Un mois d’enfer et trois jours de répit : c’est le régime russe pour Alep. Après avoir brusquement intensifié, le 22 septembre, leurs bombardements sur les quartiers rebelles, dans l’est de la ville, Moscou et son allié syrien ont cessé leurs raids aériens, entre mardi 18 et jeudi 20 octobre.
Objectif officiel de cette pause qualifiée d’« humanitaire » par le Kremlin et qui pourrait s’étendre jusqu’à samedi : amorcer l’évacuation des blessés, permettre aux civils et aux insurgés de quitter la cité assiégée. But officieux de l’initiative, qui succède à un déluge de bombes ayant tué plus de 450 civils en quatre semaines, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme : jouer avec les nerfs de la population, la pousser à se désolidariser des troupes rebelles et faciliter la reconquête des secteurs orientaux aux mains des anti-Assad.
Mardi soir, en même temps qu’une pluie fine tombait sur la ville, la première de l’automne, baume sur le front de la cité martyre, un texto, signé de l’armée syrienne, était envoyé sur les smartphones de certains habitants. « Combattants d’Alep-Est, les promesses d’aide, de soutien, en troupes et en armes, ne se réaliseront pas, clamait le message. Le monde entier vous a abandonnés à votre sort. Réfléchissez avant qu’il soit trop tard, jetez vos armes et quittez la ville. »
Défi aux injonctions de Damas et de Moscou
« Franchement, c’est bien la première fois que le régime dit la vérité. La communauté internationale nous a laissé tomber », a aussitôt commenté Modar Shekho, un infirmier de 28 ans, dans un groupe de la messagerie WhatsApp où communiquent des journalistes étrangers et des habitants d’Alep-Est.
Peu après, le plan des corridors mis en place par Moscou et Damas pour permettre la sortie de la population des secteurs orientaux a commencé à circuler sur les réseaux sociaux : huit en tout, six pour les civils, les malades et les blessés et deux pour les combattants. « Trop touché par l’attention du régime, a ironisé Wissam Zarqa, un instituteur de 34 ans. Je songe à m’acheter une arme pour y répondre. »
Jeudi, première journée dévolue aux opérations d’évacuation, ces couloirs sont restés quasiment déserts. Un photographe de l’Agence France Presse ayant visité quatre d’entre eux n’a pas vu une âme les emprunter. Des centaines de personnes ont en revanche défilé dans les rues de Boustan Al-Qasr, un quartier du sud, la bannière de la révolution au vent, défiant les injonctions de Damas et de Moscou.
« L’espoir que le siège soit brisé »
Hormis quelques centaines de blessés dans un état critique, qui pourraient être transférés vendredi hors de la ville, l’immense majorité des 250’000 habitants d’Alep-Est semble décidée à ignorer le chantage au bombardement du Kremlin. « Les gens ont décidé depuis longtemps de rester ici, sur leur terre, et de se battre jusqu’au bout », affirme Mulhem Al-Oqeïdi, vice-commandant de la brigade Tajamou Fustakim, l’un des principaux groupes armés d’Alep, joint par WhatsApp à l’intérieur de la ville.
« Il y a des habitants qui aimeraient partir, que la pluie de bombes des dernières semaines a rendu littéralement fous, nuance Hiba Brais, membre de l’ONG syrienne Space of Hope, basée à Gaziantep, dans le sud de la Turquie. Mais beaucoup de choses les retiennent. Ils savent que la frontière turque est fermée, que les camps de déplacés installés à côté sont pleins et que la campagne d’Alep est également bombardée. »
« Ce qui fait tenir les gens, c’est l’espoir que le siège soit brisé, renchérit Marcell Shehwaro, directrice d’une autre ONG alépine, Kesh Malek, également installée à Gaziantep. Ils croient toujours en la capacité des rebelles à renverser la situation. »
Il n’existe pas de statistiques précises sur le nombre d’hommes en armes à Alep-Est. Les estimations fluctuent entre 7 000 et 10 000.
Une petite minorité d’entre eux – quelques centaines tout au plus – sont des djihadistes, membres du Front Fatah Al-Cham, nouvelle appellation du Front Al-Nosra, émanation d’Al-Qaida. C’est au nom de la lutte contre ce groupe terroriste, qu’elle présente – à tort – comme la principale force armée rebelle dans la ville, que la Russie justifie ses bombardements indiscriminés.
La grande majorité des combattants d’Alep-Est appartiennent en fait à des brigades estampillées Armée syrienne libre (ASL), la branche non djihadiste de l’insurrection syrienne, comme Tajamu Fustakim, Noureddine Al-Zinki et le Front du Levant. Avant que les forces loyalistes encerclent la ville, certaines de ces factions recevaient de l’argent et des armes légères des bailleurs arabes et occidentaux de l’opposition, représentés dans le « MOM », un centre d’opérations basé dans le sud de la Turquie.
A en croire les médias pro-régime, l’offensive au sol progresserait rapidement. Dans les faits, depuis deux semaines, le front n’a guère bougé. Après s’être emparées de terrains à découvert dans la périphérie nord de la cité, les forces pro-Assad, composées d’unités de l’armée régulière et de milices chiites étrangères (iraniennes, libanaises et irakiennes), butent sur des secteurs plus densément peuplés, comme Sheikh Saeed et Boustan Al-Basha.
« On tient les lignes »
« Ils nous harcèlent, ils attaquent d’un peu partout, pour nous inciter à gaspiller nos munitions, explique Abou Hozeïfa, conseiller politique du Front du Levant, rencontré à Gaziantep. Mais on tient les lignes. Quand ils avancent un jour, on reprend le terrain perdu le lendemain. » Dans ces zones d’habitation, où les combats se mènent rue par rue, le camp pro-gouvernemental perd l’avantage que lui confère sa maîtrise absolue des airs. Les aviations russe et syrienne peuvent difficilement y intervenir sans prendre le risque de frapper du mauvais côté du front, sur leurs propres troupes.
L’offensive met les nerfs des défenseurs à rude épreuve. Abou Hozeïfa reconnaît que le Front du Levant a perdu « entre 150 et 200 hommes » depuis la fin septembre. Yasser Youssef, conseiller politique de Noureddine Al-Zinki, admet la perte de plusieurs installations sous les bombardements russes, comme « des bureaux et des dépôts d’armes ».
Mais pour l’instant, les rebelles ne songent pas du tout à hisser le drapeau blanc, même si leurs adversaires sont plus nombreux et mieux équipés qu’eux. « On a vu venir le siège depuis longtemps, dit Mulhem Al-Oqeïdi, un ancien étudiant en architecture de 35 ans. On a eu le temps de se préparer et d’amasser des munitions. Alep n’est pas près de tomber. Le régime ne pourra jamais la reprendre. »
« Il est possible de briser le siège »
L’un des atouts des assiégés, dont ne disposaient pas leurs homologues de Homs, la grande ville de l’ouest du pays, proche du Liban, qui ont pourtant résisté deux ans à l’étranglement du régime, tient au fait qu’ils disposent d’alliés susceptibles de leur venir en aide : l’Armée de la conquête en l’occurrence, une alliance de brigades islamistes positionnées à moins de 10 kilomètres de la périphérie sud d’Alep. Début août, cette coalition, emmenée par le Front Fatah Al-Cham, était parvenue à enfoncer les positions loyalistes et à rouvrir l’accès à la ville. Un épisode douloureux pour les forces pro-Assad, qui avaient mis un mois à refermer la brèche.
« Il est toujours possible de briser le siège. La bataille commencera bientôt et elle changera le cours de la guerre », jure Mulhem Al-Oqeïdi. Coup de bluff destiné à remonter le moral de la population ? Les stratèges du régime syrien, en tout cas, prennent le risque au sérieux. Les coups de boutoir qu’ils donnent depuis un mois dans le quartier sud de Sheikh Saeed visent à consolider leur dispositif d’encerclement, particulièrement fragile à cet endroit, pour empêcher un retour en force de l’Armée de la conquête.
Cette coalition, contrairement aux unités de l’ASL enfermées dans Alep, a toujours les moyens de se ravitailler en armes via la Turquie. Des rumeurs insistantes font d’ailleurs état de l’arrivée dans son arsenal de nouveaux lots de missiles Grad et de roquettes anti-tanks TOW. « Même si les Russes cassent tout à Alep, ils ne casseront pas notre volonté », prédit Yasser Youssef.