Le régime syrien se croyait à l’abri des tempêtes révolutionnaires. Jouant sur la fibre nationaliste arabe, comptant s’appuyer sur les gains d’une politique fortement opposée aux États occidentaux depuis le début des années 2000, accueillant sur son territoire même la majorité des directions politiques palestiniennes et, ayant offert, depuis la fin des années 1990, une base arrière à la résistance libanaise contre l’occupation israélienne, il pensait donc pouvoir quelque peu échapper aux vents de la dynamique arabe née en Tunisie. Le régime syrien n’avait cependant pas saisi une chose : mener une politique étrangère en accord avec les sentiments manifestes de son opinion publique ne suffit pas. La répression à l’œuvre, massive et continue, et qui s’est traduite par près de 2 000 morts, des centaines de blessés et des arrestations massives depuis la mi-mars, témoigne ainsi de la brutalité d’un régime qui, incapable de mener les réformes qu’il avait lui-même annoncées afin de prévenir le mouvement de contestation, se réfugie désormais dans une fuite en avant sécuritaire.
Dès la mi-février, des manifestations sporadiques parcouraient les rues de la capitale, Damas. Incapable de juguler le flot d’images transmises par les chaînes satellitaires arabes et par les réseaux sociaux –Youtube, Facebook – retransmettant les soulèvements tunisiens, égyptiens, libyens et bahreiniens depuis la mi-janvier, le gouvernement syrien se retrouve ainsi confronté, depuis le 18 mars, à une insurrection populaire partie des villes de Banyas, sur la côte méditerranéenne, et de Denia, au Sud. Le soulèvement révèle l’envers du décor syrien : autoritaire et emprunt de népotisme, avec des inégalités sociales criantes, le système était en réalité déjà miné de l’intérieur. Les discours du président Bachar al-Assad, tournant tous autour de la thématique de la réforme, semblent ne plus avoir de prise sur la population. Certes, il promet encore, le 20 juin 2011, des réformes constitutionnelles et politiques, mais comme en Tunisie et en Égypte, ce ne sont plus des réformes que les manifestants demandent, mais bien la « chute du régime ».
Un système répressif et inégalitaire
Dirigée par le parti Baath, dotée d’une opposition légale de façade, la Syrie se caractérise d’abord, depuis le début des années 1970, par la mainmise de la minorité confessionnelle alaouite1 sur les appareils d’État et de sécurité, représentant près de 10 % de la population syrienne. La frustration de la communauté musulmane sunnite, majoritaire en Syrie, mais ayant été écartée du pouvoir politique, pèse ainsi de tout son poids dans le mouvement de contestation actuelle. Le souvenir des massacres de Hama, en 1982, la répression exercée à l’époque contre le soulèvement des Frères musulmans dans plusieurs villes du pays, contraste ainsi fortement avec l’image d’un régime entendant se présenter comme non confessionnel. D’où le discours actuel du régime, se posant comme dernier garant des droits sociaux et culturels des minorités confessionnelles alaouites, chrétiennes, tcherkesses et chiites, et agitant le spectre d’un danger islamiste en Syrie. Si le mouvement de contestation actuel se défend de toute politique confessionnelle et semble effectivement refuser l’idée d’un affrontement communautaire, les derniers incidents survenus à Homs à la mi-juillet entre manifestants alaouites et sunnites ne cessent pas d’inquiéter : l’hypothèse que la dictature joue la carte de l’affrontement confessionnel pour entraver le mouvement de contestation n’est plus à exclure.
Si le système syrien se caractérise ainsi par une structure communautaire du pouvoir, il est également, depuis le début des années 2000, un système de plus en plus inégalitaire socialement. La révolte syrienne est d’abord une révolte des provinces. Dès la mi-mars, l’épicentre de la contestation se situe dans les villes de Deraa et de Banyas. Ironiquement, le régime syrien souffre aujourd’hui d’un mouvement de révolte qui est pourtant à son origine. Dans les années 1950 et 1960, la paysannerie et la petite bourgeoisie des provinces voyaient alors le parti Baath comme un moyen de promotion sociale, face aux élites féodales. Le coup d’État baathiste de 1963 ressemble ainsi à une conquête du pouvoir central par les périphéries – qu’elles soient alors confessionnelles et alaouites, ou géographiques – face aux grandes familles sunnites commerçantes de Damas, Alep et Homs. Mais paradoxalement, au fur et à mesure des années, le régime semble avoir en un sens oublié ses origines sociales et géographiques, et les mêmes zones qui avaient donné au Baath une partie de sa base sociale et politique se sont révélées, année après année, être de plus en plus délaissées.
Au cours des années 1980, sous le coup des premières réformes libérales, la présence de l’État décline dans les régions périphériques, au niveau administratif et politique. Le fossé entre centre et périphérie se creuse d’autant plus sous la présidence de Bachar al-Assad à partir des années 2000 lorsque les réformes annoncées alors par le jeune président sont pour l’essentiel libérales : l’ouverture politique attendra. Ouverture du marché syrien à la compétition, privatisation de certains secteurs clés de l’économie : progressivement, en même temps que se creusaient les inégalités sociales, le pays faisait face à un écart croissant de richesse entre les régions provinciales et périphériques, et la capitale, Damas.
En ce sens, le soulèvement syrien fait bien office de revanche pour les provinces subalternes. Massif, le mouvement populaire syrien semble cependant encore buter sur les villes de Damas et Alep, sans lesquelles le régime ne pourra pas chuter. En effet, c’est encore là que se concentrent les dernières élites commerçantes liées au régime. Terrorisées par la peur du vide et d’un éclatement communautaire sur le modèle irakien, les communautés chrétiennes semblent elle aussi pour le moment préférer l’expectative à la participation au soulèvement.
Une réunion de l’opposition syrienne s’est tenue le 16 juillet 2011 en Turquie. Mais elle semble pour l’essentiel composée d’anciens opposants en exil. Une certaine déconnexion se fait ainsi sentir entre d’une part, un mouvement populaire faisant directement face à la répression et s’organisant pour l’essentiel via les réseaux sociaux, ou, depuis quelque temps, par l’apparition de quelques comités populaires, et une opposition politique disparate, composée de Frères musulmans, de forces de gauche et de quelques nationalistes arabes d’obédience nassérienne, mais n’ayant plus, depuis des années, une réelle assise de masse à l’intérieur du pays. Contrairement à la Tunisie ou à l’Égypte où la contestation des dictatures pouvaient alors passer par des réseaux syndicaux et associatifs et où une certaine opposition politique réussissait péniblement à s’organiser à l’intérieur même du pays, le régime syrien avait réussi, après les terribles périodes répressives des années 1970 et 1980, à littéralement juguler toute forme de voix discordantes.
Les effets contradictoires du soulèvement syrien
Contrairement aux révolutions égyptiennes et tunisiennes, le soulèvement syrien fait l’objet d’un débat très contradictoire dans le monde arabe. Le régime n’apparaissait en effet pas comme organiquement lié aux puissances occidentales. Tout l’art du régime syrien consistait alors à justifier en interne l’état d’urgence permanent par sa position stratégique au Moyen-Orient et par son opposition, réelle ou supposée, à l’État israélien. Il est vrai que les effets de la crise syrienne sont contradictoires. Au Liban, elle profite pour l’instant aux forces du 14 mars. Constitué après l’assassinat du Premier ministre Rafiq Hariri le 14 février 2005, organiquement lié à l’Arabie saoudite et de tendance pro-occidental, le bloc du 14 mars, ayant depuis le mois de janvier 2011 perdu la mainmise sur le gouvernement au profit de son adversaire principal, le Hezbollah, voit d’un bon œil le soulèvement syrien, à-même, selon lui, d’affaiblir définitivement le principal mouvement de résistance régional à Israël. De la même manière, les principales formations palestiniennes, du Hamas au Fatah, en passant par la gauche du FPLP, s’abstiennent pour le moment de soutenir les manifestants syriens, sans prendre position en faveur du régime de Bachar al-Assad.
Que ce soit donc du côté de la résistance palestinienne ou de la résistance libanaise, une peur subsiste : que la chute du régime entraîne un affaiblissement structurel de leurs propres bases, et qu’une direction pro-occidentale s’installe ainsi au pouvoir en Syrie. Si cette peur peut être légitime et peut être entendue, il s’agit donc pour les mouvements de solidarité avec les peuples arabes – et dans le monde arabe – de se battre sur deux fronts.
Le premier, bien sûr, est celui de l’absolu soutien aux revendications populaires : si celles-ci demandent la chute du régime, en Tunisie comme en Syrie, alors le régime doit tomber. Nulle justification ne peut être trouvée à une politique répressive, condamnant son propre peuple.
Mais en parallèle, il s’agit aussi d’être vigilant et de se battre pour que ces revendications ne soient pas dévoyées, à la manière du conflit libyen, par lequel un mouvement révolutionnaire a été transformé, par un formidable tour de passe-passe, en une intervention militaire occidentale. La clé de la réussite des révolutions arabes, particulièrement en Syrie, pays qui eut historiquement une fonction pivot dans l’équation régionale moyen-orientale, ne tient pas seulement à l’aboutissement de ses revendications démocratiques : elle dépendra aussi de sa capacité à résister, à l’avenir, aux tentatives néocoloniales de la récupérer.
Correspondant (Liban)
1. Les alaouites sont une communauté religieuse issue de l’islam chiite.