Fin novembre 2015, le Fonds Monétaire International a annoncé la nouvelle composition du panier de devises déterminant la valeur du Droit de Tirage Spécial (DTS), actif de réserve international créé en 1969 par l’institution. A compter du 1er octobre 2016, le DTS intégrera la monnaie nationale chinoise, le renminbi (yuan). Cet élargissement marque la première entrée d’une monnaie d’un pays émergent et, par là-même, la reconnaissance du poids économique de la Chine au niveau mondial. Toutefois, les pondérations des différentes monnaies constituant désormais le panier de devises ne laissent place à aucune ambiguïté : le dollar, avec 41,73 %, conserve une certaine hégémonie, suivi de l’euro avec 30,93 %. Le yuan (10,92 %) est certes reconnu et son poids dépasse celui du yen (8,33 %) et de la livre (8,09 %), mais il n’est pas aussi important que ce que Pékin anticipait !
Auparavant, ces mêmes pondérations s’établissaient autour de 41,9 % pour le dollar, de 37,4 % pour l’euro, de 11,3 % pour la livre et de 9,4 % pour le yen. L’entrée du yuan s’est donc réalisée au détriment des monnaies européennes et du yen et non au dépend du dollar. Plus globalement, ces évolutions offrent à la Chine le caractère ultime de la reconnaissance économique mondiale : l’internationalisation de sa monnaie. Complément naturel de la puissance économique, financière et militaire, la reconnaissance d’une monnaie nationale comme « monnaie du monde » contribue à fournir le dernier attribut de pouvoir international à une nation.
Dans ce contexte, la question de l’évolution de la place du dollar se pose. Acteur central des marchés monétaires depuis la fin de la deuxième guerre mondiale et des relations monétaires internationales, le dollar se trouve désormais concurrencé face à ce que l’on peut appeler une certaine yuanisation du monde économique.
Après quatre décennies d’instabilité monétaire, quels constats ?
Dans les années 1970, les mutations de la scène énergétique mondiale (premier et deuxième chocs pétroliers) et, plus globalement, l’introduction et l’accélération de la volatilité sur les marchés de matières premières, s’accompagnent d’une ère d’incertitude et d’instabilité de l’activité économique mondiale. La conjoncture est ainsi marquée par la montée des désordres économiques majeurs : stagflation (inflation et stagnation de la croissance) et chômage en hausse.
Les marchés des changes sont également marqués par des bouleversements majeurs. Sur les marchés financiers, dès le début de l’année 1971 [1], les pressions spéculatives sur le dollar s’accentuent, les acteurs vendant des dollars pour acquérir de l’or. La position de la Grande-Bretagne, en août 1971, réclamant la conversion des avoirs de la Banque d’Angleterre en or, précipite la décision américaine, tout comme la situation économique précaire (récession de l’économie américaine en 1969 et 1970), dans un contexte de creusement des déficits commerciaux. La décision du Président des Etats-Unis, Richard Nixon, le 15 août 1971, de renoncer à la convertibilité du dollar en or, engendre une forte dépréciation de la monnaie américaine et provoque, au niveau mondial, une généralisation progressive du régime de taux de change flottants. Ce dernier est formalisé lors des Accords de la Jamaïque, en 1976 Accords qui marquent la fin du système de Bretton Woods mis en place en 1944.
Le désarrimage du dollar à l’or va alors ouvrir la voie à une période d’instabilité monétaire marquée par une succession de crises de change dans les pays de la Triade (États-Unis, Japon, Europe) durant les années 1980 et 1990. Des tentatives de stabilisation des relations dollar/yen (Accords du Plaza en 1985, Accords du Louvre en 1987) à la crise asiatique de 1997, en passant par la crise de la livre (1992) et du franc (1993) dans les années 1990, le système monétaire international révèle une nouvelle forme d’instabilité chronique. Le FMI [2] a recensé près de 147 crises bancaires, 218 crises de change et 66 épisodes de crises de dette souverains sur la période 1970-2011, alors que la période allant de 1944 au début des années 1970 se caractérisait par moins de vingt crises de change. Depuis la fin du régime de Bretton Woods et donc de facto depuis l’absence d’un système monétaire international structuré, l’instabilité est une composante majeure des marchés financiers et seul le dollar conserve un rôle de pivot monétaire malgré des évolutions économiques mondiales de plus en plus troublées.
Cette constante du dollar dans les relations monétaires internationales interroge dans une période où l’économie mondiale est profondément marquée par la montée en puissance de la Chine : Première puissance économique mondiale en PIB PPA et premier exportateur mondial, l’Empire du milieu représente aujourd’hui plus de 16 % de la production mondiale, contre moins de 1 % en 1975.
Vers une yuanisation du monde ?
L’adhésion à l’OMC en décembre 2001 et la politique du Go Global (ou Go Abroad) décrétée par le gouvernement pour inciter les entreprises à conquérir les marchés étrangers ont constitué des étapes fondamentales de la stratégie d’ouverture menée par la Chine depuis la fin des années 1970. Cette logique d’expansion économique internationale s’est accompagnée d’une volonté d’internationalisation progressive du yuan. Entre 2005 et 2016, les investissements chinois à l’étranger ont atteint plus de 1 200 milliards de dollars selon le China Global Investment Tracker et les capacités financières de la Chine semblent illimitées.
Les bras armés de son internationalisation économique et monétaire sont multiples : ses deux fonds souverains nationaux qui investissent les réserves de change sur les marchés internationaux (State Administration of Foreign Exchange [SAFE] et China Investment Corporation [CIC]) ; ses banques nationales (Eximbank, China Development Bank) qui, dès 2010, ont engagé des montants de prêts bien supérieurs à ceux de la Banque mondiale ; ses banques commerciales dont certaines ont intégré les premières places des classements internationaux en matières de fonds propres. Même si elles ont fondu de plus de 750 milliards depuis leur plus haut de juin 2014, les réserves de changes de la Chine s’établissent encore à l’heure actuelle à environ 3 200 milliards de dollars.
La Chine possède désormais tous les atouts d’une puissance financière internationale et son désir de yuanisation du monde semble insatiable. Le yuan s’internationalise comme le montrent les chiffres de la Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication (SWIFT) : en janvier 2016, il est ainsi devenu la cinquième monnaie la plus utilisée dans les transactions commerciales, avec près de 2,45 % des paiements globaux (contre 1,39 % en janvier 2014). Et ce mouvement devrait s’accélérer car la Chine continue de conclure des accords de swaps de devises, des accords de compensation entre banques avec de nombreux pays européens. Elle a également renforcé sa coopération avec la City londonienne, Londres étant appelé à servir de tête de pont de la « yuanisation » européenne.
Depuis 2014, la Chine et Singapour convertissent leur monnaie sans avoir recours, comme par le passé, à une monnaie étrangère (dollar ou euro). En Malaisie, l’utilisation de la monnaie chinoise a enregistré une hausse de près de 215 % sur les trois dernières années et le yuan est désormais la deuxième monnaie la plus utilisée de ce pays dans les transactions commerciales. En Afrique, l’Afrique du Sud, le Ghana, le Nigeria, Maurice et le Zimbabwe notamment utilisent déjà le yuan comme monnaie de règlement et de réserves. Dans ce dernier pays, le président Mugabe a même décidé d’utiliser le yuan dans les transactions quotidiennes intérieures en échange de l’annulation d’une dette de 40 millions de dollars.
La Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (BAII), dont la Chine possède 30 % du capital et 26,8 % des droits de vote (contre moins de 4 % au FMI), permettra également à la monnaie chinoise d’irriguer la scène internationale, les besoins en infrastructures (8 000 milliards de dollars sur les 10 prochaines années) et les financements annuels (50 milliards pour la première année) devant être en grande partie financés en yuan.
Une lutte pour l’hégémonie monétaire ?
Le contexte économique actuel est, en outre, propice à une réflexion sur les pivots monétaires mondiaux. En effet, en l’absence de locomotive économique mondiale, dans un contexte de décélération du commerce international, de volatilité des marchés financiers et de peurs suscitées par le ralentissement des pays émergents, les craintes d’une entrée de l’économie mondiale dans la stagnation séculaire se multiplient. La baisse des prix des matières premières (pétrole en tête), si elle se confirme, fait peser sur les Etats-Unis le risque d’une certaine dé-dollarisation du monde et la pause enregistrée dans le processus de normalisation monétaire après une hausse de seulement 25 points de base des taux d’intérêt en décembre 2015 montre le haut degré d’incertitude quant à la santé de l’économie américaine et, plus globalement, de l’économie mondiale. En Chine, le gouvernement a procédé à plusieurs dévaluations du yuan depuis l’été 2015. L’Europe, elle, s’est lancée dans une politique monétaire extrêmement expansionniste, en décalage avec celle des États-Unis. Les politiques monétaires nationales sont symboliques des bouleversements actuels : indépendantes et dispersées. Or l’économie mondiale est à la recherche d’une notion oubliée depuis les années 1970 : la stabilité.
La Chine pourrait-elle offrir cette stabilité ? Economie en transition, elle pousse sa monnaie à devenir indispensable dans les échanges internationaux et cherche à créer des zones yuan dans certaines régions du monde, notamment en Afrique et en Asie. Puissance économique, la Chine est également en train de conquérir le monde. Reste que cette expansion est largement basée sur un endettement massif de ses agents économiques. Ainsi, la seule dette des entreprises représente à l’heure actuelle 160 % du PIB. En juillet 2015, la dette des sociétés financières & non financières, cumulée avec celle ménages, atteignait plus de 250 % du PIB contre environ 270 % aux Etats-Unis. La soutenabilité de l’endettement chinois pose aujourd’hui question…
En définitive, dans sa lutte pour l’hégémonie monétaire, la Chine a peut-être trouvé son pire ennemi : son propre système financier !
Emmanuel Hache