Au départ, c’est-à-dire dans les années 1950, le projet n’était pas seulement économique mais aussi politique : estomper progressivement les antagonismes nationaux et faire de l’Europe un acteur international plus puissant que chacun des États membres pris séparément, tout en restant fermement allié aux États-Unis.
Double péché originel
D’emblée, l’édifice est marqué par un double péché originel : il se construit, loin des peuples, par des marchandages inter-gouvernementaux et technocratiques et est, pour l’essentiel, façonné par le dogme économique libéral et l’emprise des lobbies patronaux. Certes, il n’y a pas de différence de nature fondamentale avec la façon dont fonctionnent aujourd’hui les États capitalistes nationaux qui, d’ailleurs, n’ont pas besoin de l’Europe pour mener des politiques antisociales. Mais il n’est pas neutre qu’ait été créé un échelon supplémentaire encore plus abrité de la volonté populaire. « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens. », affirmait ainsi en 2015 (à propos de la Grèce) le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker.
Pendant plusieurs décennies, la machine a néanmoins avancé et, malgré sa soumission aux intérêts capitalistes, semblait en phase avec une aspiration forte des populations : plus jamais de guerre en Europe ! Dans les années 2000, les nuages s’accumulent : la « stratégie de Lisbonne » qui voulait faire de l’Union européenne « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde d’ici à 2010 » est un échec, et les inégalités entre les États se renforcent. Après la crise de 2008-2009, un « fédéralisme autoritaire » néolibéral se met en place : la Commission européenne (avec l’appui du Conseil européen où siègent les États membres) se met à intervenir dans tous les aspects des politiques économiques et sociales. Retraites, salaire minimum, protection sociale, système de négociations collectives : désormais la Commission se mêle de tout, allant au-delà des compétences de surveillance budgétaire que lui donne le TSCG (traité sur la stabilité et la gouvernance budgétaire de 2012). L’euro, supervisé par une Banque centrale européenne qui n’a aucun compte à rendre, n’a protégé ni de la crise, ni du chômage de masse, ni de la concurrence entre économies.
Consensus ultralibéral
Aujourd’hui, c’est la panne. Aux yeux de larges secteurs populaires, l’Union européenne n’apparaît plus que comme un mécanisme de destruction des acquis sociaux et des services publics. Et de fait, c’est actuellement le seul point qui fasse consensus entre tous les gouvernements : de Macron en France à Orbán en Hongrie en passant par Salvini en Italie, tous sont d’accord pour privatiser, casser les codes du travail, réduire les impôts des entreprises et des riches. Macron et la Commission européenne n’ont ainsi rien à redire à la loi votée le 12 décembre 2018 en Hongrie, qui permet aux entreprises de faire faire chaque année jusqu’à 400 heures supplémentaires aux salariéEs, dont le paiement pourra être étalé sur 36 mois !
Au début de son mandat, Macron s’est présenté comme celui qui allait relancer la coopération européenne et, dès ses premiers mois, il s’était activé en ce sens. Son objectif était de restaurer le couple franco-allemand comme moteur de l’UE, et de lui donner une impulsion dans un monde rendu de plus en plus incertain par la politique de Trump, en avançant sur quelques dossiers : l’avenir de la zone euro, la taxation des géants du numérique (GAFA), et une position commune sur l’immigration. Il s’était déjà heurté aux réticences allemandes : le gouvernement d’Angela Merkel est trop affaibli pour prendre des initiatives. En matière d’immigration, les divergences subsistent, même si l’Europe forteresse est renforcée. Au sommet de Bruxelles des 13 et 14 décembre, la baudruche s’est dégonflée. Le « budget de la zone euro » qui devait servir à aider un pays en difficulté a été transformé en un simple compartiment du budget global de l’UE avec un montant limité et une finalité pas très claire. Quant à la taxe européenne sur les GAFA, elle est non seulement limitée par rapport aux projets initiaux (ce qui veut dire qu’elle rapportera beaucoup moins que prévu), mais de plus reportée par crainte des représailles étatsuniennes (ainsi l’Allemagne craint que Trump ne taxe ses automobiles).
La crise qui vient ?
Il est impossible de savoir sur quoi débouchera la crise actuelle de l’UE. Il est pourtant vraisemblable que le gouvernement et le patronat allemands pensent que l’Allemagne ne serait pas en meilleure situation face aux États-Unis, à la Chine, etc., si l’Union européenne disparaissait ou se fragmentait trop. D’autant que l’espace économique européen est essentiel : 58 % des exportations allemandes de 2016 sont allées vers l’Union européenne. La plupart des dirigeants européens sont d’accord avec ces constats. Cela pourrait les conduire à faire preuve de volontarisme pour essayer de donner un coup d’arrêt à une désagrégation lourde de risques potentiels. Mais ce n’est pas certain, d’autant que les différents gouvernements ont tous des difficultés qui affaiblissent leurs capacités d’initiative. À l’inverse, une paralysie de l’UE sous le poids des contradictions entre bourgeoisies et gouvernements nationaux ne peut être écartée.
Le décalage est en tout cas évident entre les discours des gouvernants et l’Europe réelle, à laquelle sont confrontés salariéEs, petitEs agriculteurEs, retraitéEs, chômeurEs. Les mensonges des gouvernements, de gauche et de droite, sont les fossoyeurs de l’idée européenne aux yeux de « ceux d’en bas ». Il n’y a pas lieu de s’en réjouir. Il ne s’agit pas non plus de dénoncer « l’Europe allemande » comme se plaisent à le faire certains, y compris à gauche, mais d’avancer une politique en rupture avec les traités de l’Union européenne qui ont institué des mécanismes de décision sur lesquels les travailleurEs n’ont aucune prise et constitutionnalisé la loi du marché et l’indépendance de la banque centrale. Programmatiquement, les anticapitalistes sont favorables à une « Fédération socialiste des travailleurs et des peuples ». Dans l’immédiat, il s’agit de défendre, au niveau national et au niveau européen, une série de mesures d’urgence à dynamique transitoire contre la dictature des marchés et l’austérité, et pour rompre avec le rejet des immigréEs.
Henri Wilno