J’entends souvent dire autour de moi que l’excision serait une obsession de médias français blancs. Elle fascinerait les femmes « blanches » qui n’auraient de cesse de parler de la barbarie des sociétés noires, dans lesquelles les « pauvres » Africaines seraient soumises à cette pratique d’un autre temps. Une sorte de colonialisme qui ne dirait pas son nom.
Cette vision des choses m’a toujours dérangée. Pourtant, je suis noire. On s’attendrait à me voir adhérer à tout discours visant à dénoncer les préjugés dont font souvent l’objet les femmes noires, plus particulièrement les femmes africaines, puisque je suis camerounaise.
Mais la vérité, l’une des vérités à propos de cette pratique, est que l’excision et les mutilations sexuelles féminines (car ce qui est communément appelé par la majeure partie d’entre nous, « excision » n’est que l’une des formes des mutilations sexuelles), n’est pas une préoccupation occidentale qui dénoterait d’un racisme ne portant pas son nom. Ni une manière de stigmatiser les femmes africaines, majoritairement victimes de la pratique.
La vérité c’est que l’excision n’a ni race, ni couleur, ni religion.
Elle n’est qu’une mutilation. Infligée aux femmes en raison de leur sexe.
Elle se pratique en Afrique, en Asie, au Proche-Orient, en Inde, ou en Indonésie, pour la même raison : l’opprobre dont fait l’objet, depuis la nuit des temps, la sexualité des femmes, et plus particulièrement, leur plaisir. Le clitoris n’ayant pas grand-chose à voir avec la fonction reproductive, il est considéré comme inutile.
Le clitoris, meilleur ami de la femme
La vérité est que les mutilations sexuelles féminines touchent 200 millions de femmes dans le monde, selon les dernières estimations de l’Unicef en 2016, parce que la jouissance des femmes est encore considérée comme susceptible de troubler l’ordre moral et la société. Leur corps, porteur d’une anomalie, le clitoris. Cet organe spécialement dédié à leur plaisir et pas à la procréation, autrefois surnommé « le mépris des hommes ».
Mais le corps des femmes, n’est porteur d’aucune anomalie. Le clitoris n’est pas un organe impur. Il est le meilleur ami d’une femme.
Procéder à son ablation totale ou partielle, est une violation inacceptable des droits des femmes et des filles. Et résumer cette conviction à l’obsession de femmes blanches pour des sexes de femmes africaines, c’est oublier un peu vite que c’est la jouissance féminine qui est visée. Et notre droit à toutes en la matière.
C’est ignorer aussi que les premiers mouvements en vue de l’abolition de la pratique, n’ont pas été le fait de « Blancs » mais sont partis du continent africain, d’Ethiopie précisément, au XVIe siècle, selon les recherches de la sociologue Isabelle Gillette-Faye publiées en 2014.
Dans les années 1970, la Sénégalaise Awa Thiam, avec La Parole aux négresses (éd. Denoël/Gonthier, 1978), est la première femme africaine, philosophe et anthropologue, à évoquer la réalité vécue de ces tortures traditionnelles sur lesquelles les ethnologues occidentaux sont restés si discrets.
Dans cet ouvrage, qui devrait faire partie de toute bibliothèque féministe, des femmes du Mali, du Sénégal, de Guinée s’expriment sur ce qui leur apparaît la plupart du temps – malgré leur souffrance personnelle – comme la condition féminine normale. Elles parlent de ce qu’elles ont subi, petites filles silencieuses et mutilées, sans révolte le plus souvent, comme une fatalité incontournable.
En Occident, c’est la lecture d’un livre sur toute l’histoire des mutilations sexuelles écrit par une Ethiopienne, intitulé Femmes d’Orient, pourquoi pleurez-vous ?, trouvé par hasard dans les rayonnages de la Bibliothèque nationale, qui emmène la journaliste, écrivaine, et féministe Benoîte Groult, à dénoncer avec virulence, ces pratiques visant à soumettre les femmes en tant que telles. Elle consacrera de longues pages au sujet dans son ouvrage, Ainsi soit-elle (éd. Grasset, 1977), best-seller mondial vendu à plus d’un million d’exemplaires, qui sera la première protestation publique contre la pratique de l’excision.
C’est aussi elle qui mettra en rapport Awa Thiam avec la maison d’édition qui publiera le manuscrit de La Parole aux négresses.
Ensemble, elles contribueront à braquer les projecteurs sur les pratiques des mutilations sexuelles, brisant un tabou et remettant en question les « traditions », ce qui permit de sauver beaucoup de vies humaines. C’est l’impact de ces deux ouvrages qui conduira à une criminalisation de la pratique de l’excision et de l’infibulation et à des procès y ayant trait.
L’entraide entre femmes du monde
A l’heure où le concept de la sororité semble recouvrer son lustre via des campagnes, telle Together Women Can de l’Américaine Sheryl Sandberg, visant à encourager la solidarité et l’entraide entre femmes, j’ai une pensée pleine de gratitude pour Benoîte, qui nous a quittés le 20 juin et Awa qui lui a récemment rendu hommage dans un beau papier intitulé « Benoîte Groult, le point de vue d’une négresse » paru dans Le Quotidien.
J’ai une pensée pour ces deux pionnières, amies dans la vie, qui « ont eu du clito » (équivalent « d’avoir des couilles ») avant même que l’expression n’existe. C’est-à-dire le courage de dénoncer à une époque où cela ne se faisait pas encore les mutilations sexuelles féminines, ce que la dramaturge et militante américaine Eve Ensler qualifie de « solution finale » de la sexualité féminine.
Elles n’avaient pas le même visage, la même couleur de peau, la même religion, le même mode de vie, mais s’accordaient sur le fait que chaque femme devrait pouvoir disposer de son corps aussi entier qu’au jour de sa naissance.
Les mutilations sexuelles féminines ne sont ni une affaire de « Blanche », ni une affaire de « Noire ». Elles sont une affaire de femmes. Qu’on ait connu ou pas la violence du couteau. Elles sont le rappel qu’il faut militer pour le pouvoir de souveraineté des femmes, leur droit d’exercer leur libre arbitre, et à rétablir dans son pouvoir et sa dignité originels, leur sexualité.
Elles s’inscrivent dans notre droit universel à disposer librement de notre corps, à tirer une vraie force de notre potentiel sexuel et prétendre à être des citoyennes autonomes.
Un droit ayant plus que jamais besoin de nouvelles Benoîte et Awa sur le continent africain et au sein de sa diaspora, liées par une vision du monde où le féminin sera accueilli dans toute sa dimension, et son rayonnement.
Axelle Jah Njiké (chroniqueuse Le Monde Afrique)