Six cent millions de tonnes de dioxyde de carbone émises en plus entre 2008 et 2013 : c’est, selon des chercheurs du Stockholm Environment Institute, la facture climatique d’une faille embarrassante dans le protocole de Kyoto… précisément destiné à lutter contre les émissions de gaz à effet de serre. Dans un rapport publié lundi 24 août, le centre de recherche met en lumière les faiblesses de l’un des mécanismes prévus par le traité, entré en vigueur en 2005.
Ce mécanisme, dénommé « Mise en œuvre conjointe » (MOC), prévoit la possibilité, pour les pays développés, de remplir leurs engagements de réduction d’émissions en finançant des projets d’atténuation du réchauffement dans d’autres pays, eux aussi soumis par le protocole de Kyoto à un effort de réduction. De quoi s’agit-il ? Ces projets peuvent être le captage et l’incinération de gaz industriels à fort pouvoir réchauffant, la récupération de fuites de gaz naturel sur des sites de traitement ou de production, l’aménagement d’installations minières pour les rendre plus vertueuses, l’amélioration de l’efficacité de centrales électriques, etc. Tout le système repose sur l’émission et l’achat de crédits carbone – des droits à polluer –, dont les principaux bénéficiaires sont la Russie, l’Ukraine et dans une moindre mesure la Pologne et l’Allemagne.
« Notre analyse indique que les trois quarts environ des compensations obtenues par le biais de la mise en œuvre conjointe ne représentent probablement pas des réductions d’émissions, écrivent Anja Kollmuss, Lambert Schneider et Vladyslav Zhezherin. L’analyse suggère que ces compensations pourraient avoir au contraire permis aux émissions mondiales de gaz à effet de serre d’être supérieures de 600 millions de tonnes de dioxyde de carbone, par rapport à ce qu’elles auraient été si chaque pays avait dû faire baisser ses émissions sur son propre territoire. » En gros, l’effet de « vases communiquants » prévu par la MOC ne fonctionnerait pas correctement.
Déchets rémunérateurs
Au total, les chercheurs ont recensé 604 projets financés par ce biais, et qui ont jusqu’à présent bénéficié d’environ 860 millions de crédits carbone. Un échantillon de 60 projets ont été sélectionnés au hasard par les chercheurs et minutieusement examinés. Selon eux, l’écrasante majorité des projets financés par la MOC ne présente pas d’efficacité climatique réelle ou démontrée.
Dans la dernière édition de la revue Nature Climate Change, les chercheurs du Stockholm Environment Institute illustrent leurs propos par un cas d’école. Ils ont examiné quatre usines russes produisant comme déchets du HFC-23 ou du SF6 – des gaz fluorés au très fort pouvoir réchauffant. De manière frappante, les quantités de ces gaz-rebuts produites par ces installations ont considérablement augmenté entre 2008 et 2013, dès lors que leur captage et leur incinération ont été rémunérés par le biais de la mise en œuvre conjointe. En l’espace de cinq ans et à production finale stable, ces usines chimiques se sont mises à générer jusqu’à dix fois plus de ces déchets gazeux, subitement devenus très rémunérateurs…
Selon les chercheurs, l’une des principales failles réglementaires ayant permis ce genre de dérive repose sur la gouvernance du système. « Les pays hôtes peuvent largement établir leurs propres règles pour approuver les projets et émettre des crédits carbone, sans contrôle international », écrivent les chercheurs. Ce sont par exemple les autorités russes qui décident de la sélection et du contrôle des bénéfices climatiques des projets installés sur leur territoire.
Ce type d’effet pervers du marché carbone « a des implications particulièrement sérieuses » pour la politique climatique européenne, ajoutent les chercheurs du Stockholm Environment Institute. « Près des deux tiers des crédits [de la mise en œuvre conjointe] sont passés par le système d’échange de quotas d’émission de l’Union européenne, déclare Anja Kollmuss, coauteur du rapport. Ainsi, la faible qualité des projets financés par le biais de la MOC pourrait avoir sapé les objectifs de réduction d’émissions de l’Europe de l’équivalent d’environ 400 millions de tonnes de CO2. » Soit un peu plus qu’une pleine année des émissions françaises et « environ le tiers des réductions d’émissions requises entre 2013 et 2020 » au niveau européen…
Effets pervers
La Commission européenne ne conteste pas les principaux éléments du rapport et admet avoir « beaucoup appris » depuis que le marché européen du carbone utilise des crédits de la mise en œuvre conjointe. « Nous avons adapté notre cadre réglementaire en conséquence, explique-t-on à Bruxelles. Nous limitons l’utilisation de crédits, y compris ceux de la MOC, dans notre système d’échange, à la fois quantitativement et qualitativement. »
Par exemple, l’Europe ne finance plus, depuis 2013, les projets de captage et d’incinération des HFC. Cette décision, prise en 2011, faisait suite à la découverte d’effets pervers semblables à ceux mis au jour aujourd’hui. « Le pouvoir réchauffant de certains gaz fluorés est tel que leur valeur, en termes de crédits carbone, est considérable, rappelle l’économiste Christian de Perthuis, président du conseil d’administration de la chaire Economie du climat (université Paris-Dauphine). On s’est rendu compte qu’en Chine, des usines étaient construites essentiellement pour produire de tels gaz, à la seule fin de les détruire ensuite… » Ce n’était alors pas la mise en œuvre conjointe qui était en cause, mais le mécanisme de développement propre – un système semblable destiné aux pays du Sud, non soumis par le protocole de Kyoto à des réductions d’émissions.
A la Banque mondiale, on ne conteste pas non plus les conclusions majeures du rapport. Il existe bien, dit un porte-parole, « des effets pervers non désirés dans un nombre limité de cas », mais ces derniers « ne diminuent pas l’importance des instruments de valorisation du carbone basé sur les mécanismes de marché ». S’accorder sur des règles internationales de bonne comptabilité des gaz à effet de serre émis ou non, préviennent les chercheurs du Stockholm Environment Institute, sera un point critique de l’accord mondial qui doit être signé en décembre à Paris.
Stéphane Foucart
Journaliste au Monde