) Industrial Enterprise and European Integration : From National to International Champions in Europe (Oxford : Oxford UP), pp304-333.
[21] Dupuy, Claude et Morin, François Le Cœur Financier Européen, Paris, Economica, 1993.
[22] ‘Global Finance and the European Economy : The Struggle over Banking Regulation’, pp. 87-105.
[23] Voir notamment son livre For Another Europe : A Class Analysis of European Economic Integration, London, Verso, 2001, mais aussi l’article ‘The Military Arm of the European Union’, Rethinking Marxism, vol. 18, no. 2, 2006.
[24] Une force militaire capable de déployer en un mois et pendant un an une force de 60000 troupes, indépendamment de l’Otan et donc des Etats-Unis.
[25] Groupements tactiques du volume d’une brigade (environ 1500 hommes), déployables en dix jours. Leur importance réside dans le fait qu’ils peuvent être composés et déployés par les pays qui le souhaitent, ce qui permet à la France et à l’Allemagne de contourner les réticences des pays pro-américains, notamment de la Grande Bretagne.
[26] ‘The Military Arm of the European Union’, pp. 329-330.