De plus en plus critiqués en Occident, les partenariats public-privé (PPP) se multiplient en Afrique. En 2018, la Banque mondiale en recensait 460 sur tout le continent. L’Afrique du Sud, le Nigeria et le Kenya furent les pionniers de ces contrats qui s’étendent désormais à l’Ouest : Ghana, Côte d’Ivoire et Sénégal. Vantés pour leur supposée efficacité, ils creusent en fait les déficits publics tout en conférant des avantages exorbitants aux entreprises privées. Avec la récession provoquée par la pandémie deCovid-19, leur nocivité pourrait éclater au grand jour. « Le virus affectera énormément les PPP, leurs utilisateurs, le secteur privé comme le secteur public pendant des semaines, des mois ou des années [1] », avertit ainsi M. David Baxter, de l’Association internationale des professionnels du PPP (WAPPP).
« Ces partenariats sont signés entre une entreprise privée et un organisme public, explique l’économiste Romain Gelin, membre du Groupe de recherche pour une stratégie économique alternative (Gresea). Ils consistent à répartir des ressources, des risques, des responsabilités et des avantages entre ces deux acteurs et, en théorie, à réduire la contrainte budgétaire pour l’État. » Ils prennent souvent la forme de contrats de construction, maintenance et exploitation d’équipements publics (routes, hôpitaux, aéroports, centrales électriques, chemins de fer…) d’une durée de vingt à trente ans. L’utilisateur public verse un loyer à compter de la réception de l’ouvrage et tout au long de la concession, au terme de laquelle il récupère la propriété du bien.
Les institutions financières internationales, les principaux bailleurs de fonds, mais aussi les organisations régionales font des PPP le moteur de la croissance africaine, notamment pour atteindre rapidement les Objectifs de développement durable fixés par les Nations unies. « Au cours des quinze dernières années, explique M. Nick Dearden, responsable du réseau Global Justice Now, les fonds alloués au développement ont été utilisés pour encourager le secteur privé à investir dans les pays les plus pauvres. Plutôt que de les aider directement à créer des services publics ou à collecter des impôts auprès des sociétés multinationales qui y travaillent déjà, l’idée a été d’utiliser les deniers publics pour rendre l’environnement “plus propice” à l’investissement de capitaux. Les partenariats public-privé se sont multipliés, faisant ce qu’ils font de mieux : transformer les besoins publics en sources de revenus à long terme pour leurs financiers [2] ». La Banque mondiale et son bras armé pour le développement du secteur privé dans les pays du Sud, la Société financière internationale (SFI), font ainsi campagne pour les PPP auprès des gouvernements africains et des investisseurs privés, avec le soutien de certaines agences des Nations unies et de l’Union européenne. Le bilan de ces contrats sur le Vieux Continent, où ils furent inventés au début des années 1990, devrait pourtant inciter à la circonspection. En 2018, un rapport spécial de la Cour des comptes de l’Union européenne mené sur douze PPP en proposait une analyse sévère : « La plupart des projets audités ont accusé des retards considérables de construction et présenté des dépassements de coûts significatifs [3]. »
Des contrats négociés à la va-vite
Malgré ces avertissements, les PPP prospèrent en Afrique sur la vision néolibérale d’un État forcément bureaucratique et piètre gestionnaire, qui doit confier la réalisation des grands projets au secteur privé tout en lui apportant la garantie de financements sur le long terme. « Parés des nobles desseins de l’aide au développement, de l’adaptation au changement climatique, et désormais de la quatrième révolution industrielle, les PPP justifient une nouvelle vague de privatisations », analyse le socialiste sud-africain Trevor Ngwane, cofondateur, durant les années 2000, du Forum anti-privatisation, une coalition d’associations qui s’opposaient alors au démantèlement du secteur public de l’eau et de l’électricité sous la présidence de M. Thabo Mbeki. Selon lui, malgré les beaux discours, ces politiques ignorent la satisfaction des besoins des populations. En 2017, M. Jim Yong Kim, alors président de la Banque mondiale, vendait ainsi la mèche : « L’une des choses que nous aimerions faire, par exemple, c’est trouver un moyen pour un fonds de pension au Royaume-Uni d’investir dans la construction de routes à Dar es-Salaam, d’obtenir un retour raisonnable sur cet investissement et de faire beaucoup de bien dans le processus [4]. »
Présentés comme un partenariat entre acteurs égaux, les PPP résultent en fait de rapports de forces brutaux très défavorables aux États africains, qui s’assoient à la table des négociations affaiblis par la dette et incapables de produire une expertise rivalisant avec celle des grands cabinets d’avocats mobilisés par les multinationales. « Les gouvernements africains manquent de compétences techniques et juridiques pour que ces partenariats servent leurs finances publiques », nous explique M. Philip Alston, qui fut jusqu’à cet hiver le rapporteur spécial sur l’extrême pauvreté et les droits humains des Nations unies. Deux ans plus tôt, il s’était inquiété du « tsunami » de privatisations que les PPP allaient engendrer [5]. Un point de vue partagé par le juriste sénégalais Aliou Saware : « Quand le privé, souvent une multinationale, prépare le contrat avec un État africain, il a déjà une longueur d’avance. En fait, il ne peut jamais perdre. »
L’État s’endette lourdement sur plusieurs décennies tandis que les contrats prévoient toutes sortes d’échappatoires pour les partenaires privés, qui peuvent en cas de besoin se soustraire à leurs obligations. Beaucoup de ces PPP sont en effet des « contrats secs », signés sans clause de renégociation, et montés à la va-vite pour répondre aux objectifs court-termistes des promesses électorales. Ils peuvent prévoir toutes sortes de charges pour les gouvernements en fonction des circonstances, comme le versement d’indemnisations en cas de chute du taux de change ou de diminution brutale des bénéfices. Le projet gazier offshore Sankofa, un PPP soutenu par la Banque mondiale au Ghana, s’est ainsi transformé en bombe à retardement pour Accra. En vertu d’une clause établie sur le mécanisme du Take or Pay (littéralement « prendre ou payer »), l’État est contraint de racheter 90 % de la production, qu’il soit capable de l’utiliser ou non. La demande interne s’est révélée trop faible, tandis que la construction des infrastructures associées, nécessaires à l’extraction du combustible, prenait du retard. Par conséquent, en 2019, le Ghana a payé 250 millions de dollars pour du gaz inutilisé.
Inaugurée en grande pompe en 2016 par le président sénégalais Macky Sall, l’« Autoroute de l’avenir » reliant le nouvel aéroport international Blaise-Diagne à la capitale, Dakar, première voie à péages ouverte en Afrique de l’Ouest, est emblématique de ces montages défavorables au gouvernement contractant. La conception, la construction et la gestion ont été confiées à Senac SA, la filiale locale du groupe français Eiffage, dans le cadre d’un PPP appuyé par la SFI : « Senac a investi 70 milliards de francs CFA [106 millions d’euros]. L’État sénégalais, trois fois plus, souligne M. Saware. D’ici la fin de la concession de trente ans, Senac aura gagné près de 300 milliards de francs CFA [457 millions d’euros]. L’État, lui, n’empochera que la taxe sur la valeur ajoutée et devra rembourser la dette contractée auprès des bailleurs des organisations de développement, soit plus de 200 milliards de francs CFA [304 millions d’euros], qui est étalée jusqu’en 2059. »
Tous les secteurs à forte rentabilité sont concernés, qu’il s’agisse de l’énergie, des réseaux de téléphonie mobile et de câbles Internet à haut débit, des routes, des ports, des chemins de fer, des aéroports. Mais la SFI recommande également le recours aux PPP dans le domaine social, par exemple pour la construction ou la rénovation d’hôpitaux, la fabrication et la distribution de médicaments… « Contrairement à ce que l’on pense, cette nouvelle frontière de la santé n’a rien d’un territoire à risque pour les investisseurs, explique, à Londres, Mme Anna Marriott, conseillère en politiques de santé pour le siège britannique d’Oxfam. Les pays les plus inégalitaires du continent, que ce soit le Kenya, le Nigeria, l’Afrique du Sud, comptent également une minorité urbaine — la classe moyenne supérieure — prête à payer pour des soins de santé de qualité. »
Les premières études montrent pourtant que les PPP conclus dans le domaine sanitaire se révèlent aussi dangereux pour les États que les autres. En Ouganda, par exemple, la construction et la gestion de l’hôpital de Lubowa, en banlieue de Kampala, ont fait l’objet d’un PPP attribué sans appel d’offres à un consortium italo-ougandais. La facture des travaux vient de se révéler de 130 millions de dollars plus élevée pour les finances publiques que les 250 millions de dollars promis à la signature du contrat [6]. Au Lesotho, le Queen Mamohato Memorial Hospital, unique hôpital spécialisé du pays, construit, financé et exploité depuis 2011 dans le cadre d’un PPP, devait, selon la SFI, coûter trois fois moins cher que l’établissement qu’il remplaçait. Trois ans après son ouverture, en 2014, l’établissement de 425 lits siphonnait 51 % du budget national de santé à la suite de l’explosion de ses frais d’emprunt et de fonctionnement. Tout en s’avérant très rentable (25 % de profits) pour les partenaires privés du consortium Tsepong Ltd, menés par le géant sud-africain des soins de santé Netcare, l’hôpital empêchait le Lesotho de répondre aux besoins sanitaires des populations rurales. Aujourd’hui, le Queen Mamohato Memorial Hospital ne ponctionne plus que le tiers du budget national de la santé. Mais celui-ci a triplé depuis 2014… Netcare, qui n’aura investi que 4 % du montant total du projet, est accusée par les autres partenaires privés minoritaires du consortium d’avoir largement détourné à son profit les revenus générés par l’hôpital. Engagé dans un bras de fer juridique avec l’État du Lesotho et les bailleurs, l’opérateur sud-africain menace : en cas de faillite de l’hôpital, le royaume montagneux pourrait être confronté à une crise de dette souveraine. En Afrique, les PPP risquent de se transformer en boulets fiscaux alors que se profile une nouvelle crise de la dette [7].
« Problèmes, problèmes, problèmes »
« On peut bien sûr critiquer la manière dont les pays gèrent leurs affaires, résume Romain Gelin au Gresea, mais ce sont bien des causes externes qui forcent les États africains à continuer à se plier au diktat des institutions de Bretton Woods. » Au premier rang de ces raisons exogènes se trouvent les flux financiers illicites et les paradis fiscaux. Tandis qu’en 2018 le continent recevait 29,7 milliards de dollars au titre de l’aide publique au développement, il perdait simultanément plus de 50 milliards de dollars en flux financiers illicites [8]. La dette publique du continent s’élevait à 350 milliards de dollars avant l’irruption du coronavirus, restant inférieure à 60 % du produit intérieur brut (PIB).
Comme au début des années 2000, les initiatives en faveur de l’allégement ou de l’annulation des dettes africaines sont à nouveau dans l’air du temps sous la bannière des institutions financières internationales et de leurs « conditionnalités » néolibérales. Mais les grèves et les manifestations qui ont jalonné l’opposition aux plans d’ajustement structurel ont disparu, et les PPP, que certains surnomment « problèmes, problèmes, problèmes », mobilisent moins la rue. À Dakar, M. Saware, qui dénonce le scandale de l’« Autoroute de l’avenir », invite plutôt « à s’arrêter et à poser un diagnostic global pour déterminer si tout ce qu’on a fait dans le domaine des PPP est rentable, mais aussi s’il contribue au développement durable et au bien-être des générations futures ».
Jean-Christophe Servant
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