J’éprouve une vraie grande joie et un certain soulagement à participer à ce lancement du Réseau des féministes du Sénégal, pour deux raisons majeures. La première raison, c’est la volonté d’organisations féminines de se déclarer féministes, féministes sans si, ni mais, comme le décline la Charte des principes féministes pour les féministes africaines, élaborée en 2009, par le Forum féministe africain, mouvement panafricain de femmes, créé à Accra en 2006.
La seconde raison est la volonté de se mettre en réseau, après des séries de débats, ce qui n’est pas toujours évident. En effet, nous traversons des contextes souvent difficiles où de multiples défis, des divergences d’opinions, des contradictions idéologiques, des rapports de pouvoir et de leadership tendus, des ambitions et intérêts collectifs comme personnels, peuvent être sources de compétitions, de rivalités, de conflits et de ruptures, malgré la nécessité d’être ensemble et de combattre ensemble, à partir d’une plateforme la plus commune possible, face à des « ennemis communs » à nos causes possibles. Peut-on déjà considérer ces deux raisons comme des enjeux de nos luttes féministes ?
Fatou Sow, sociologue sénégalaise CC BY 4.0
Je vous remercie de m’avoir invitée, ce que je ressens comme un honneur, à vous rappeler Les enjeux du féminisme au Sénégal. J’aurais aimé préciser, bien que je sois sénégalaise et vit au Sénégal, c’est l’Afrique qui m’intéresse ; car l’Afrique, y compris sa diaspora, est in fine, mon espace de réflexion et d’engagement féministes, sans même indiquer, ici, une perspective panafricaniste. Nous sommes le seul continent à disposer d’une convention de droits humains des femmes, promue, à l’échelle africaine, par l’Union africaine. La majorité des États, de l’Algérie à l’Afrique du Sud, a adopté le Protocole à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, relatif aux droits de la femme africaine, plus connu sous le nom de Protocole de Maputo (2003).
Après m’être épuisée à déconstruire une part des grandeurs et des faiblesses des féminismes d’Occident, surtout de leurs regards sur nous, Africaines, j’ai décidé de ne plus leur consacrer de temps, sauf si leurs propos entrent dans mes efforts de théoriser moi-même, comme femme africaine. Les questions auxquelles je m’attelle portent sur ce que signifie être féministe en Afrique, à quoi sert le féminisme, que faut-il en tirer en termes d’analyse et de stratégies d’action et comment ? Ce n’est pas facile, tant les fronts de luttes sont nombreux. On s’entend si souvent dire : « tu es féministe, donc occidentale ». Je ne réponds plus à cette question à personne, et encore moins à mes collègues masculins de nos universités et/ou autres hommes de nos sociétés civiles. Aux femmes, je ne réponds pas ; je discute de nos différences d’opinions pour toucher quelques points communs. Et il me tarde de sortir des discours du néo, post et décolonial, comme cadres exclusifs d’explication de nos préoccupations. En sortir, c’est récupérer notre vraie indépendance et construire nos propres modes de présence au monde. Je suis sûre que vous faites face aux mêmes contraintes et avez les mêmes aspirations.
Être avec vous n’impliquera pas de vous passer le relai, comme l’on pourrait s’y attendre ; nous sommes après tout dans des relations transgénérationnelles, pour reprendre une expression courante aujourd’hui. Les générations suivantes reprochent souvent aux précédentes de ne leur avoir rien transmis, comme si l’engagement, et plus particulièrement l’engagement féministe, était transmissible. L’engagement féministe est d’abord un acte volontaire qui cherche, écoute, apprend, discute, se cultive, face à des situations concrètes, pleines de défis changeant pour chaque génération, pour chaque catégorie sociale, pour chaque groupe ou individu. Mon combat féministe n’est pas le vôtre, car j’espère que vous avez conservé nos droits acquis. Les vôtres seront de les préserver et d’en conquérir d’autres, pour les prochaines générations.
Ce qui me réjouit aujourd’hui, c’est d’avoir les occasions d’échanger et de débattre avec vous, d’être contestée et de vous contester, d’avoir pu établir des relations qui m’ont autorisée à participer à vos réunions, dans vos espaces, avec plaisir, sachant que j’allais vous apprendre de mes expériences et comme j’allais moi-même apprendre des vôtres.
Alors quels sont les enjeux du féminisme au Sénégal ?
L’enjeu majeur : (re) connaître le féminisme, comme théorie et pratique d’action
Il est toujours aussi difficile d’être féministe, hier comme aujourd’hui, de se reconnaître comme telle, d’être acceptée comme telle.
Cela le sera de plus en plus, au vu des reculs observés et des discours anti-genre (antiféministes) qui se popularisent dans le monde. Qui aurait cru que le droit à l’avortement, inscrit comme droit fédéral dans la constitution américaine, depuis 1973, grâce à des décennies de luttes féministes, serait désinscrit de cette même constitution, en novembre 2022. Les Américaines seraient presque revenues au niveau des Sénégalaises qui, il est vrai, ont d’énormes difficultés à faire de l’avortement, un débat public. Dans les années 1970, le qualificatif de féministe était récusé par les femmes africaines, comme personnes indépendantes de la colonisation dont il fallait décoloniser les idéologies et les savoirs, les règles et les normes, sabrer les relents de la domination politique, économique et culturelle coloniale (à chacune son colon) occidentale.
Il a ainsi fallu revendiquer nos priorités, face à une généralisation des luttes féministes.
On partait de modèles et d’agendas produits par un Occident dominant, et disons-le « arrogant » (Mernissi, 1984). Il a fallu « situer » nos priorités dans nos contextes historiques et espaces de vie, et ensuite les placer dans l’agenda international comme agenda africain. Quarante ans plus tard, nombre de ces luttes ont abouti à des avancements certains dont le droit à la parole africaine en Afrique même et dans le monde, notre contribution à la plateforme de la Conférence des femmes de Beijing (1995), l’élaboration et le vote du Protocole à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, relatif aux droits de la femme (2003). Ce Protocole dit de Maputo oblige les États signataires à garantir les droits des femmes, y compris le droit de participer au processus politique, l’égalité sociale et politique avec les hommes, une meilleure autonomie dans leurs décisions en matière de santé, la fin des mutilations génitales féminines, la légalisation de l’avortement, etc., pour n’énumérer que quelques points saillants.
Nous avons la bataille des concepts : le féminisme, le genre, l’autonomisation versus l’« empowerment », la parité, le droit à disposer de son corps, etc.
La bataille est à peine commencée, surtout lorsque nous sommes sommées de les dire dans nos langues. L’opinion ordinaire pense que, si nous n’y arrivons pas, c’est que les situations auxquels se réfèrent ces concepts n’existent pas dans nos contextes ! Aujourd’hui, ces termes sont tombés dans le domaine public. Ils se sont vulgarisés. Cela n’a pas facilité la tâche des féministes qui sont interpellées, apostrophées, stigmatisées, sinon ridiculisées, moquées, voire violentées, toujours condamnées à s’expliquer. Nous sommes sommées de répondre à toutes les situations, à toutes les inepties, etc. Nous sommes en permanence interpellées : « vous les féministes, où êtes-vous, que faites-vous, que répondez-vous ? » ;. « vous avez-dit féministe ? (y croyons-nous nous-mêmes ?) ; le féminisme ne s’applique pas aux réalités sénégalaises (l’opinion n’y croit pas) ; les principes féministes sont contraires à l’islam, sauf peut-être ceux des féministes islamiques, et encore ! nous avons du mal à émettre une position qui interroge l’islam ; exemple futile : je ne supporte pas la polygamie, mais c’est une prescription de l’islam.
S’il est encore malaisé de parler de féminisme, l’opinion publique s’est emparée du genre, mais le concept est devenu aseptisé, apolitique, voire dépolitisé, comme ailleurs. Il s’applique plus souvent aux femmes, comme catégorie humaine, sexuelle, sociale ou politique, qu’aux rapports de pouvoir entre les sexes, ce qui est sa définition d’origine. Joan Scott explique que le genre est
« un élément constitutif des rapports sociaux fondé sur des différences perçues entre les sexes […]. C’est aussi une « façon première de signifier des rapports de pouvoir, un champ de normes et de pratiques par le moyen duquel le pouvoir est articulé » (1988).
Rien n’est plus désespérant que d’entendre les journalistes de tout sexe, animatrices et animateurs des médias parler du genre pour tout ce qui nous concerne. Il y a actuellement tant d’expertise en genre que l’on se demande pourquoi nos problèmes ne sont pas résolus depuis ou ne sont pas correctement posés ? De quel genre parle-t-on ? S’agit-il d’une critique féministe de nos préoccupations ?
Et même là, alors que nous étions confortables avec le concept de rapports sociaux de sexe, à savoir les rapports sociaux entre hommes et femmes, nous sommes aujourd’hui plus que jamais bousculées par les dénis, voire défis de la binarité (homme versus femme) et la critique de l’hétéronormativité qui mène à des débats houleux dans nos sociétés contemporaines. Sommes-nous prêtes à comprendre ces autres sexualités, sans tabou, sans préjugé et sans panique morale manifestée à grands cris par les associations islamiques, à Dakar, en février 2002, après le refus du Parlement de durcir la criminalisation de l’homosexualité et autres actes « contre nature ».
Étudier, comprendre, apprendre le féminisme, ses concepts, ses analyses et perspectives sont des enjeux cruciaux pour le féminisme sénégalais et africain
Nous ne pouvons pas nous prétendre féministes, si nous n’en connaissons pas les principes et les règles, si nous ne les comprenons pas, si nous ne les déconstruisons pas, si nous ne les adaptons pas pour capter nos réalités et nos préoccupations qui peuvent être lointaines ou proches des celles du reste du monde. Nous devons lire, apprendre, discuter, réfléchir, échanger, participer aux débats (féministes ou pour veiller à les rendre féministes) de notre propre société et de notre continent (l’Afrique des femmes pense et bouge plus qu’on ne le croit), des femmes du Sud (des Caraïbes à l’Asie, de l’Amérique latine au Moyen-Orient dont nous partageons des expériences dont celles de la colonialité). Oui, comme Africaines et femmes du Sud global, nous avons nos débats particuliers. Nous devons faire le même exercice avec les femmes d’Occident (le terme est vague, car les différences peuvent être vertigineuses). Nous partageons le même espace humain ; ne leur laissons pas le pouvoir de dominer la réflexion et organiser l’agenda des femmes en leurs termes.
Nous avons produit nos réflexions sur le féminisme que nous avons contesté, puis nous avons construit les normes et priorités convenant à nos positions. Sur plusieurs décennies, ces efforts de théorisation ont été constants et intenses. Les militantes d’Afrique et de ses diasporas en ont créé plusieurs : Womanism, Jenda (genre), Motherism (Maternalisme), Femalism (Femmisme), Stiwanisme, Black Feminism/Féminisme noir, Afro-Feminism/Afro-Féminisme, African Feminism/Féminisme africain, et bien d’autres. Toutes ont cherché à décoloniser les études des femmes et créer un ordre de pensée inscrit dans des contextes historiques africains porteurs de questions africaines. La récente publication de Sylvia Tamale, Decolonization and Afro-Feminism (2020), fait un excellent point sur la manière dont la colonisation a profondément modifié les statuts des Africaines dans leurs sociétés et ouvre de nouvelles pistes de déconstruction de ces rapports.
Le féminisme au Sénégal, comme dans le reste de l’Afrique, relève d’une histoire mondiale de luttes des femmes.
Comme il m’est arrivé de l’écrire, dans le 9e tome (à paraître) de l’Histoire générale de l’Afrique,
« le féminisme africain a fortiori sénégalais est, à la fois, création, prolongement et renouvellement de pensées liées à des contextes et des histoires à la fois propres au continent et rattachées à un monde qui n’a cessé de se globaliser. Du féminisme, l’on peut dire qu’il s’inscrit dans un mouvement politique de réflexion et d’action qui a contribué à donner une plus grande visibilité aux expériences des Africaines, au sein de structures de masculinité prédominante sur une très longue durée ».
Le comprendre est un enjeu majeur.
La Charte des principes féministes pour les féministes africaines, rédigée par le Forum féministe africain, rappelle qu’en nous
« identifiant comme féministes, nous politisons la lutte pour les droits de la femme, nous remettons en question la légitimité des structures qui maintiennent les femmes assujetties et nous développons des outils en vue d’une analyse et des mesures de transformation » (2006).
Nous devons politiser nos réflexions et actions qu’elles soient dans l’ordre de la culture, de la religion, de l’économie et bien sûr du politique, car elles relèvent du politique.
Nous avons le droit de questionner, de discuter, d’avoir des convictions et des doutes, en gardant bien en vue les préoccupations des femmes, en tenant compte de l’âge, de la classe, du niveau d’éducation, des positions idéologiques, culturelles et religieuses, etc. La tâche est complexe. Les moindres succès, comme l’abolition légale des mutilations génitales féminines, malgré le maintien de leur pratique faute de surveillance du législateur et des autorités, la parité, malgré les multiples entorses au principe depuis son adoption, ou notre nationalité donnée à nos enfants, doivent être bien accueillis et être surveillés, tant ils sont incertains. Ils peuvent être acceptés, puis oubliés dans le tiroir d’un bureau de ministère ou du parlement ; ils peuvent être peu ou pas appliqués ou finalement enterrés sciemment. La loi n° 2020-05 modifiant la loi n° 65-60 du 21 juillet 1965 portant Code pénal, criminalisant le viol et la pédophilie, bien qu’une victoire du mouvement des femmes, a pu être traitée avec légèreté, selon des activistes sénégalaises. Il arrive, en effet, que ces affaires soient correctionnalisées, sous prétexte d’engorgement des tribunaux.
Quelles sont les préoccupations majeures qui nous poussent à vouloir transformer nos situations d’oppression ?
Parmi les inégalités inhérentes à la société sénégalaise, celle entre les sexes représente un défi primordial : les abolir est un enjeu capital de nos luttes.
Ces inégalités sont évidentes et connues. Le sociologue Abdoulaye Bara Diop ne dénonçait-il pas, dans ses travaux scientifiques, « les systèmes d’inégalité et de domination » (1981) de la société wolof. Le féminisme a fondamentalement pointé du doigt la construction sociale des rapports sociaux entre les sexes, comme rapports de pouvoir, leur construction politique dans les cultures africaines : hiérarchie des âges, des sexes, des ethnies, des castes, des classes, des formations sociales, etc.
On a tendance à penser que l’égalité est une requête des féministes occidentales, qu’elle est une utopie. Mais cela nous empêche-t-il de mesurer ce que nous avons longtemps qualifié de pesanteur de toute sorte, puis de discrimination et enfin d’inégalité, imposées comme normes sociales, culturelles et religieuses. On a du mal à dénoncer ces dernières, de peur de déranger un ordre social et sacré, d’être inconvenante, d’offenser, de blasphémer ; il est des pays où l’on peut passer en justice pour blasphème, comme en Mauritanie ou au Soudan. Le fondamentalisme culturel et religieux est rampant. Ce que j’appelle fondamentalisme, c’est le supposé retour à la culture et à la religion dites authentiques et en appliquer les règles, alors que le monde change (Sow 2018).
Il est plus qu’urgent de rechercher à quel moment la culture devient source et lieu d’expression des fondamentalismes et se laisse happer par les dérives fondamentalistes qu’elles soient sociales, morales ou religieuses. Pour discuter des inégalités de genre et de l’influence des fondamentalismes, trois domaines doivent être examinés pour leur pertinence : le corps féminin (santé, sexualité, fécondité), le système juridique (code de la famille et autres lois et règlementations) et l’organisation politique (positionnement dans la prise de décision, parité dans les institutions).
Nous avons besoin de connaître notre histoire et nos valeurs sociales, tout en cessant « d’essentialiser », c’est-à-dire nous réduire à notre condition féminine qui est d’être enfant, épouse, mère et grand-mère/ancêtre qualifiée de Grande Royale, merveilleusement décrite par Cheikh Hamidou Kane (1961). Nous « essentialiser », c’est nous figer dans une identité figée d’un passé africain ; ceci nous empêche de contester les privilèges réels de la masculinité face à des sociétés qui « culturalisent » les inégalités entre les sexes, à des religions patriarcales (islam, christianisme) qui les « fondamentalisent » ou encore à des États qui se disent musulmans et chrétiens, qui les « légalisent », alors que leur constitution est laïque. Il faut toujours interroger le « avant, c’était mieux » et faire le tri entre nos différents héritages sociétaux d’avant la colonisation (période qui a ses défis), durant la colonisation et de la postindépendance, de nos conversions à diverses confessions religieuses et spirituelles.
Matriarcat et/ou patriarcat : un élément du débat féministe africain ?
Cette discussion est assurément au cœur des études féministes africaines. En effet, si le féminisme dénonce le patriarcat et la domination masculine comme sources de l’oppression des femmes et les place au centre de ses luttes théoriques et politiques, quelle est la position des féministes africaines ? Cette question a, dès les premières approches, soulevé de fortes contradictions théoriques dont je ne soulèverai ici que quelques points ; car elles sont loin d’être résolues.
Le patriarcat, comme donnée anthropologique universelle, a été largement décrié par la recherche africaine, alors que le mouvement féminin avance son impact, donc son existence, dans l’analyse des situations contemporaines des femmes. Auteur de L’Unité culturelle de l’Afrique noire (1982, 2° édition), Cheikh Anta Diop, théoricien du matriarcat africain, en fait la base de nos sociétés. « « Le matriarcat n’est pas le triomphe absolu et cynique de la femme sur l’homme ; c’est un dualisme harmonieux, une association acceptée par les deux sexes pour mieux bâtir une société sédentaire où chacun s’épanouit pleinement en se livrant à l’activité qui est la plus conforme à sa nature physiologique. Un régime matriarcal, loin d’être imposé à l’homme par des circonstances indépendantes de sa volonté, est accepté et défendu par lui » (p.114). Les principes fondamentaux ont été l’assurance de la filiation par les femmes, l’hérédité par la lignée utérine, transmission des droits politiques, etc. D’où un statut éminent des femmes. Diop montre que « le régime matriarcal est général en Afrique, aussi bien dans l’Antiquité qu’à nos jours et ce trait culturel ne résulte pas d’une ignorance du rôle du père dans la conception de l’enfant » (p. 69). C’est ce qui fait noter une certaine dualité mettant en parallèle les lignages matrilinéaires et patrilinéaires et la place d’un patriarcat africain. Enfin les femmes occupent une place importante dans les représentations et pratiques religieuses, différente de celle des hommes. Ce sont l’introduction de religions nouvelles (ici, islam et christianisme) et l’intervention coloniale européenne qui ont imposé le patriarcat et ses hiérarchies.
L’une des lignes importantes de fracture dans les analyses des femmes est à ce niveau. Tout un pan de la recherche des Africaines récuse la division sexuelle biologique des sociétés africaines, arguant du fait que l’idéologie du genre occidentale ne correspondait pas à leurs réalités. Les femmes pouvaient tenir un rôle masculin et diriger, de même que les hommes pouvaient endosser un rôle féminin, rôles masculin et féminin n’étant pas aussi rigides pour être source de transgression. C’est la démonstration de l’ouvrage de Ifi Amadiume, Male Daughters, Female Husbands (1987), qui s’interrogeait sur les notions de sexe et genre dans la société africaine. Nombre d’Africaines, à partir de leurs histoires, reconnaissent cette base sociale illustrée par la place de la maternité dans la vie des femmes comme valeur sociale et obligation divine. Elles reconnaissent aussi l’importance de la transmission matrilinéaire de la filiation (naissance) et de liens spécifiques bâtis entre enfants sur cette relation utérine (doomu ndey). Il reste encore des indices de dévolution du pouvoir politique (appartenance requise à une famille maternelle pour qu’un homme accède au pouvoir), de transmission de certains biens matériels, culturels et spirituels, etc. Mais, nous posons cette question : ce rôle si essentiel donnait-il pour autant du pouvoir aux femmes, en dehors des Lingeer, femmes de l’aristocratie, et des personnalités féminines de l’élite politique ? Quelle sorte d’autorité et à quel niveau ? Si des tâches de gestion et de contrôle leur ont été attribuées, dans l’espace sénégalais, ce sont des hommes qui ont été au faîte du pouvoir. Ces souverains ou autorités ont porté des titres masculins : Dammel, Buur, Brak, Maad, Teeñ, Almaami, Lamaan, Jaraaf, etc.
Le débat s’engage difficilement dans le féminisme sénégalais (et africain), alors qu’il est indispensable, car la place « exceptionnelle » du féminin, dans les sociétés précoloniales, est toujours agitée, avec plus ou moins de bonheur, face à ses revendications. Ne peut-on s’atteler une relecture du matriarcat, de la matrilinéarité, des faits et des valeurs en découlant, pour en comprendre l’impact sur nos sociétés d’alors et d’aujourd’hui ? Car, quel que soit le système, la masculinité y porte sa marque : rôles importants des frères et oncles, dans tous les cas de figure.
L’espace de cet article ne permet pas de développer la question. Je pense, personnellement, que la base matriarcale a laissé ses indices ; on est frappé de la centralité des femmes dans l’organisation sociale. Leurs contributions à la reproduction des familles, à leur entretien domestique, à l’éducation et à la transmission des valeurs culturelles, l’utilisation de leurs connaissances et compétences indispensables au développement économique des sociétés et leurs charges sociales et morales (leurs xew de toute nature organisent la société) ont occupé une telle place dans les structures précoloniales que celles-ci n’ont pu les marginaliser dans la gestion des affaires et du politique. D’où la présence de toutes ces femmes « fortes » et la valeur de notre « matrimoine », malgré leur invisibilisation dans les mémoires, la rivalité dans les précessions masculines. Les femmes ont été centrales, mais n’ont jamais été égales. Elles ont rarement accédé au niveau suprême du pouvoir. Mais, y étaient-elles attendues ? La colonisation, avec sa logique patriarcale, les a marginalisées en instaurant de nouvelles institutions d’éducation et de gestion du politique, tout en utilisant leur force de travail pour nourrir et entretenir la colonie. Les pouvoirs indépendants, en maintenant les modalités coloniales de gouvernance, ont continué d’utiliser cette force, sans leur redonner plus de pouvoir. Les obstacles à cette conquête du pouvoir sont massifs.
Le féminisme permet d’entretenir cet espace politique de contestation et de résistance à l’ordre inégalitaire de la société patriarcale et/ou de la domination masculine
Nous avons encore besoin, au Sénégal, de cerner et de déconstruire la domination masculine et toutes les autres formes de domination que forge le patriarcat qui en est la source ou en découle. Ces forces de domination peuvent être locales et/ou mondiales, comme en témoignent les interventions de la mondialisation sur tous nos systèmes socioculturels, économiques et politiques. Il est important de reconnaître que la domination masculine explique de très nombreuses situations d’oppression actuelles. On n’élargit pas les espaces de pouvoir des femmes, en niant ceux de l’oppression.
Ce que le genre a introduit dans la réflexion féministe, c’est la prise de conscience des rapports de pouvoir entre les sexes, même si Judith Butler et nombre d’autres auteures ont fini par remettre en question cette bicatégorisation des sexes et affirmer que la notion de sexe ne pouvait se réduire à l’hétérosexualité et qu’il existait d’autres formes que toutes les sociétés, en Afrique certainement, ne sont pas prêtes à accepter, comme évoqué plus haut.
Nous avons besoin de reconsidérer, voire remettre en question, les rapports de pouvoir dans la famille, dans le monde politique (quelle parité ?), dans la société globale (lutte contre les inégalités et les discriminations). Les combats contre les inégalités dans le code de la famille ont été significatifs à ce niveau. Je n’en exposerai pas le débat, sauf pour dire que la lutte a été longue et que chaque point gagné est une victoire à préserver, car c’est un défi contre les abus des forces conservatrices.
Notre corps est politique. Il est l’objet de tant de normes, de règles, de règlementations, de tabous et de préjugés. Il est l’objet à la fois de contrôle et de violence que tout le monde trouve normal. Écoutez ou lisez ce qui se dit dans la société, à travers les médias, les réseaux sociaux, les autres moyens de communication. Je prendrai quelques exemples d’enjeu, un peu en vrac.
Scolariser les filles est, reconnaissons-le, une ambition des familles et du politique. Leur scolarisation est en progression, selon les chiffres officiels. La SCOFI et les politiques d’éducation ont fait leur chemin. Mais cette scolarisation bute encore sur bien des obstacles, si ce n’est des discriminations. Scolariser une personne, c’est développer ses capacités intellectuelle et morale vers la connaissance, mais pour les femmes, c’est aussi leur apprendre le chemin vers la liberté sous tous ses aspects et l’égalité. Scolariser, ce n’est pas seulement créer l’autonomie des femmes (comme le veut un certain lexique du genre), mais c’est développer leur pouvoir (empowerment), les former à le gérer, à le renforcer pour leur position dans la famille, en société. Diverses contraintes continuent de peser sur elles. Les premières sont liées à des attitudes culturelles affectant leurs statuts et rôles des femmes dans la famille qui les empêchent d’accéder à l’éducation, à l’achever dans les meilleures conditions. Ce sont les difficultés de leur maintien à l’école, les mariages et les grossesses précoces, même si les derniers recensements montrent le recul progressif de l’âge d’entrée en nuptialité et en fécondité. Les conditions matérielles et financières (pauvreté des familles, insuffisance des infrastructures éducatives et précarité des niveaux d’enseignement), les maigres débouchés vers l’emploi, la préférence masculine à certains emplois et positions, la complexité des tendances de l’économie informelle (qui est pourtant la plus grande pourvoyeuse d’emplois et d’activités rémunérées et qui regroupe la majorité des activités féminines), autant que les diverses crises climatiques, politiques et sanitaires sont sources de multiples contraintes et discriminations.
Nous sommes dans des sociétés où le développement des femmes, bien que ces dernières constituent plus de la moitié de la population, crée une sorte de panique, sinon de gêne morale dans la société. Il leur est demandé de se développer, de grandir par la formation, sans pour autant changer et surtout ne pas déranger leur positionnement en société. Malgré leurs diplômes et formations, quels qu’en soient les niveaux, il leur est toujours exigé de prouver leur capacité en faisant plus d’efforts, de restreindre leurs ambitions au-dessous de leurs capacités et performances, de subir toutes sortes de préjugés sexistes dévalorisants et d’actes de violences sexuelles qui visent soit à punir leurs ambitions soit à casser leur progression, droit de cuissage toujours en vigueur dans les facultés sénégalaises de toutes disciplines, harcèlement sexuel, viol, refus du congé maternité aux jeunes femmes médecins en spécialisation, etc. La liste n’est pas close.
Le féminisme force à revisiter les liens entre rapports familiaux et rapports économiques. Qui entretient les familles et quel pouvoir en retire-t’on ? S’agit-il de l’entretien domestique, de l’entretien économique ? Comment jauger les tâches domestiques des femmes ? Ligeey, dit-on en wolof ; c’est du « travail gratuit des femmes », renforcent les féministes. Le code la famille a fini par le reconnaître dans cette qualification et le compte dans la contribution des femmes au ménage. Comment gère-t-on les ressources naturelles dans les familles rurales : qui est responsable de l’allocation des terres ? Qui a accès à la terre ? Les tâches sont réparties dans les économies de la pêche, selon une répartition sexuelle du travail. Qu’en est-il aujourd’hui ? L’approche habituelle de la femme lebu en fait une femme forte. En quels termes ? Comment devons-nous repenser ce rôle. En quoi devoir être « une femme forte » vulnérabilise les femmes ?
L’accès au politique qu’appuient les processus de démocratisation en Afrique témoigne d’une réelle complexité en raison des liens entre culture, religion et politique, de la montée violente de formes multiples de fondamentalismes dont se nourrissent toutes les instances d’autorité et de pouvoir, etc.
Nous avons besoin de réfléchir sur les nouvelles manières de considérer la sexualité et la fécondité, afin que nous puissions contrôler et disposer de nos corps.
Il faut alors revisiter la notion même de sexualité. Pouvons-nous réclamer le droit de disposer de notre corps et de notre sexualité ? Il a fallu du temps pour dénoncer le harcèlement sexuel, le viol, l’inceste, et autres violences sexuelles subies dans et hors des familles ? Il en a fallu autant pour remettre en cause la virginité comme condition sexuelle de la nuptialité. Les premiers mouvements #metoo ont été dénoncés comme copies de mouvements américains. Ils ont eu à se frayer un chemin dans une hostilité généralisée. A-t-on le courage de mettre en doute l’hétérosexualité ? De porter un autre regard sur l’homosexualité ? Que dire de l’a-sexualité ? On a tout entendu sur l’orientation sexuelle, en termes de scandale, de pratiques contre nature ; devant le quasi-silence, sinon l’hostilité, de l’académie ou tout simplement de la science, la presse se déchaîne.
Nous avons tellement à faire à cause des débats incroyables sur la fécondité et l’exigence de maternité (valeur morale et religieuse sublimée de la femme). La maternité, par-delà le besoin d’enfant, est une obligation, à la fois sociale et religieuse. On attend des femmes qu’elles en assurent la fonction jugée « naturelle » et divine. Le non-désir d’enfant est vécu comme un sacrilège et un égoïsme féminin. Seules les femmes sont poursuivies en cas de néonaticide. N’oublions pas que la recherche en paternité est interdite par l’islam. La loi interdit dans la déclaration de naissance d’un enfant la référence au père incestueux. La femme stérile est incriminée pour ne pas avoir contribué à la « fabrication » de cette descendance (nombreuse) qui permet à l’homme d’assurer sa masculinité et d’asseoir son pouvoir social. Ce prestige, d’abord masculin, passe par le corps des femmes, dont la sexualité et la fécondité sont contrôlées par des règles sociales définies dans chaque groupe : virginité, circoncision, surveillance, dot, mariage, soumission au désir du conjoint, capacité de fécondité, gestion de la fertilité, durée et rituels contraignants du veuvage (coupe des cheveux, habillement spécifique, interdiction de se regarder dans le miroir, réclusion et absence de relations sexuelles), lévirat/sororat, etc.
Ce devoir de reproduction (devoir conjugal) peut renforcer la subordination des femmes, conditionnées socialement, idéologiquement, religieusement à assurer la reproduction physique du groupe, au prix de leur santé. Ce défaut de reproduction, qu’il s’agisse d’infécondité ou de stérilité, est d’abord imputé aux femmes. Ce sont elles qui s’inquiètent de la stérilité ou de la non-survenue de la grossesse socialement requise. Elles sont critiquées soit directement, soit par des allusions ou des conduites relationnelles spécifiques : angoisse, nervosité, mauvaise humeur, etc. Elles endossent la responsabilité de l’échec et, après le recours à diverses thérapeutiques, laissent un membre de l’entourage ou le médecin aborder le problème avec le mari, alors que lui-même est impliqué dans cette infertilité. Les médecins le diront mieux que moi.
L’accès contrôlé à la contraception, ce qui est en parfaite contradiction avec la loi sénégalaise et le Protocole de Maputo et autres conventions signées par le Sénégal, ainsi que la criminalisation du droit à l’avortement, rendent souvent problématique la santé des femmes. Que fait-on des femmes qui subissent descente d’organes et fistules à cause des grossesses répétées ? Quel est le sort des enfants qui perdent leur mère morte de fatigue d’enfanter. Cette santé qui n’est pas seulement maternelle. On devrait plus s’interroger sur ce qui arrive à la femme, hors de cette période de fécondité. Quel est le vrai statut de la ménopause ? Quel est le chemin pavé de lourdes conditions et d’embûches qui mène au statut de Grande Royale ?
Il a fallu requalifier les actes de violences physiques, morales, symboliques et sexuelles, autant qu’obstétrico-gynécologiques, etc. Se souvient-on encore du cas Doki Niasse, qui a fait marcher des centaines de femmes dans les rues de Kaolack et Dakar ? À cette occasion, les femmes et leurs mouvements (féministes ou non) ont été accusés de remettre en question le droit du mari à battre sa femme, que l’on disait autorisé par la tradition et l’islam. N’est-il pas temps de penser les femmes en termes de droits sur la base d’un contrat social qui ne dépende pas de textes religieux, mais d’un contrat négocié, arraché sur la base de principes contemporains de justice et de liberté ? Le code de la famille se débat encore dans ses principes religieux. On a échappé, au début des années 2000, à un retour légal de la Sharia proposé par le CIRCOFS, délaissant le code actuel aux non-musulmans.
En conclusion
Les femmes sont prises au piège entre les préjugés ordinaires des communautés à leur égard, les argumentaires religieux de soumission, les décisions et attitudes paradoxales du politique, légitimés au nom de la culture et de la religion. Elles doivent faire face à leurs défis. Des droits à plus d’égalité et de justice sociale acquis de haute lutte au niveau local, national et international par le mouvement des femmes sont comme des espèces en danger, car subvertis par la remontée des fondamentalismes d’ordres divers. Aucune révolution culturelle, aucun retour aux sources ou à l’authenticité ethnique, religieuse ou nationale, revendiqués par les groupes qui s’en réclament, ne sauraient légitimer la persistance, imprégnée d’idéalisation, de valeurs dites traditionnelles ou ancestrales, porteuses de graves discriminations et d’inégalités. C’est un immense défi pour les femmes qui ont entériné culturellement et religieusement le discours patriarcal ou celui de la domination masculine, de les remettre en question. C’est une tâche immense pour les féministes de les en sortir pour transformer notre monde d’inégalités et de transformer le regard et le discours masculin qui dominent la scène politique, pour comprendre et porter les mutations nécessaires en cours au Sénégal, en Afrique et dans le monde.
Le 28 janvier 2023
Fatou Sow