Plus fondamentalement, l’utilisation des tribunaux et des cours d’arbitrage pour régler les conflits liés à la dette pose de sérieux problèmes d’un point de vue aussi bien pratique qu’idéologique, comme le souligne Louise Abellard dans son mémoire [1], dont nous reprenons ici quelques extraits. Ceux-ci montrent comment et pourquoi la RDC est passée, sous l’influence des organisations internationales, d’une stratégie de négociation avec les fonds vautours à une contre-offensive devant les tribunaux.
1. La RDC est poussée à négocier avec les fonds vautours
Les frais juridiques constituent un premier obstacle pour les pays en situation de difficultés financières - ce qui est toujours le cas lorsqu’ils sont attaqués par les fonds vautours – qui doivent alors débourser d’importantes sommes pour se défendre contre les attaques des fonds vautours. Se pose ensuite le problème de la langue et des compétences pour les avocats ne travaillant pas avec le droit anglo-saxon qui est celui privilégié par ces fonds. Cette iniquité pousse alors le pays attaqué à négocier avec ces derniers, car il est persuadé que le procès est perdu d’avance.
C’est à ces barrières très matérielles que se sont heurtés les avocats congolais en charge du contentieux avec le fonds vautour FG Hemisphere comme le résume ce juriste : « L’approche de 2008 c’était d’approcher FG Hemisphere et trouver un arrangement amiable pour mettre fin au conflit. On voulait trouver un arrangement amiable. Parce que la plupart des consultants qui sont venus ici nous ont dit : la meilleure façon de gagner le combat avec les fonds vautours, c’est d’accepter la négociation. Parce que sur le terrain judiciaire qu’ils aiment trop, ils s’y connaissent bien et ils maîtrisent tous les rouages. Et nous, entre guillemets, nous ne sommes pas très bien outillés pour pouvoir gagner un procès contre un fonds vautour. » (Entretien avec Mr Nyamabo, juriste à la DGDP en charge du dossier FG Hemisphere de 2006 à 2010, DGDP, Kinshasa, 31 mars 2014).
Parmi les consultants ayant poussé la RDC sur la voie de la négociation, deux noms reviennent de manière récurrente au cours des entretiens : Coumba Fall Gueye, et George Diffo Nigtiopop. Sénégalaise, Coumba Fall-Gueye représentait une branche du FMI pour l’assistance technique aux pays d’Afrique centrale, basée au Gabon. Camerounais, George Diffo Nigtiopop représentait lui le Pôle « Dette » au sein de la Banque des États de l’Afrique centrale (BEAC). Il s’agit donc de deux intervenants extérieurs, représentants d’institutions internationales et régionales, qui ont plaidé auprès du gouvernement congolais pour qu’il traite le contentieux hors des voies judiciaires, au nom de la non-maîtrise du langage juridique. Négocier devait donc, dans cette logique, permettre aux États de payer un montant inférieur à celui réclamé par le fonds.
2. L’entrée en scène de la FASJ et le changement de stratégie
La FASJ, par son don de 1,5 million de dollars, a permis du gouvernement congolais de recourir aux services d’un cabinet d’avocats spécialisé en droit des affaires, le cabinet DLA Piper engagé en 2011. Le recrutement de ce cabinet à la renommée internationale marque un tournant dans la stratégie de la RDC contre FG Hemisphere.
DLA Piper
Avec 4 200 avocats, DLA Piper se présente comme le plus grand cabinet au monde en termes d’employés. DLA Piper dispose de 21 bureaux dans 32 pays et sur les 5 continents. Ses avocats sont spécialisés en droit commercial (droit des affaires, droit minier, droit des contrats) et maîtrisent le droit privé anglo-saxon. Parmi eux, aucun n’est Congolais, aucun n’a été formé sur les bancs d’une université congolaise. L’avocate de DLA Piper en charge du dossier FG Hemisphere est présidente du groupe de gestion des litiges transfrontaliers de DLA. Par cette position, elle supervise des avocats présents dans soixante-quinze pays.
On est face ici à une élite de praticiens du droit des affaires, au sein de laquelle circulent quelques « superlawyers » [2] comme les appelle Yves Dezalay. Au sein de cette élite, les avocats se connaissent, ils évoluent dans les mêmes clubs, se retrouvent lors de grands procès, représentant parfois deux parties qui s’opposent. Comme pour les procès découlant de fusions et acquisitions qui constituent l’objet d’étude de Dezalay, les contentieux entre créanciers procéduriers et États endettés sont l’objet de grandes batailles juridico-financières. Ce sont de très gros procès qui, parce qu’ils sont à la source de nouvelles jurisprudences, sont très suivis dans les juridictions où ils se déroulent. Dans ce contexte, gagner en justice devient un objectif central pour les cabinets d’avocats représentant chacune des parties qui jouent ainsi leur place au sein de leur groupe professionnel. Vaincre en justice, c’est obtenir l’assurance de voir son nom médiatisé, publicisé au sein de la profession et dans les médias de nombreux pays qui communiquent sur ces contentieux. Remporter les procès est d’autant plus essentiel que le marché des contentieux entre États endettés et créanciers procéduriers est amené à croître dans les prochaines années. La mise en place de la FASJ ouvre des perspectives de gros contrats. Pour les cabinets internationaux, il s’agit de se positionner comme « experts » de ce genre de contentieux afin de remporter de nouveaux contrats à l’avenir.
2011 marque donc un moment de légitimation de la défense congolaise face aux organisations internationales qui ne préconisent plus la négociation avec les fonds vautours. Le cabinet DLA Piper est de facto investi d’un important niveau de légitimité auprès de ces organisations. Finalement, ce n’est qu’à partir du moment où elle délègue une partie du processus de défense à des acteurs externes, que la RDC est autorisée à se défendre par le droit. De la même manière qu’ils avaient intériorisé le discours concluant à leur trop faible expertise juridique dans la période pré-2011, les représentants congolais intériorisent désormais cette légitimité nouvelle à se défendre devant les tribunaux.
On voit donc l’émergence d’un personnel expert, compris moins comme détenteur d’un savoir objectivé que comme groupe doté d’une certaine reconnaissance, et étiqueté comme tel. Nous reprenons ici la définition donnée par Véronique Jampy de l’expertise, « situation, certes plus ou moins longue et répétée, mais qui n’existe que par l’existence d’une relation entre un individu et son commanditaire, et ne peut donc pas être considérée comme une ressource que certains acteurs détiendraient de manière intrinsèque ». Autrement dit, « c’est parce qu’on fait appel à lui en tant qu’expert qu’un individu devient expert » [3].
Les experts de la FASJ, intervenants extérieurs également dotés d’un statut d’experts, s’immiscent dans la politique gouvernementale : ils participent de la centralisation de la capacité à agir aux mains d’un personnel non-élu, et ainsi de la dépossession du personnel politique de la gestion d’affaires souveraines.
Qu’est-ce que la Facilité africaine de soutien juridique (FASJ) ?
La Facilité africaine de soutien juridique (en anglais ALSF : African Legal Support Facility) a été constituée le 29 juin 2009 à Tunis après deux ans de consultations et de négociations entre les États membres de la Banque africaine de développement (BAD) et les grands cabinets d’avocats de Londres, Paris et New York.
Initialement, la FASJ a été créée en réponse à l’appel des ministres africains des finances lancé en 2003 pour aider les pays classés Pays pauvres très endettés (PPTE) à se défendre contre les fonds vautours. Son mandat a ensuite été élargi pour y inclure une aide technique dans la négociation des partenariats publics-privés et des contrats d’extraction de ressources naturelles conclus entre les gouvernements des États africains et les transnationales... en résumé la Facilité offre des conseils pour privatiser les ressources énergétiques du continent africain. Ce qui n’a rien d’étonnant vu que la FASJ est liée à la BAD.
Son site internet indique que l’adhésion à la FASJ est ouverte à toute nation souveraine ainsi qu’aux organisations internationales. La Facilité compte actuellement 52 membres, dont 47 États et cinq organisations internationales, dont la Banque mondiale. Contrairement à ce que son nom laisse croire, la FASJ compte dans ses administrateurs des représentants de puissants États créanciers du Nord comme la Belgique, la France, les Pays-Bas et le Royaume-Uni qui ont chacun un représentant qui siège au Conseil de gouvernance (le Conseil d’administration) de la FASJ. De plus, en 2017, la conseillère juridique principale est une employée française détachée de l’Agence française de développement (AFD) donc liée aux intérêts de l’État français en tant que créancier.
L’affaire « FG Hemisphere contre RDC » en bref...
FG Hemisphere a racheté pour 3,3 millions de dollars une créance impayée, d’une valeur faciale de 18 millions de dollars, envers la SNEL (l’entreprise publique d’électricité en RDC). Contracté dans les années 80 auprès de l’entreprise yougoslave Energoinvest (devenue bosniaque), le prêt de 18 millions de dollars devait financer la construction de lignes électriques à haute tension.
Suite à la saisine par Energoinvest de deux tribunaux arbitraux siégeant à Paris et Zurich, la RDC fut condamnée en 2003 à payer à la société bosniaque 30 millions de dollars. Ce montant prenait en compte la valeur faciale de la créance (18 millions de dollars), les intérêts de retard, ainsi que les frais engagés par Energoinvest pour obtenir le recouvrement de cette créance (honoraires d’avocats ainsi que des frais de procédure).
Un an plus tard, en 2004, FG Hemisphere racheta cette créance ; ce qui lui donna le droit de réclamer le paiement des 30 millions de dollars alors qu’il n’avait déboursé que 3,3 millions de dollars. Loin de s’en contenter, FG Hemisphere réclame par la suite devant plusieurs tribunaux (aux États-Unis, en Belgique, en Australie, en Afrique du Sud, à Hong Kong, à Jersey, etc.) le droit de saisir environ 100 millions de dollars d’actifs [4] appartenant à la RDC, presque 35 fois sa mise initiale ! Cette somme prend non seulement en compte le montant de la condamnation de 2003 (30 millions), mais aussi les intérêts de retard depuis 2003 et les frais de justice engagés par FG Hemisphere. En 2010, la Cour de Jersey confère à FG Hemisphere le droit de saisir une partie des futurs bénéfices de la joint-venture GTL (Groupement du terril de Lubumbashi), qui compte parmi ses actionnaires la Gécamines (entreprise publique minière congolaise).
À partir de 2011, la RDC gagne plusieurs de ses procès : à Hong Kong (en 2011) puis au Royaume-Uni en 2012 où elle gagne en appel remettant ainsi en cause le jugement de Jersey. En 2017, le litige dure toujours. Plusieurs autres actions ont été intentées par FG Hemisphere devant d’autres tribunaux.
Pour aller plus loin, lire Renaud Vivien, « Les fonds vautours en République Démocratique du Congo : le cas FG Hemisphere », 2012, revue Dounia (page 64-70). Le CADTM vous tiendra informés de l’issue de cette affaire sur son site : www.cadtm.org
Louise Abellard
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