La visite à Pékin les 18 et 19 juin derniers du secrétaire d’État américain Antony Blinken aura permis aux deux superpuissances de la planète de renouer leur dialogue. Un signe certes encourageant, mais la rivalité sino-américaine demeure intacte et restera sans nul doute – et pour longtemps – la principale ligne de fracture du monde.
Au terme de plus de sept heures de discussions qualifiées de part et d’autre de « franches et productives », le chef de la diplomatie américaine a été reçu pendant 35 minutes par le maître de la Chine communiste Xi Jinping qui a lui-même reconnu que la Chine et les États-Unis étaient tombés d’accord sur certains points non précisés. Le président Xi Jinping a estimé que les deux parties avaient « fait des progrès et réussi à se mettre d’accord sur des questions spécifiques ». Et d’ajouter, en suivant là un narratif habituel à Pékin, que la Chine et les États-Unis devaient faire preuve d’une « attitude responsable face à l’histoire, les peuples et le monde », les deux pays ayant une responsabilité particulière « qui pèse sur l’avenir et la destinée de l’humanité ».
Avant d’embarquer dans son avion, Antony Blinken s’était montré prudent : mettre fin à la spirale négative dans laquelle les relations sino-américaines sont engagées ne pouvait « résulter d’une visite, même si elle a été intense et d’une certaine façon productive ». La visite, a-t-il dit, a néanmoins été « positive » et a constitué « un bon départ ».
Mais 48 heures après la visite du secrétaire d’État à Pékin, Joe Biden a publiquement qualifié Xi Jinping de « dictateur ». Un terme peu diplomatique qu’il avait déjà employé par le passé mais qui, prononcé maintenant, ne va certainement pas arranger les choses. « La raison pour laquelle Xi Jinping est très en colère du fait que j’ai [donné l’ordre] d’abattre ce ballon bourré d’équipements d’espionnage est qu’il n’était pas au courant qu’il était là-bas » au-dessus du territoire américain, a déclaré le président américain à l’occasion d’un rassemblement organisé pour une levée de fonds en Californie. « C’est quelque chose de très embarrassant pour des dictateurs lorsqu’ils ne savent pas ce qui s’est passé », a-t-il ajouté, dans une allusion au ballon espion stratosphérique chinois abattu par la chasse américaine en février dernier.
Détail protocolaire qui n’en est pas un : Antony Blinken a découvert en entrant dans la salle du Palais du Peuple qui borde la place Tiananmen où l’attendait Xi Jinping que, contrairement aux usages, le président chinois était placé seul en bout de table alors que lui était placé sur le côté. Une mise en scène destinée à montrer à la population chinoise que l’empereur était bien à sa place.
D’autre part, fait révélateur des ambitions planétaires jamais avouées par Xi Jinping, le numéro un chinois a expliqué à son interlocuteur que « la planète Terre est suffisamment grande pour y permettre le développement et la prospérité de la Chine et des États-Unis ». Le 13 juin 2013, il avait fait une déclaration similaire au président de l’époque Barack Obama mais – là aussi un détail qui a son importance – il n’avait parlé que de l’océan Pacifique suffisamment vaste pour les deux pays. Ce qui a fait dire jeudi au journal japonais Nikkei Asia que dans l’esprit du président chinois se dessine peut-être l’idée d’un nouveau « G2 » où la Chine et les Etats-Unis, ensemble, pourraient se mettre d’accord pour régir les affaires du monde, un dessein que Washington ne serait évidemment pas disposé à accepter.
CONTACTS CONFIDENTIELS JAMAIS ROMPUS
Sans jamais l’avouer, la direction chinoise espérait pourtant cette visite d’Antony Blinken, tout comme d’ailleurs l’administration américaine. La réalité géopolitique d’aujourd’hui plaçait le secrétaire d’État en situation avantageuse : si la Chine a marqué des points au Moyen-Orient ces derniers mois, presque partout ailleurs la prise de conscience d’une menace chinoise a progressé, rendant plus solide une alliance de fait entre les États-Unis et nombre de ses alliés ou partenaires.
Raison pour laquelle, après plusieurs mois de brouille et surtout d’embarras à Pékin suite à la découverte en février d’un ballon espion chinois au-dessus de zones militaires sensibles aux États-Unis, la Chine a fini par consentir à cette visite, la première depuis cinq ans à ce niveau d’un responsable américain. Elle fait suite à la rencontre entre Xi Jinping et Joe Biden au G20 à Bali à l’automne dernier. Les deux dirigeants qui se connaissent bien étaient alors tombés d’accord sur la nécessité de mettre en œuvre un mécanisme permettant de communiquer au plus haut niveau afin d’éviter une escalade militaire potentiellement désastreuse si un incident non désiré devait survenir dans la zone de Taïwan, de loin le plus grand sujet de discorde entre Pékin et Washington.
Tout semblait alors sur les rails. Antony Blinken s’apprêtait à embarquer dans son avion à destination de Pékin en février lorsque ce fameux ballon, vu du sol par une population médusée, a finalement été détruit par un chasseur américain. L’examen des débris devait ensuite confirmer la présence sur cet aéronef stratosphérique de plusieurs tonnes de matériels d’espionnage ultrasophistiqués. Dès lors que ce ballon avait été vu du sol, garder le silence n’était plus possible et les images de sa destruction par la chasse américaine avaient fait le tour du monde. Humiliée, la Chine avait alors perdu la face. Il s’en suivit une période de glaciation entre Pékin et Washington tandis que les opérations chinoises d’intimidation se multipliaient à proximité de Taïwan.
Lors d’une courte escale à Londres ce mardi 21 juin sur le chemin du retour vers Washington, Antony Blinken, sans les confirmer explicitement, a expliqué que les informations des médias américains sur un projet chinois d’installation d’une gigantesque station d’écoute à Cuba en échange du versement de milliards de dollars aux autorités cubaines suscitaient de « graves inquiétudes » à Washington et qu’il en avait fait part lors de ses entretiens à Pékin.
Les experts américains des réseaux d’espionnage chinois, cités par ces mêmes médias, estiment que le régime chinois s’est engagé dans un cycle d’espionnage des États-Unis jamais vu dans le passé. Selon des responsables américains, ces opérations dans le cyberespace, « sans équivalent », représentent « une menace jamais vue jusqu’à présent ». « Ce que nous pouvons voir n’est peut-être que la partie émergée de la pire opération de hacking et d’intrusion que nous pouvions imaginer », explique ainsi Annie Fixler, directrice du Centre on Cyber and Technology Innovation du think tank américain Foundation for Defense of Democraties.
Pourtant, même si les contacts publics entre Pékin et Washington étaient gelés, de façon confidentielle, ils n’avaient en réalité jamais été rompus. Dès lors, Joe Biden a donc pris son temps pour réamorcer ce dialogue public afin de permettre au régime chinois de digérer l’échec de l’opération catastrophique du ballon espion et aussi d’évaluer les risques pris par la Chine à trop se rapprocher de la Russie en guerre en Ukraine. Puis le mois dernier, sans jamais avoir annoncé de véritable concession sur le dossier de Taïwan, il avait déclaré qu’il s’attendait à une reprise prochaine du dialogue avec Pékin, précisant qu’il anticipait une nouvelle rencontre avec Xi Jinping, peut-être à l’automne.
AUCUNE ILLUSION D’APAISEMENT
À Antony Blinken lors de son séjour à Pékin, le chef de la diplomatie au sein du Parti communiste chinois Wang Yi a déclaré qu’aucun compromis n’était possible sur la question de Taïwan, que Pékin considère comme une simple province devant être « réunifiée » au continent, par la force si nécessaire. De son côté, le chef de la diplomatie américaine a répété que les États-Unis n’étaient pas favorables à l’indépendance de Taïwan. Pour autant, le séjour pékinois d’Antony Blinken laisse quasi entier le fond du contentieux sino-américain. Car, comme l’a rappelé le même Wang Yi, les relations entre la Chine et les États-Unis sont aujourd’hui tombées au plus bas depuis 1979, l’année où Washington avaient officiellement reconnu le régime de Pékin et avait rompu ses liens officiels avec Taipei.
Sur le sujet explosif de Taïwan, la direction communiste chinoise est bien obligée de constater que l’image de l’ancienne Formose progresse en Occident avec des contacts qui se multiplient y compris à l’échelon ministériel. C’est ainsi que pas moins de trois ministres taïwanais se sont rendus en France, en République tchèque, au Royaume-Uni et au siège de la Commission européenne au cours de la semaine écoulée. L’un d’entre eux, la ministre des Hautes Technologies Audrey Tang, a même rencontré publiquement le ministre britannique de la Sécurité nationale Tom Tugendhat à Londres, un fait sans précédent au Royaume-Uni depuis des décennies, qui a évidemment suscité la colère de Pékin.
Le fossé reste donc béant entre les deux superpuissance qui ne sont, en réalité, d’accord sur quasiment rien. Or l’inquiétude demeure à Washington sur une dérive toujours possible du régime chinois vers davantage de confrontation sur le dossier de Taïwan avec la montée des problèmes économiques et sociaux à l’intérieur de la Chine. Aussi, tout excès d’optimisme n’est pas de mise à Washington. Les médias américains ne s’y sont d’ailleurs pas trompé. « Pour ceux qui espèrent des relations plus heureuses, il reste un long chemin tortueux, parsemé d’obstacles, estimait ainsi mardi le Washington Post. Quelle qu’ait pu être la rhétorique employée pendant le séjour de Blinken à Pékin, les stratèges et les responsables politiques tant aux États-Unis qu’à Pékin se considèrent comme des puissances rivales et jugent que la compétition demeure inévitable. Les tensions sur des questions récurrentes depuis longtemps telles que le statut de Taïwan et les activités de la Chine en mer de Chine du Sud ont grimpé de manière toujours plus aigües, ceci alors que les lignes de communication sont devenues silencieuses. »
Cité par le Washington Post, Aaron David Miller, un ancien diplomate américain de haut rang, a pointé la grande question après cette visite : il faut se demander « si nous ne nous comprenons vraiment pas l’un et l’autre ou si, en fait, nous ne nous comprenons que trop bien ». Sous-entendu : Pékin et Washington ne se font en réalité aucune illusion sur les possibilités d’apaiser la situation. En outre, si le ton de part et d’autre était encourageant à Pékin, il reste qu’Antony Blinken a reconnu n’avoir pas réussi à obtenir de ses interlocuteurs un accord pour rouvrir les canaux de communications entre les deux armées.
« SE PARLER EST DÉSORMAIS UN EXPLOIT EN SOI »
Tandis que l’Amérique et Taïwan entreront bientôt en période électorale à l’approche des présidentielles au début de l’an prochain, en Chine, la tonalité des médias officiels est à un nationalisme de plus en plus exacerbé à mesure que les problèmes économiques s’approfondissent, relèvent certains observateurs. Établir entre Washington et Pékin des moyens de communication dans le domaine militaire est de ce fait d’autant plus « essentiel », a souligné devant des journalistes américains Sarah Beran, directrice pour les affaires chinoises et Taïwan au sein de la Commission pour la sécurité nationale de la Maison Blanche. « Il s’agit là d’un moyen absolument critique pour nous pour gérer la concurrence, la communication de crise et s’assurer qu’il n’y ait pas de malentendus ou de mauvaise interprétation sur les intentions de l’un ou de l’autre. Nous restons désireux [de ces contacts] et voulons pouvoir rencontrer ou contacter [des interlocuteurs] en Chine pour répondre à cela. »
Un rapport bipartisan américain diffusé le 21 juin va précisément dans ce sens. Le risque d’un conflit militaire dans le détroit de Taïwan va croissant avec les turbulences sérieuses que traversent l’économie chinoise. Xi Jinping peut un jour se trouver au pied du mur au point de décider alors de détourner l’attention de la population chinoise en provoquant une crise sur le théâtre de Taïwan. Ce rapport, rédigé à la demande de la Commission des Affaires étrangères du Congrès américain, souligne que le bras-de-fer entre Pékin et Washington engagé autour de Taïwan devient « de plus en plus fragile ». « Cette réalité, ajoutée à l’impatience manifestée par Xi à propos du statu quo et sa détermination à progresser vers la réunification, augmente le risque d’un conflit », écrivent les auteurs de ce rapport dirigé par Mike Mullen, ancien chef de l’état-major américain, et Sue Gordon, ex-directrice adjointe des services de renseignement américains.
Selon les conclusions de ce rapport, la Chine est probablement entrée dans une phase de long terme de ralentissement économique, causée notamment par le vieillissement de sa population et les sanctions prononcées contre des entreprises chinoises du secteur des hautes technologies. « Au moment où la croissance économique de la Chine ralentit sous la conduite de Xi, il s’est davantage tourné vers le nationalisme pour justifier le monopole [du Parti] sur les affaires du pays. Avec une accentuation de cette baisse, il pourrait se tourner vers la question de Taïwan pour trouver un soutien au PCC et à son propre règne. […] Alors que Xi s’approche du terme de son mandat et se tourne sur son héritage, le risque d’un conflit à Taïwan augmente. »
« Il est symptomatique de constater à quel point les relations [sino-américaines] sont mauvaises si l’on considère que se parler est désormais un exploit en soi », explique John Delury, un expert des affaires chinoises à l’université Yonsei de Séoul dans une interview au Financial Times. Ainsi, l’état des relations sino-américaines est tellement exécrable que « rencontrer votre homologue est devenu presque un acte de courage politique ».
« NOUS NE VOULONS PAS DE DÉCOUPLAGE, NOUS VOULONS DÉ-RISQUER »
C’est peut-être sur le terrain de la guerre en Ukraine qu’Antony Blinken a rencontré quelques petits signes réellement positifs. Si ses interlocuteurs ont répété que la Chine ne livrait pas d’armes létales à l’armée russe, le responsable américain « s’est réjoui de l’engagement de Xi dans la recherche d’une fin juste et durable à la guerre en Ukraine », souligne le Financial Times. Le diplomate américain s’est de son côté efforcé de rassurer ses interlocuteurs sur le fait que les États-Unis n’avaient pas pour intention de procéder au découplage économique avec la Chine. « Nous ne voulons pas de découplage, nous voulons dé-risquer », a-t-il précisé à Pékin.
C’est la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen qui, la première, avait mentionné ce terme de « dé-risquer » aujourd’hui largement utilisé par les dirigeants de l’UE. En retrait comparé au découplage, cette notion préconise de procéder à un examen approfondi des échanges commerciaux ainsi que des transferts de technologies sensibles pour éviter de renforcer la dépendance à l’égard de la Chine.
Un test de la volonté politique commune d’améliorer leurs relations seront les visites attendues à Pékin de la secrétaire au Trésor Janet Yellen, de la secrétaire au Commerce Gina Raimondo et de l’envoyé spécial américain pour le climat John Kerry. Mais le véritable rendez-vous très attendu bien qu’encore hypothétique est la rencontre de Joe Biden avec Xi Jinping qui pourrait avoir lieu en novembre prochain à San Francisco à l’occasion du prochain sommet de l’APEC.
Plusieurs autres visites officielles ont eu lieu ou sont attendues après celle d’Antony Blinken. Le Premier ministre chinois Li Qiang, après l’Allemagne, s’est rendu ce jeudi 22 juin en France. Mardi, le chef du gouvernement avait rencontré Olaf Scholz. Le chancelier allemand a expliqué sur un ton nouveau à Berlin que son pays n’avait pas l’intention de couper les ponts avec la Chine mais que son intérêt était désormais de « diversifier » ses partenaires économiques et commerciaux en Asie : « L’Allemagne mise sur un élargissement des relations économiques en Asie. Nous ne voulons pas nous fermer à un partenaire, nous voulons des partenariats équilibrés. »
Cette visite s’inscrivait en effet dans un contexte plus difficile pour les relations germano-chinoises. L’Allemagne a formellement adopté le 14 juin un document qui définit sa « stratégie nationale de sécurité » : la Chine, selon ce document de près de 80 pages présenté par Olaf Scholz, « tente par différents moyens de remodeler l’ordre international existant fondé sur des règles, revendique de plus en plus offensivement une suprématie régionale et agit sans cesse en contradiction avec nos intérêts et nos valeurs ».
Ce ton tranche singulièrement avec les pratiques passées de l’Allemagne à l’égard du géant asiatique, notamment l’ère de l’ex-chancelière Angela Merkel, quand Berlin cherchait avant tout à renforcer ses relations commerciales avec la Chine, son premier partenaire commercial dans le monde. L’Allemagne, estiment nombre d’experts, veut tirer les leçons de l’invasion de l’Ukraine par Moscou, qui a montré sa trop grande dépendance au pétrole russe et ne veut pas répéter la même erreur dans les relations avec la Chine de Xi Jinping.
Ce raidissement s’inscrit dans un contexte de tensions croissantes entre la Chine et l’Union européenne. La semaine dernière, le Commissaire européen Thierry Breton a enjoint tous les pays de l’UE qui ne l’ont pas encore fait à se conformer à une directive européenne qui proscrit l’installation sur leur territoire de réseaux 5G pilotés par les groupes chinois Huawei et Tencent.
Jeudi à Paris, Li Qiang a critiqué le concept qui implique de « dé-risquer la relation avec la Chine ». « Je salue la position française qui s’oppose au découplage », a insisté le Premier ministre chinois, louant devant le ministre français de l’Économie Bruno Le Maire la « belle interdépendance » qui permet « une division du travail efficace ».
RIVALITÉ INDO-CHINOISE ET CONVERGENCE WASHINGTON-NEW DELHI
Une autre visite est scrutée de près par Pékin : celle du Premier ministre indien Narendra Modi aux États-Unis entamée mardi 20 juin et conclue ce samedi 24 juin. Joe Biden lui a préparé un accueil soigné. Il a été le premier chef de gouvernement indien à s’exprimer pour la deuxième fois devant les deux chambres du Congrès américain. « La démocratie est l’une de nos valeurs sacrée et partagée », a lancé à cette occasion Narendra Modi. Des propos qui seront diversement appréciés par ceux qui critiquent la dérive nationaliste et ultrareligieuse en Inde. Si les quelques millions d’Américains d’origine indienne compteront lors de la présidentielle l’an prochain, l’autre véritable objectif du président américain est de faire de l’Inde un contre-poids de taille contre la Chine en Asie.
À l’issue de premiers entretiens bilatéraux, Narendra Modi a déclaré à la presse que « des décisions importantes » avaient été prises pour « ajouter un nouveau chapitre à notre partenariat stratégique et global ». Joe Biden a de son côté expliqué que les deux pays étaient tombés d’accord pour « augmenter notre partenariat de défense avec davantage d’exercices conjoints, plus de coopération entre nos industries de défense et davantage de consultations et de coordination dans tous les domaines ».
Delhi et Washington ont conclu un accord pour la fabrication en Inde de moteurs pour chasseurs et la livraison à l’Inde de drones militarisés Predator MQ-8B qui serviront à l’armée indienne pour surveiller la frontière avec la Chine. Le groupe américain Micron Technologie a annoncé un investissement de 825 millions de dollars pour l’ouverture d’une usine en Inde pour la production de semi-conducteurs.
« Dans les nombreuses déclarations communes publiées par les États-Unis et l’Inde ces dernières années, jamais mention de la Chine n’a été faite. Pourtant, c’est bien la Chine qui [pour l’Inde] a supplanté le Pakistan comme sa première menace sécuritaire », écrivait ce jeudi la spécialiste de géopolitique Ellen Nakashima dans les colonnes du Washington Post. Compte tenu des incidents de frontières répétés et parfois sanglants entre les armées indienne et chinoise de même que les incessantes opérations de désinformation émanant de Chine qui inondent les réseaux et les médias indiens, « c’est bien la résurgence de cette rivalité, après des décennies de détente, qui a jeté les bases de cette convergence d’intérêts entre les États-Unis et l’Inde », souligne Ellen Nakashima.
Cependant, outre le fait que l’Inde n’a jamais condamné l’invasion russe de l’Ukraine et demeure un client privilégié en hydrocarbures russes à des prix bradés, Narendra Modi s’est soigneusement abstenu de toute critique publique à l’égard de la Chine.
« CULTIVER LE JARDIN DE LA CIVILISATION MONDIALE »
D’autre part, les États-Unis ont certes progressé ces derniers mois dans leurs efforts pour convaincre leurs alliés de prendre leurs distances avec la Chine. Mais une nouvelle fois, Emmanuel Macron a marqué sa différence au mois de mai en refusant net l’idée de l’ouverture à Tokyo d’un bureau de l’OTAN. Une idée pourtant acceptée par les autres dirigeants des pays membres de l’OTAN, mais le chef de l’État français a estimé que l’Alliance atlantique ne devait pas avoir l’Asie pour nouveau théâtre d’opération, au risque de froisser la Chine, selon les informations du Financial Times. Emmanuel Macron avait semé un profond trouble en Europe ainsi qu’aux États-Unis et en Asie lorsqu’au terme de sa visite d’État en Chine, il avait déclaré que l’Union européenne devait garder ses distances avec les risques de guerre à Taïwan et ne devait pas devenir un vassal des États-Unis. Confrontés aux nombreuses critiques suscitées par ces propos, le gouvernement français avait ensuite dû rectifier le tir et affirmer que la position de la France n’avait pas changé et qu’elle restait attachée à la stabilité dans le détroit de Taïwan.
Quels que soient les progrès accomplis par l’Occident dans son discours face à la Chine, pour autant, il n’est pas question pour les stratèges chinois de renoncer à la diplomatie active et agressive menée par la Chine depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012, estime le Nikkei Asia. Le journal japonais cite les nombreux chefs d’État et de gouvernement qui se précipitent à Pékin tels que le président brésilien Lula da Silva, le président français Emmanuel Macron et les dirigeants de plusieurs pays d’Asie centrale. « Pendant trois ans, le Covid avait gelé les objectifs de la diplomatie chinoise, rappelle le quotidien. Maintenant, avec les États-Unis plongés dans une campagne électorale et la communauté internationale préoccupée par la guerre en Ukraine, Pékin est de retour, consolidant une initiative visant à promouvoir sa propre alternative à l’ordre occidental basé sur des règles. »
À l’appui de sa démonstration, le média nippon rappelle la mise en œuvre d’un nouveau programme international chinois baptisé « Global Civilisation Initiative » (GCI) dont le leitmotiv serait de « cultiver le jardin de la civilisation mondiale », autrement dit la « Xivilisation » comme la nomment les médias officiels chinois. Volontairement flou et opaque, ce programme se fait l’avocat « d’aspirations communes » de l’humanité dont l’un des messages clés, bien que non dit explicitement, est : « Rejoignez le club, nous ne vous dirons pas ce qu’il faut que vous fassiez, à la différence de l’Occident ».
Comparé aux campagnes précédentes comme celle bien connue de « communauté de destin » souvent mise en avant par Xi Jinping, la GSI est « plus sophistiquée » car « davantage stratégique et orientée sur le long terme », estime Moritz Rudolf, chercheur à la Yale School’s Paul Tsai Center. « Elle a pour vision de remettre la Chine sur la table au moment où les pays occidentaux traversent une sorte de crise d’identité et s’interrogent sur la meilleure façon de traiter les nombreux défis d’un monde compliqué. À tout ceci, la Chine possède une réponse, autoritaire. »
Le président Xi Jinping, lorsqu’il avait pour la première fois évoqué cette nouvelle campagne en mars, en avait toutefois donné le ton : personne ne pourra plus jamais dicter à la Chine ce qu’elle doit faire et, en toute logique, tous les pays du monde doivent « éviter d’imposer leurs propres valeurs ou modèles aux autres et de se lancer dans la confrontation idéologique ». Ce message n’est pas nouveau. Il vise ces nombreux pays émergents qui rejettent fermement toutes les pressions occidentales jugées de nature impérialiste de même que les régimes autoritaires qui partagent une détestation de l’Occident. Mais pour le moment, seul le Premier ministre de Malaisie, Anwar Ibrahim, a publiquement apporté son soutien à la GCI. De leur côté, les États-Unis ont précisément adopté une nouvelle politique : laisser à leurs alliés et partenaires, comme l’Inde, la possibilité de ne pas choisir un camp dans la rivalité sino-américaine.
Pierre-Antoine Donnet