La régularisation des sans-papiers a été, jusqu’à présent, posée exclusivement sous un angle juridique, politique et humanitaire. Cette approche garde toute sa valeur, mais la question des sans-papiers présente aussi une dimension économique et sociale qui n’a pas été suffisamment mise en valeur. Privés de toute protection sociale, les sans-papiers travaillent.
Il faut ici en finir avec la notion, confuse et trompeuse, de travail clandestin, qui mêle deux réalités : le travail des étrangers en situation irrégulière et le travail des salariés non déclarés par leurs employeurs, dit familièrement « travail au noir ». Dans ce second cas, les travailleurs concernés sont Français ou étrangers en situation régulière ; ils bénéficient d’un salaire ou d’un revenu RMI, allocations de chômage déclaré, ainsi que d’une protection sociale ; le travail au noir ne leur assure donc qu’un complément de revenu, si important qu’il puisse être. Dans le premier cas, les étrangers en situation irrégulière, dits étrangers sans titre, sont exclus aussi bien du travail légal et des allocations chômage que de la protection sociale. La loi du 11 mars 1997 a reconnu cette dissemblance, distinguant le travail dissimulé et la dissimulation d’emploi de l’emploi des étrangers sans titre.
On peut dès lors mesurer l’importance relative des phénomènes. En 1996 dernière année recensée les procureurs ont reçu de l’Inspection du travail plus de 10 000 procès-verbaux relatifs au travail illégal, relevant 20 000 infractions : 71% pour le travail dissimulé et la dissimulation d’emploi, 5% pour l’emploi d’étrangers sans titre. Le travail des étrangers sans titre est concentré dans quelques secteurs : bâtiment-travaux publics, hôtellerie-restauration, confection et, à un moindre degré, agriculture. D’un poids faible, on l’a vu, à l’échelle globale, il prend là une importance considérable et joue, au moins dans certaines régions, un rôle véritablement stratégique. Du point de vue économique, il peut être assimilé à une opération de délocalisation sur place.
Sous sa forme classique, la délocalisation implique quelques frais primes d’expatriation pour les cadres, frais de transport pour rapatrier la marchandise et elle coûte cher à la collectivité, puisque les travailleurs originels de l’entreprise délocalisée sont licenciés ou placés en préretraite, tandis que l’employeur cesse de verser la taxe professionnelle. On peut alors regarder le travail des étrangers sans titre comme une délocalisation qui présente tous les avantages et aucun des inconvénients de la délocalisation « classique ».
Les sans-papiers travaillent dans des conditions exécrables, très semblables à celles des ouvriers du tiers monde : salaires dérisoires dans la confection ou la restauration, 3 000 à 4 000 francs mensuels pour 250 à 270 heures , durée du travail allant jusqu’à 10 ou 12 heures par jour sur 6 jours, absence de toute charge sociale, flexibilité totale. Mais, comme la délocalisation s’effectue sur place, l’employeur ne supporte ni frais de transport ni primes d’expatriation. Par ailleurs, si réduit qu’il soit, le salaire des sans-papiers se dépense en France et vient donc alimenter la consommation et la croissance. Enfin, le travail des sans-papiers assure la survie d’activités complémentaires encadrement, conditionnement, distribution qui sont assurées par des Français ou des étrangers réguliers et qui disparaîtraient si la production partait ailleurs. La délocalisation sur place est donc une opération très avantageuse, aussi bien pour l’employeur individuel que pour la collectivité considérée comme unité comptable.
La délocalisation sur place repose sur 2 conditions. La première est la vulnérabilité administrative des étrangers sans titre, livrés aux exigences des employeurs. Elle est assurée par la législation qui réprime le séjour et le travail irrégulier. Si cette législation était rigoureusement appliquée, il n’y aurait, sur notre territoire, que très peu d’étrangers sans titre et, par conséquent, la délocalisation sur place serait impossible. Mais c’est ici qu’intervient notre seconde condition : on observe une application modulée et sélective de la loi, assez ferme pour maintenir les étrangers sans titre dans la peur et la docilité, assez souple pour que la grande majorité d’entre eux se maintiennent sur le territoire français.
On estime à 300 000 ou 400 000 le nombre des étrangers en situation irrégulière ; chaque année, 12 000 à 15 000 d’entre eux sont reconduits à la frontière, et 3 000 sont emprisonnés, soit au pire 6% du total. Comme les services officiels eux-mêmes estiment que les départs sont compensés par un nombre équivalent d’arrivées, l’effectif global reste constant. On voit que cette répression laisse aux employeurs illégaux la main-d’œuvre dont ils ont besoin.
C’est bien d’une tolérance de fait qu’il faut parler : 20% seulement des procès-verbaux de l’Inspection du travail donnent lieu à des poursuites qui n’aboutissent pas toujours à des condamnations, et celles-ci sont le plus souvent assorties du sursis. Les amendes sont amorties en quelques mois de fonctionnement d’un atelier clandestin. Grâce au système de la sous-traitance en cascade et des sociétés-écrans, les véritables donneurs d’ordre ne sont pratiquement jamais mis en cause. Enfin, la police poursuit beaucoup plus activement le séjour irrégulier que l’emploi illégal : M. Ottavi, directeur de la Diccilec, a indiqué au Sénat qu’en 1997, et sur l’ensemble du territoire national, ses 6 702 fonctionnaires qui procédaient dans le même temps à 10 000 reconduites à la frontière ont démantelé seulement 16 ateliers clandestins.
Une régularisation globale aurait porté un coup très rude aux employeurs pratiquant la délocalisation sur place. En ne régularisant qu’une partie des sans-papiers, le gouvernement a permis aux employeurs, non seulement de conserver une partie de leur main-d’uvre antérieure, mais aussi et surtout d’imposer aux régularisés, sous peine de licenciement, des conditions de salaire et de travail qui sont en fait inchangées.