- Quelques chiffres
- Un pari rationel
- À Hyderabad déjà
- Contradictions au sein du (…)
- Marché mondial et montée (…)
- Mumbai, point de pénétration
- Venus de toute l’Inde
- Castest et dalits
- Indentités multiples
- La visibilité des invisibles
- Limites et contradicteurs
- Pluralisme et processus ouvert
- Le Forum parlementaire mondial
- Dynamiques asiatiques
- Perspectives Est-Ouest
Toutes celles et ceux d’entre nous qui ont eu la chance de pouvoir se rendre au quatrième Forum social mondial ont été frappés par l’ampleur et, plus encore, par le caractère très populaire de la participation. « Normal, murmurent certains. C’est l’Inde... » ; comme si l’évocation de l’immensité et des multitudes de ce pays-continent suffisait à tout expliquer. Or, pour organiser le Forum de Mumbai (ou Bombay), il a fallu surmonter des obstacles nombreux et redoutables. Rien n’était joué d’avance. On peut même dire que les obstacles étaient à la mesure des enjeux.
Ayant suivi durant un an le processus de préparation du FSM (ainsi que du Forum parlementaire), avant de participer à l’événement lui-même, je voudrais revenir ici sur les raisons du succès ; ou du moins sur quelques-unes d’entre elles.
On ne peut évidemment tenter d’analyser ce processus indien sans évoquer... l’Inde dans certains de ses traits les plus complexes, tels que le système des castes, la diversité et le pluralisme de cette société, ou les rapports unitaires et conflictuels entre mouvements militants. Or, selon un dicton bien connu, seuls ceux qui ont séjourné soit deux jours, soit vingt ans dans un pays peuvent prétendre en être experts. Après six voyages en un an, les deux jours sont dépassés ; mais il est trop tard pour aller s’établir en Asie du Sud. Je ne serais jamais expert es-Inde. Comment, dans ces conditions, introduire une question comme celle des castes sans sombrer dans de trompeurs lieux communs ? Il ne s’agit pas ici d’un avertissement formel. L’Inde n’est pas simple à comprendre et il est fort dangereux de posséder un peu de connaissances. Rien ne saurait remplacer les analyses (diverses) que les protagonistes indiens du FSM sont à même de présenter.
Je vais donc porter, dans ce rapport, un regard extérieur sur le processus indien. En le comparant notamment à celui de Porto Alegre et à l’expérience européenne, afin de mettre en valeur ce qu’ils peuvent avoir, à mes yeux, en commun, mais aussi de très spécifique.
Quelques chiffres
Commençons par rappeler quelques données chiffrées.
Plus de 70 000 personnes se sont inscrites au forum de Mumbai, chiffre auquel il faut ajouter 40 000 entrées journalières supplémentaires, les 4 000 participants au camp jeunes, les très nombreux volontaires et les habitants de l’agglomération qui ont participé aux activités ouvertes. Plus de 130 000 personnes auraient ainsi pris part au FSM. Parmi les délégués enregistrés, 60 000 étaient indiens et 14 000 étrangers venant de 117 pays.
Plus de 1 600 organisations étaient représentées, celles venant d’Inde étant légèrement plus nombreuses que celles venant des autres pays. 1 200 événements ont eu lieu dans le cadre du FSM de Mumbai (sans compter, évidemment, les multiples activités de rue : manifestations, théâtre militant, etc.).
Quelques semaines avant la tenue du forum, les organisateurs évaluaient encore la participation à 75 000. Les chiffres n’ont cessé d’augmenter à l’approche de l’événement, les délégations provenant des divers États de l’Inde s’annonçant nettement plus nombreuses que prévues. C’est un signe qui ne trompe pas : une véritable dynamique était engagée.
Un pari rationel
Quitter Porto Alegre et choisir l’Inde pour le quatrième Forum social mondial, c’était accepter de faire un saut dans l’inconnu. Un saut certes indispensable, mais sans filet de sécurité. Pour la première fois un forum de grande ampleur (un minimum de 50 000 participants était envisagé dès l’origine) allait être organisé dans un pays où il était impossible de réunir les appuis financiers et institutionnels dont le mouvement avait bénéficié au Rio Grande do Sul (dans le sud brésilien), à Florence (Italie) ou à Paris-Saint Denis (France).
Deux décisions de principe ont été prises en janvier 2002. Amorcer la migration du FSM hors de Porto Alegre, pour éviter de se retrouver prisonnier de la routine et pour permettre au processus du forum social d’acquérir véritablement sa dimension mondiale. Pressentir l’Inde comme première terre d’accueil d’un mouvement adolescent qui se libérait soudain de la tutelle paternelle.
Le pari indien était rationnel. Certaines conditions générales sont nécessaires pour qu’un processus de forum social, au sens du moins où nous l’entendons ici, prenne forme dans un pays : une « société civile » vivante ; des mouvements sociaux suffisamment variés et dynamiques ; une capacité d’indépendance politique ; des traditions unitaires. L’Inde possède tout cela. Mais, il est important de le souligner, la plupart des organisations indiennes concernées n’ont appris qu’après coup la décision de principe prise par le Conseil international du FSM.
À Hyderabad déjà
On touche ici à l’un des premiers obstacles qu’il a fallu surmonter. Rares étaient les Indiens qui avaient pu se rendre à Porto Alegre ou participer aux organismes du FSM. La grande majorité des militants n’avaient qu’une très vague notion de ce que pouvait être un forum social ; ou pas de notion du tout. Ce n’était encore que dans leurs terres d’origine (le Brésil et une partie de l’Amérique latine ; l’Europe, surtout du Sud au début) que les forums sociaux étaient devenus une composante reconnue de la vie politique, une référence commune massivement partagée par de nombreux mouvements. Conséquence du coût prohibitif des voyages, dans nombre de pays, notamment asiatiques, seule une mince couche de militants a pu intégrer l’expérience des forums sociaux.
Le problème était aggravé, en Inde, d’une sorte d’ignorance réciproque. L’activité internationale des mouvements indiens est avant tout orientée vers leur propre sous-continent, l’Asie du Sud, avec, à l’arrière plan, le jeu régional des puissances : Washington, Pékin, Moscou... En Europe, rares sont les réseaux qui ont tissé des liens durables avec l’Inde (il s’agit notamment de ceux qui travaillent avec les dalits, les « Intouchables »). L’Asie constitue le parent pauvre de la solidarité européenne. Avant Mumbai, syndicats, associations, partis n’avaient en général que peu ou pas de rapports avec leurs correspondants indiens.
Les organisations indiennes n’ont eu que fort peu de temps pour assimiler une réalité très particulière : l’expérience internationale des forums sociaux et la nature de leur démarche « inclusive ». Or, les traditions unitaires indiennes ne répondaient que partiellement à ce qui assure la dynamique spécifique d’un forum social. L’unité était surtout pratiquée ces quinze dernières années entre organisations de même type : entre centrales syndicales, entre « mouvements populaires » de références gandhiennes, entre ONG, entre partis de gauche... Le FSM devait inclure un large éventail d’organisations de types très divers qui, bien souvent, ne collaboraient pas auparavant les unes avec les autres.
Un premier Forum social asiatique, régional, s’est tenu à Hyderabad (capitale de l’Andhra Pradesh) en janvier 2003. C’était une « répétition générale », un test qui devait permettre de vérifier la possibilité d’organiser le FSM en Inde, avant confirmation définitive de l’option indienne par le Conseil international.
Le test fut positif. Les Brésiliens et Européens présents ont pu percevoir l’émergence d’un véritable processus de forum social, clairement identifiable. Une dynamique était à l’œuvre. Numériquement : les organisateurs avaient prévu 7 000 participants, ils furent 22 000. Politiquement : tous les types de mouvements étaient présents, même si toutes les organisations n’étaient pas là, même si l’unité n’était pas complète. Et ce, un an seulement après que les Indiens aient appris que nous leur demandions d’assumer la préparation d’un Forum mondial !
Contradictions au sein du peuple des forums
Le succès d’Hyderabad était d’autant plus significatif que les convergences unitaires n’avaient rien d’évident. L’acuité des antagonismes entre mouvements de types différents constituait en effet un second obstacle de taille à surmonter. En voici deux exemples.
La question des ONG.
Les rapports entre organisations non gouvernementales (ONG) et organisations « populaires » (enracinées socialement) font souvent problème, en particulier dans le tiers monde. Les secondes jugeant que les premières utilisent leur contrôle des flux financiers de la solidarité pour occuper une place politique bien supérieure à leur capacité propre de recrutement, à leur représentativité sociale. Autre reproche souvent exprimé : certains réseaux internationaux d’ONG tendent à remplacer, et non pas aider, les organisations locales, affaiblissant ainsi la « société civile » nationale au nom de la « société civile » mondiale. On évalue à 200.000 le nombre d’ONG opérant en Inde. A l’origine, il s’agissait d’associations militantes, dont l’action était fondée sur le volontariat. Mais elle se sont massivement « professionnalisées » avec l’arrivée de fonds en provenance d’agences de financement (qui peuvent être progressistes), de l’administration indienne et d’institutions comme la Banque mondiale.
Bien entendu, toutes les ONG n’ont pas la même orientation et ne jouent pas le même rôle vis-à-vis des organisations populaires. Mais en Inde, le clivage est particulièrement marqué entre les ONG qui reçoivent des financements « extérieurs » et les mouvements qui le refusent, considérant que c’est une garantie essentielle de leur indépendance politico-organisationnelle. Cette question occupe une importante place politique. Elle est par exemple souvent explicitement abordée dans les nombreux petits dépliants qui présentent une organisation, où il est bien précisé que son activité s’appuie entièrement sur les cotisations des membres et sa capacité à générer elle-même des ressources matérielles. Autre exemple, le Mouvement pour une science populaire (People’s Science Mouvement) est largement unitaire ; mais il n’en exclut pas moins de ses rangs toute association qui aurait des liens avec le « communalisme » (signifiant ici le sectarisme religieux) ou qui recevrait des financements « étrangers ».
Un autre clivage prend une dimension propre à l’Inde, celui qui oppose les « mouvements populaires » (« people’s movements ») aux « organisations de masse traditionnelles ». La question est suffisamment importante pour prendre le temps de l’expliquer.
Les « Organisations de masse traditionnelles ».
Les « organisations de masse traditionnelles » sont liées aux partis politiques. Le lien entre syndicats et partis, par exemple, est très variable suivant les périodes et les pays. En France, avec la Charte d’Amiens, l’indépendance syndicale est affaire de principe (même quand, dans la réalité, la direction exercée par des partis était évidente). En Allemagne ou en Grande-Bretagne, il y a un lien organique reconnu entre syndicats et partis sociaux-démocrates - au point que le Trade Union Congress finance le Labour (et se demande s’il doit continuer à le faire alors que Tony Blair multiplie les mesures contre le salariat).
En Inde (et plus généralement en Asie du Sud), le lien entre partis et mouvements de masse est particulièrement prononcé. On parle bien ici d’une structure générale. Tous les partis ont leur centrale syndicale, y compris le Parti du Congrès (principal parti bourgeois) ou le BJP (extrême droite hindouiste). Une scission au sein d’un parti annonce la création d’un nouveau syndicat. Chaque parti est entouré de tout l’éventail de ses organisations de masse. C’est considéré normal au point que toutes les fonctions occupées par une personne sont indiquées sur une carte de visite unique, du genre : « Présidente du syndicat X, secrétaire générale de l’association des femmes Y, membre du comité central du parti Z ». Quand on explique à des amis syndicalistes indiens que, s’ils viennent en France, il vaudrait mieux avoir deux cartes de visite différentes, l’une syndicale, l’autre partidaire, beaucoup ont du mal à comprendre. D’autant plus que pour eux, ne pas indiquer son appartenance politique est suspect : cela doit cacher quelque chose.
Les organisations de masse traditionnelles ne sont pas pour autant nécessairement de simples « courroies de transmission » aux mains d’un bureau politique. Dès qu’elles acquièrent un enracinement social réel, un rapport beaucoup plus dialectique s’établit entre les mouvements appartenant à un même courant (à un même « bloc », comme on dit aux Philippines). Certains d’entre eux ont une envergure suffisante pour transcender partiellement au moins leur affiliation politique. Mais plus qu’ailleurs, l’unité doit se réaliser entre organisations (par exemple entre diverses fédérations syndicales) plutôt qu’au sein d’un mouvement unitaire capable d’inclure des militants appartenant à divers courants politiques.
Il n’y a pas de « secteurs réservés » aux organisations de masse traditionnelles. Il existe par exemple de nombreux syndicats indépendants, aux orientations diverses, à l’échelle des agglomérations ou dans un secteur industriel spécifique. Un certain nombre d’entre eux se coordonnent au sein d’une plate-forme nationale des « syndicats démocratiques et indépendants de gauche », la NTUI (New Trade Union Initiative). Mais la plupart des mouvements qui peuvent se prévaloir du titre de « All India » (effectivement implantés dans trois Etats ou plus) et d’une surface sociale large appartiennent à cette catégorie : fédérations syndicales, associations femmes, organisations de paysans pauvres... (Je reviens plus loin sur les syndicats liés aux partis).
Les « Mouvements populaires ».
Un ensemble de « nouveaux mouvements sociaux », de « nouveaux mouvements paysans » et de « mouvements populaires » se sont constitués plus récemment. Ils ont pour (unique) caractéristique commune de ne pas être liés à des partis politiques et se sont, de ce fait, souvent retrouvé en opposition aux organisations de masse traditionnelles.
Il ne faut pas considérer qu’ils sont nécessairement plus (ou moins) radicaux que ces dernières. Leur développement répond souvent à des bouleversements sociaux provoqués par l’évolution contemporaine du capitalisme en Inde, comme la construction des grands barrages, l’accélération de la déforestation ou la formation d’un marché agricole national et international. Ces mouvements sont parfois, en bloc, qualifiés de « nouveaux » (un adjectif positif), par opposition à « l’ancien », terme prenant alors une connotation négative (« passéiste ») et renvoyant aux gauches communistes.
Il est pourtant bien difficile de placer tous ces « nouveaux » mouvements dans une même catégorie. La nature de leur base sociale varie considérablement. La résistance à la déforestation massive est généralement le fait de tribus aborigènes, les adivasis, dont c’est l’habitat vital, le territoire ancestral. De même, la lutte contre les grands barrages concerne très directement les communautés villageoises et tribales condamnées à la déportation. On parle ici de populations particulièrement opprimées et exploitées. En revanche, les mouvements paysans indépendants sont souvent constitués par de nouvelles couches de paysans moyens et riches nées du développement capitaliste dans l’agriculture.
Environs 150 de ces organisations se sont regroupées au sein de l’Alliance nationale des mouvements populaires : la NAPM. C’est, notamment, le cas de la Narmada Bachao Andolan (NBA), la plus connue d’entre elles sur le plan international, qui a mené un long combat contre la construction d’une série de barrages géants dans la vallée de la Narmada, en Inde du Nord. Mais ce n’est pas le cas de tous. Le KRRS notamment, une organisation paysanne indépendante surtout implantée dans l’État du Karnataka, n’est pas membre de la NAPM (le KRRS est lui aussi connu sur le plan international, constituant la section indienne de Via Campesina et ayant organisé, à travers plusieurs pays européens, une caravane forte de 500 participants venus d’Inde pour protester, notamment, contre la production d’OGM).
La NAPM assure une coordination lâche, ad hoc, entre des organisations fort diverses qui gardent par ailleurs leurs identités propres. Elle se fonde sur un rejet radical de la mondialisation, du communalisme et du castéisme (voir plus loin le sens donné à ces mots en Inde) et prône le recours à des méthodes de lutte non-violente pour des alternatives. On trouve notamment, au sein des ces mouvements, des courants politiques aux références gandhiennes, c’est-à-dire qui se réclament d’une partie au moins de l’héritage fort complexe du Mahatma Gandhi, figure dominante du combat pour l’indépendance de l’Inde : socialo-gandhiens, anarcho-gandhiens, marxisto-gandhiens, maos aujourd’hui gandhiens (ou gardant peut-être des liens avec leurs organisations d’origine)... Particularité importante, ces courants ne se constituent pas en partis.
Références clivées.
En Inde comme ailleurs, il faut se méfier des étiquettes qui peuvent conduire à des classements (gandhiens, communistes, dalits...) dont la pertinence s’avère à l’usage très relative. Mais elles peuvent néanmoins servir de point de repères.
Toute une aile des courants progressistes indiens se réclame de l’héritage gandhien qui valorise la mobilisation en masse non violente et l’action de terrain, la démocratie locale. Qui prône l’autosuffisance dans la « république des villages », à l’encontre donc d’un mode d’organisation sociale dominé par un Etat centralisé. Qui critique au nom de l’éthique le modèle de développement incarné par le capitalisme occidental, le culte de la technologie. Ainsi, les mouvements écologistes, environnementaux, qui se développent durant les années 1970 peuvent se reconnaître plus facilement dans la référence gandhienne que dans un marxisme « développementiste ». En Inde, en effet, ces mouvements sont principalement menés par des villageois (souvent des villageoises) sur la question du droit d’usage des ressources naturelles (la forêt, l’eau, la terre). Ils opposent donc un usage par et au profit des populations locales, qui peut être respectueux de l’environnement, à l’usage nécessairement prédateur et destructeur imposé par et pour les entreprises capitalistes.
Cependant, Gandhi n’a jamais rompu avec l’élite sociale indienne, les castes supérieures. Il a certes montré de la compassion pour les Intouchables mais, au nom des valeurs d’harmonie, il n’a pas soutenu leur combat au-delà d’un certain point de rupture, quand les Brahmanes décidaient de réagir violemment aux revendications des castes opprimées. Les mouvements dalits (d’Intouchables) ne se réclament ainsi pas de Gandhi mais, pour ceux qui ont participé au Forum social mondial, de B. R. Ambedkar qui se battit pour la reconnaissance de leurs droits. Quant à la gauche de tradition communiste, elle juge que Gandhi escamote la question de la lutte des classes.
Deux composantes.
À chaque fois que de nouveaux types de mouvements sont nés, cela a posé d’importants problèmes dans les rapports avec les organisations traditionnelles. La question n’est pas propre à l’Inde. C’était, par exemple, le cas en France avec l’affirmation d’un mouvement étudiant radical dans les années 1960, avec les combats féministes dans les années 1970, avec la constitution de nouveaux syndicats ou celle d’associations de chômeurs indépendantes dans les années 1990 (dénoncées comme « antisyndicales » aujourd’hui encore par Force ouvrière).
En Inde, ces tensions ont pris une dimension particulièrement aiguë. Certains « mouvements populaires » ont introduit la critique socioécologique du modèle capitaliste de développement alors que la gauche communiste était de tradition « scientiste ». Le heurt a été frontal sur la question de l’utilité ou du danger représenté par la construction des grands barrages ; l’unité est aujourd’hui plus facile à réaliser puisqu’il s’agit surtout maintenant de défendre les populations déplacées (et que les partis de gauche ont commencé à relativiser leur scientisme).
Plus important encore, en Inde, les rapports mouvants entre identités de caste, de classe, de communauté sont particulièrement complexes et les partis de gauche craignent qu’une dilution des références de classe n’efface l’horizon stratégique des luttes et les fragmente ; alors que les mouvements populaires craignent que le contrôle par les partis des organisations de masse ne les dévitalise, ne les instrumentalise.
Il ne s’agit pas ici de juger, mais de prendre en compte une réalité, produit d’une histoire singulière. De faire un constat. Le propre d’un processus de forum social, au sens ou nous l’entendons, est d’inclure un éventail effectivement représentatif des forces sociales et démocratiques du pays concerné. Ce qui, entre autres, doit inclure en Inde à la fois organisations de masse traditionnelles et mouvements populaires. L’un ne remplace pas l’autre.
Reprenons l’exemple des « nouveaux mouvements paysans » reflétant l’émergence récente d’une couche de paysans moyens et riches qui cultivent la terre (à la différence des propriétaires fonciers d’antan). Ils peuvent occuper des positions dominantes dans le village mais sont confrontés, via le marché mondial, à la concurrence inégalitaire de l’agro-industrie et aux effets de la mondialisation libérale. Sur des questions comme les OGM, le prix des intrants (engrais, pesticides...), l’OMC, certains se retrouvent facilement dans un combat international commun avec, par exemple, la Confédération paysanne en France. Mais, ils n’organisent pas et ne représentent pas pour autant les paysans pauvres et les sans-terre (qu’ils peuvent d’ailleurs eux-mêmes employer). Ces secteurs les plus exploités, dits « traditionnels » mais exprimant aussi la réalité contemporaine de la société rurale indienne, restent pour l’essentiel organisés par les associations et syndicats liés aux partis.
Vocabulaire politique.
Les expériences unitaires qui se sont réalisées à l’occasion de certaines luttes et dans des régions données sont probablement très diverses et riches. Mais ce n’est, à ma connaissance, qu’à l’occasion de la préparation du FSM de Mumbai que s’est posé, à l’échelle fédérale et sur un projet si ambitieux, la question des convergences entre ONG, organisations de masse traditionnelles et mouvements populaires. Ce que semble bien confirmer le vocabulaire politique utilisé en Inde, marqué par des oppositions franches de termes.
En Europe aussi, la notion de « société civile » a pu être opposée à une analyse de classe des polarités sociales. Comme le « neuf » a pu être opposé au « passé », étiquette collée au marxisme. Mais l’usage du vocabulaire politique a évolué, notamment pour répondre aux exigences unitaires (et à l’entrée en lutte de nouvelles générations qui n’ont plus les mêmes références historiques que celles des années 1960-1970).
Dans l’usage courant, les termes de mouvement social ou mouvements sociaux sont, en particulier, devenus de plus en plus inclusifs. Quand il s’agit d’introduire un débat de fond, les mots redeviennent des concepts. Mais dans la vie politique quotidienne, nous les utilisons volontairement dans un sens large, aux frontières indéfinies. Ni sur le plan théorique (il y a quelques dizaines d’années de débats marxistes sur la « société civile ») ni sur le plan politique, il n’existe de lexique militant commun, homogène, à l’échelle internationale (ou entre courants). L’une des premières conditions de la mondialisation de nos liens solidaires, c’est d’apprendre à comprendre comment parle l’autre. Ce qui n’est pas simple, tant son propre vocabulaire paraît évident.
L’évolution internationale désynchronisée du vocabulaire politique n’a pas manqué de provoquer quelques malentendus en Inde. En voici un exemple. Si nous disions « Vive les mouvements sociaux », certains camarades indiens entendaient « Vive les nouveaux mouvements sociaux » ou « Vive les mouvements populaires » donc... « À bas les références de classes, À bas les partis (révolutionnaires) ». Certes, cet exemple est légèrement caricatural, mais néanmoins bien réel : il a fallu changer le nom de l’Assemblée des mouvements sociaux, qui se réunit à l’occasion des forums, faute de référence commune sur le terme à utiliser pour nommer lesdits mouvements. Elle est ainsi devenue, pour l’occasion, l’Assemblée des militants, ce qui n’a rien changé à sa réalité, évidemment.
On verra, dans la suite de ce rapport, apparaître d’autres composantes du processus, d’autres lignes de clivages aussi. Mais on perçoit déjà que bien des méfiances réciproques ont dû être surmontées pour qu’opèrent les convergences sans lesquelles le FSM de Mumbai n’aurait pu connaître le succès qui fut le sien. La situation politique en Inde a, dans une certaine mesure au moins, poussé les mouvements à l’unité ; parce qu’elle est franchement mauvaise. Le paradoxe n’est qu’apparent.
Marché mondial et montée du BJP
L’Inde, longtemps relativement protégée du marché mondial, encaisse plus tardivement que beaucoup d’autres pays les coups de boutoir de la mondialisation libérale. Mais ce sont les fondements mêmes du cadre politico-social issu de l’indépendance (1946) qui sont aujourd’hui progressivement désintégrés. L’implosion de l’URSS a eu de profondes conséquences sur le système d’alliances internationales. L’État joue de moins en moins le rôle qui fut le sien dans le développement économique. Le Parti du Congrès, longtemps hégémonique, a dilapidé et épuisé son dynamisme initial. Les acquis sociaux sont remis en cause, les inégalités sociales et régionales se creusent à nouveau.
Les effets de la mondialisation capitaliste libérale se sont donc fait sentir en Inde relativement tard et insidieusement. Mais ils contribuent (avec d’autres facteurs) à alimenter une crise plus générale, plus structurelle encore, que dans des pays qui étaient auparavant organiquement intégrés au marché mondial. L’onde de choc est profonde. Or, compte tenu du contexte politique international et national, ce sont des forces religieuses d’extrême droite qui ont su profiter du désarroi social.
Le fondamentalisme hindouiste.
Le Bharatya Janata Party (BJP, Parti du peuple indien) dirige le gouvernement fédéral depuis 1999, en coalition avec une vingtaine de partis hétéroclites au sein l’Alliance nationale démocratique. Le BJP joue sur plusieurs niveaux de langage et cherche à présenter, notamment dans l’arène diplomatique, un visage « responsable ». Mais il est le front politique du fascisant Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS, Corps des volontaires nationaux) et de la Vishva Hindu Parishad (VHP, Association hindoue universelle). Ils structurent, avec des milices et tout un éventail d’organisations de masse, un vaste mouvement hindouiste fondamentaliste qui se réclame de l’hindutva, « l’hindouité ». Pour assurer leur emprise, ils transforment en boucs émissaires, au prix de provocations religieuses et de massacres, la minorité musulmane (et parfois aussi chrétienne). Ils mettent en cause le caractère séculier (neutralité face aux religions) de l’État indien né de l’indépendance, en prétendant tirer un trait d’égalité entre nationalité indienne, culture indienne et identité hindoue.
Bien des observateurs pensaient que la victoire du BJP serait de courte durée. Il vient pourtant encore d’emporter les élections dans les États où un scrutin se déroulait l’automne dernier. Il profite du discrédit subi par le Parti du Congrès, qui a initié le tournant libéral dans l’économie et qui est de plus en plus identifié à des réseaux de notables corrompus.
Les mouvements progressistes doivent donc faire face à des attaques convergentes sur les plans socio-économiques (la contre-réforme libérale) et politique (la montée en puissance d’un hindouisme fondamentaliste d’extrême droite). C’est le troisième obstacle que je voulais mentionner dans cette tentative d’analyse, et qui devait être surmonté pour assurer le succès du Forum social. Ce fut aussi l’un des principaux arguments de celles et ceux qui voulaient engager une large dynamique unitaire à l’occasion du FSM, sans s’arrêter aux clivages habituels entre ONG et mouvements, entre mouvements populaires et organisations de masse traditionnelles : il serait irresponsable, expliquaient-ils, de ne pas rassembler les forces alors même qu’un mouvement fascisant a été porté à la tête du pays !
La situation politique indienne est donc mauvaise. Pourtant, l’ambiance, au sein du forum de Mumbai, n’était pas pour autant défaitiste, ou sombre, bien au contraire. On touche ici à l’un des aspects les plus frappants du processus en cours, qui ne concerne pas seulement l’Inde.
Conjonctures et période.
Chaque forum social se tient dans une conjoncture nationale et internationale particulière. Le premier Forum social européen de Florence, en novembre 2002, s’est réuni dans une conjoncture « porteuse », en réaction à l’arrivée au pouvoir de Berlusconi et à la politique de guerre impulsée par Bush ; cela explique pour une bonne part l’importance de la manifestation « du million » qui a conclu le forum. La situation en France, un an plus tard, lors du second FSE de Paris-Saint Denis, était plutôt caractérisée par un « creux de mobilisation sociale », après d’importants mouvements de grève et des luttes dures qui n’avaient pu faire céder le gouvernement. Mais, si la manifestation parisienne a été beaucoup moins ample que celle de Florence (tout en restant significative : 100 000 participants), les deux forums étaient comparables numériquement (environ 50 000) et partageaient le même esprit dynamique et offensif.
Tous les forums sociaux mondiaux ou européens (je ne parle que de ceux auxquels j’ai participé) sont caractérisés par un état d’esprit joyeux et offensif. Or, ils se tiennent la plupart du temps dans des situations politiques difficiles : poursuite des politiques libérales, nouvelles dynamiques de guerre, victoires électorales des droites, montée des intégrismes... Le constat est particulièrement évident lors du deuxième FSM de Porto Alegre (l’Amérique latine après le 11 septembre 2001, les attentats de New York et Washington), et des deux premiers FSE en Italie (après la victoire de Berlusconi) puis en France (après l’élection d’une assemblée nationale particulièrement réactionnaire). On a vu que c’est encore le cas en Inde (victoires électorales du BJP).
Certes, profitant des divisions entre puissances économiques (ainsi que des tensions entre bourgeoisies impérialistes et d’importants secteurs des élites bourgeoises du tiers monde), le mouvement altermondialiste a contribué à enrayer certaines offensives libérales (de l’Accord multilatéral sur l’investissement négocié au sein de l’OCDE jusqu’à la conférence de Cancun de l’OMC). Cela représente de très réels succès, concrets et politiquement fort significatifs. Des succès remarquables, même : nous n’avions rien connu de tel depuis de longues années. Pour autant, ni les forums ni les multiples mobilisations massives n’ont permis d’inverser les rapports de forces et de mettre un terme aux mesures antipopulaires et répressives qui accompagnent la mondialisation capitaliste. La période reste en ce sens défensive.
Foyers défensifs, esprit offensif.
On touche ici à une question qui n’est plus nouvelle. Le vaste mouvement, que ponctuent aujourd’hui les forums, a commencé à prendre forme il y a une dizaine d’années. Face à la violence d’attaques lancées tous azimuts au nom de la marchandisation du monde, il s’affirme d’abord comme le lieu de convergence de multiples résistances, un foyer défensif (« Le monde n’est pas une marchandise » ou, en anglais, « The World is Not for Sale »). Mais il y a plus. La mondialisation capitaliste exige la mise en œuvre d’un nouveau mode de domination, différent des modes (variés) de domination qui ont prévalu dans de la majorité des pays durant la période précédente. Or, malgré des rapports de forces qui lui sont favorables, la bourgeoisie internationale s’est révélée incapable de stabiliser ce nouveau mode de domination en lui assurant une légitimité idéologique, sociale ou démocratique. Les générations âgées voient remis en cause tous les acquis des luttes passées. Quant aux jeunes générations, elles n’ont pas intégré les défaites passées, la psychologie de l’échec. Dans ces conditions, le rejet de l’ordre libéral prend une dimension positive, alternative et plus seulement défensive. : « Un autre monde est possible ». Des éléments de contre-offensive s’opposent à l’offensive généralisée menée par les possédants.
Les forums ne sont que l’une des expressions du mouvement global contre la mondialisation capitaliste, libérale et militaire. Ils remplissent, en son sein, une fonction spécifique. Ils donnent l’occasion d’être « entre soi », de se retrouver et de faire le point. Ils ne sont pas pour autant coupés de l’action. Ils offrent en effet l’espace et le temps nécessaires pour collectiviser expérience et réflexion, pour faire naître un consensus sur un calendrier commun de mobilisations. Pour donner progressivement forme à une culture commune de l’alternative. Ils constituent un foyer de convergences de multiples résistances et donnent corps à la volonté de contre-offensive. Ils répondent ainsi aux données de la période, évoquées ci-dessus. En même temps, de Porto Alegre à Florence, de Paris à Mumbai, la fonction sociale et politique des forums sociaux s’avère « adaptable » à des situations nationales et conjoncturelles très variables. C’est encore l’une de leurs qualités.
Quand ils sont réussis, les forums donnent pour image celle du « peuple rassemblé ». Et Mumbai fut le plus populaire de tous, tant dans sa composition que dans son expression.
Mumbai, point de pénétration de la mondialisation
Réunir le FSM à Mumbai ne garantissait en rien l’ampleur et la qualité de la participation populaire. L’agglomération de Bombay est dirigée par le Shiv Sena (« l’armée de Shivaji »), un mouvement régionaliste fondamentaliste hindouiste particulièrement virulent et réactionnaire. Mumbai, c’est aussi la capitale commerciale du pays, le point d’entrée de la mondialisation où les pouvoirs établis sont acquis à l’idéologie libérale. Vous trouverez plus de milliardaires indiens à Bombay que dans n’importe quelle autre ville du pays. C’est le paradis des banquiers et des spéculateurs. Certes, le forum n’a pas été organisé dans le centre financier et touristique, mais dans la banlieue ouvrière. Néanmoins, l’implantation des forces progressistes reste ici plus faible que dans d’autres régions de l’Inde. Elles ont aussi bien du mal à organiser les migrants, cette masse de (très) pauvres poussés par l’exode rural, qui logent sous de maigres abris de toile et dorment dans les caniveaux de la métropole.
En territoire contrôlé par l’ennemi.
Bombay offrait bien quelques avantages (dont la facilité d’accès pour les participants étrangers). Mais cette ville n’a pas été choisie parce que la gauche y était forte ; plutôt pour la raison inverse : parce qu’aucune force de gauche n’y est en position hégémonique. C’était un choix unitaire. Par exemple, les bastions du principal PC en Inde, Parti communiste indien-Marxiste, ont été écartés : Calcutta évidemment (le PCI-M dirige l’État du Bengale occidental), mais aussi le Kerala. À Mumbai, les petites composantes (ONG...) ainsi que les mouvements populaires étaient assurés de trouver plus aisément place à côté des organisations de masse traditionnelles, des dalits, etc. D’autant plus que le fleuve Narmada traverse l’État du Maharashtra, lui dont la vallée constitue, avec la NBA, un haut lieu de la lutte des « mouvements populaires ».
Ce choix unitaire avait un prix. Le FSM s’est, en quelque sorte, imposé en territoire contrôlé par l’ennemi. C’est un quatrième obstacle qu’il fallait surmonter.
La question financière.
Le problème était tout d’abord financier. C’était la première fois qu’un « grand » forum ne pouvait compter sur aucune aide de la municipalité (dirigée par le Shiv Sena), aucune (ou si peu) du gouvernement de l’État du Maharashtra, (qui a Mumbai pour capitale), sous direction du Congrès, aucune du gouvernement fédéral (du BJP). Pas d’argent, pas de terrains, pas de services, pas de logements gratuits... Or, on sait l’importance que ces aides ont pu avoir à Porto Alegre, Florence ou Paris-Saint Denis dans l’organisation pratique de ces forums mondiaux ou régionaux.
Le problème était d’autant plus grand que les organisateurs indiens du FSM ne pouvaient accepter le financement traditionnellement accordé par la fondation Ford aux forums mondiaux de Porto Alegre ; soit la donation la plus élevée de toutes ! Comme on l’a noté plus haut, il existe en Inde une grande défiance quant aux implications politiques des aides financières (une question bien réelle, trop souvent sous-estimée ailleurs). Bien entendu, la fondation Ford peut interrompre à tout moment son financement. Mais, à ma connaissance, il n’y a eu aucune condition politique attachée à ses dons (ce qui n’est pas toujours le cas pour de certaines aides d’origine plus « progressistes »). Pour le comprendre, il faut connaître la place des fondations aux Etats-Unis et savoir comment, grâce à qui, une (toute petite) partie de ces financements peut être orientée vers des projets populaires. C’est déjà assez difficile à saisir pour un Français. C’est totalement inaudible, incrédible, pour la majorité des militants indiens : Ford n’est-il pas l’un des symboles du capital impérialiste ?
Le quatrième FSM a donc été préparé sans aides institutionnelles publiques et sans la fondation Ford. Or, si le coût de la vie est inférieur à Mumbai qu’à Porto Alegre, c’est la ville la plus chère du pays. Circonstance aggravante, il n’a pas été possible de l’organiser en période de vacances scolaires, ce qui, m’a-t-on dit, aurait permis de réduire les coûts de moitié.
La logistique.
La préparation pratique du FSM posait aussi d’immenses problèmes logistiques. Le forum s’est tenu dans une zone industrielle et commerciale pour l’essentiel désaffectée, dans la banlieue nord de l’agglomération. Il offrait des hangars d’usine, un vaste espace découvert, l’ombre fort appréciable de nombreux d’arbres et des allées verdoyantes : une architecture prolétarienne environnée d’une touche de nature !
Ce site permettait d’organiser l’essentiel des activités en un lieu unique (à la différence du second FSE en région parisienne), ce qui est très important pour faire vivre cet « entre soi » qui est l’une des marques de fabrique des forums. Beaucoup plus que le campus de l’université catholique de Porto Alegre, il a pu devenir populaire. Les délégations militantes ont pris possession de ses allées. Les cafétérias universitaires anonymes ont été remplacées par une multitude de petits stands offrant des plats régionaux bon marché - et, décision symbolique particulièrement remarquée par les médias, Coca Cola et Pepsi ont été interdits de vente dans son enceinte. Participantes et participants ont véritablement fait leur l’espace ainsi créé.
Pour obtenir ce résultat, il a fallu aménager profondément le site pour qu’il puisse accueillir l’ensemble des activités. S’attaquer au problème des traductions. Créer dans les environs des espaces où loger les délégations populaires venues de toute l’Inde, avec tentes et toilettes. Négocier avec le service des transports municipaux la mise en service temporaire de lignes de bus ad hoc entre les lieux d’hébergement et le forum (elles n’existaient en effet pas). Prévoir initialement l’accueil de 75 000 personnes, puis de 100 000, puis de 120 000, avec un budget qui ne suit pas...
Il y avait mille et une raisons que quelque chose tourne mal et mette en cause le succès du FSM. Les problèmes étaient si nombreux, si grands, que quelque chose devait mal tourner. L’échec logistique était assuré. Et ce fut le succès. Il serait très intéressant qu’un bilan détaillé des questions posées et des réponses apportées soit présenté, pour aider les organisateurs d’autres forums, particulièrement ceux qui ne bénéficieront pas d’importantes aides publiques. En attendant, il peut être utile de relever quelques points.
L’effort organisationnel
Il a, bien entendu, fallu créer des structures politiques unitaires permettant l’association du plus grand nombre possible de mouvements au processus du FSM (on y reviendra). Mais les organisations les plus impliquées ont dû, aussi, détacher des cadres responsables, individuellement et durablement, de sa préparation pratique. Certains s’y sont consacrés presque deux ans (ayant préparé le Forum social asiatique d’Hyderabad de janvier 2003, avant de poursuivre leurs tâches pour le FSM). D’autres, près d’un an. Au fil des mois, des cadres venus de divers États sont venus renforcer ceux de Bombay.
Une prospection systématique a permis de trouver, sur le plan international, de nouvelles sources associatives de financements, politiquement acceptables, au-delà des appuis traditionnels du FSM. Un effort important a aussi été demandé aux participants étrangers (des pays de l’OCDE en particulier) avec un prix d’inscription et un coût de location des stands plus élevés que dans les forums précédents (qui bénéficiaient eux d’aides institutionnelles). Compte tenu des économies réalisées en Inde, Mumbai a été le moins coûteux des forums mondiaux.
Notons qu’en trop de domaines, les organisateurs indiens ont dû se débrouiller sans recevoir autant d’appuis que l’on aurait pu l’espérer des structures internationales du FSM, d’Europe et d’Amérique latine. Avec quelques exceptions, dont la plus notable est l’apport du réseau d’interprètes volontaires Babels. L’existence de ce réseau a permis non seulement de faire baisser les coûts (considérables) de l’interprétariat, mais aussi de donner une dimension militante novatrice à ce secteur d’activité si important pour le développement des échanges militants internationaux (le matériel d’écoute, choisi au prix le plus bas pour des raisons budgétaires, était cependant en deçà du nécessaire).
En arrière-plan, il en va du logistique comme du politique. Si aucun conflit au sein des équipes de préparation ni aucun problème technique (ils n’ont pourtant pas manqué) n’ont eu de conséquences trop graves, c’est que le processus indien du FSM a initié une véritable dynamique, puis a été porté par cette dynamique.
Venus de toute l’Inde
La nature de la participation au forum offre l’une des expressions les plus frappantes de cette dynamique. Des délégations très populaires sont en effet venues des très nombreux États de l’Union. Or, la dimension du pays et la pauvreté prévalante ne facilitaient pas cette participation. Elles constituaient en fait un cinquième obstacle à surmonter, et pas des moindres.
Il faut souvent à un Indien deux à trois jours de train pour se rendre à Bombay. Comment quitter son village et son emploi une semaine durant ? Comment payer en plus le prix du transport et du séjour ? Comment les pauvres pouvaient-ils venir au FSM de toute l’Inde ? Et pourtant ils étaient là. Le voyage de certaines délégations populaires a été financièrement soutenu par des réseaux d’ONG occidentales. Mais beaucoup d’autres se sont débrouillées par leurs propres moyens.
Les membres d’une association femme du Tamil Nadu ont ainsi économisé pendant des mois de petites sommes pour réunir chacune un pécule de 1 000 roupies et pouvoir faire le voyage. Par centaines et milliers, des villageois du Bihar (l’un des États où la pauvreté rurale est la plus extrême) ainsi que des mineurs de charbon du Madhya Pradesh ont occupé les trains en imposant leur transport gratuit et en apportant avec eux suffisamment de pains indiens et d’épices pour se nourrir durant le séjour. À Mumbai, des « tentes de solidarité » ont été dressées pour accueillir les délégations de chaque État, au moindre coût. Un habitat collectif pour le moins rustique, destiné aux plus pauvres : un vaste auvent protégeant de la rosée et du soleil, une toile sur le sol pour dormir, quelques toilettes construites aux abords... Le nombre de postulants dépassant toutes les prévisions, il a fallu se serrer sous les auvents pour offrir une place à toutes et tous.
Une montée d’en bas.
Cette « montée » nationale sur Mumbai est, dans une large mesure, venue « d’en bas ». En effet, même les plus grandes organisations indiennes (comme les principales fédérations syndicales ou associations femmes) ne sont, chacune, solidement implantées que dans un nombre relativement restreint d’États. Elles intègrent certes à leur nom l’adjectif de « All India », parce qu’elles opèrent dans plusieurs régions linguistiques avec un projet fédéral, pan-indien, mais n’ont généralement de racines profondes que dans une minorité du pays. Pour assurer la présence au forum de délégations importantes venues de toute l’Inde, il a fallu intégrer au processus de nombreuses associations régionales.
L’Inde n’est pas seulement très grande (l’équivalent de toute l’Europe occidentale). Elle comprend deux ensembles géographiques et historiques : l’Inde du Nord et le Deccan au sud. Plus encore, elle est composée de nombreuses régions linguistiques, qui ont chacune leur identité propre. Un fort sentiment national (face au monde) se combine avec des réalités régionales très affirmées : les États tendent de plus en plus à se superposer aux régions linguistiques. Il existe ainsi une foultitude d’organisations régionales dont l’implantation ne dépasse pas les frontières d’un État (l’Inde compte aujourd’hui quelque trente États ou unités administratives analogues).
Le Forum social mondial a été préparé par la tenue de forums dans (quasiment ?) tous les États de l’Inde, et par des forums régionaux ou locaux qui ont souvent été organisés jusqu’au niveau de base, celui des panchayat, les municipalités rurales, villages ou groupes de villages. Ce qui a permis d’intégrer les structures populaires locales.
Dès leur origine, les forums sociaux ont été conçus comme une initiative portée par des mouvements. Les participantes et participants étaient délégués par ces mouvements. Le premier FSE de Florence a décidé d’ouvrir plus largement et plus explicitement l’espace du forum aux individus, pour favoriser la présence de secteurs jeunes ou populaires peu organisés. En Inde, ces secteurs sont arrivés au forum par délégations collectives, drapeaux, bannières et banderoles au vent. Des contingents syndicaux remontaient à pied de la gare de chemin de fer (le mode de transport public urbain à Bombay qui joue le rôle du métro). Les organisations d’enfants descendaient du bus. Les paysans formaient un cortège pour entrer sur le site du forum, ainsi que les tribus adivasis, en rangs serrés, brandissant arcs et flèches traditionnels...
Prise de possession.
On comprend dans ces conditions comment le « petit peuple » a véritablement pris possession de l’espace du forum. Les allées étaient en permanence parcourues de manifestations de tous ordres. Elles résonnaient la journée durant au son des tambours et tambourins, des grelots et chansons. Elles communiquaient par la danse, le théâtre de rue, le mime. Elles vivaient.
L’expression artistique, l’action politico-culturelle, occupe une grande place en Inde. Elle favorise la prise de parole populaire, nourrit la formation d’une conscience collective. Elle aide aussi à surmonter les barrières linguistiques, comme en témoigne une Tamoule lors du forum : « Nous ne pouvons pas nous parler, nos langues sont trop éloignées. Mais quand je les vois jouer, manifester, je comprends le message, je reconnais des situations communes. Nous vibrons. Nous sommes heureux d’être ici, ensemble ».
Le cœur politique du forum était dans les allées, bien plus que dans les salles de conférence. Une occasion de réaliser à quel point des personnalités mondialement connues étaient... parfaitement inconnues du petit peuple (qui avait aussi bien du mal à rester éveillé en écoutant les débats aux tribunes centrales). Les séminaires et ateliers les plus réussis étaient souvent ceux qui étaient co-organisés avec des organisations indiennes capables d’exprimer très directement la condition populaire, les combats en cours.
L’expérience de Mumbai contribue, en ce domaine tout particulièrement, à repenser la conception des forums. Tant en ce qui concerne leurs modes de préparation, l’organisation de l’espace, la place des activités auto-organisées (favorisée à Bombay), l’importance accordée aux ateliers et séminaires (par opposition aux grandes conférences) que l’articulation entre activités « de rue » et réunions en salles.
Castest et dalits
Dans cette « montée » populaire sur Bombay, les mouvements d’Intouchables ont occupé une place particulièrement visible. En effet, un certain nombre d’entre eux ont organisé des marches pour la dignité, partant des quatre coins de l’Inde. Débutant à partir du 6 décembre 2003, ces marches ont convergé sur Mumbai. Les divers cortèges ont sillonné 15 000 kilomètres et animé quelque 250 meetings à travers le pays, avant de participer de façon très active au quatrième Forum social mondial.
Les Intouchables ont été et sont encore nommés de plusieurs façons en Inde. « Dalit » est le nom que se sont donné les mouvements militants qui ont participé au FSM. Il veut dire, selon les traductions que l’on m’a donné, « les opprimés », « les écrasés », « les brisés ». Pour comprendre le sens de leur combat, il faut essayer de présenter l’héritage en Inde du système des castes et son évolution contemporaine. J’ai bien écris « essayer ».
Le mot « caste » (d’origine portugaise, paraît-il) recouvre en fait deux notions différentes : varna (les « états », au nombre de quatre, dont les Intouchables sont exclus) et jati (il y en a des milliers, liées à l’origine à des activités professionnelles, qui incluent les dalits).
Intouchabilité.
Le système traditionnel des castes, en Inde, reproduit très directement des divisions sociales, tout en les intégrant à une échelle de « pureté ». Trois grandes divisions en caste, trois « états », sont purs. Ils représentent les classes dominantes. Les brahmanes : les prêtres, ceux qui pensent, qui savent et qui sont représentés dans le corps humain par la bouche. Les guerriers (les épaules et les bras) et les marchands (les cuisses). Un quatrième état, déjà impur, est celui des serviteurs, du peuple travailleur (paysans, artisans...), de la majorité de la population : ce sont les pieds.
Les dalits sont situés dans cette échelle de valeur encore plus bas : ils sont la poussière sous les pieds, tellement impurs qu’ils ne doivent sauraient être touchés ; ils sont bon pour nettoyer les latrines à la main. Ils n’ont donc pas le droit d’utiliser le puit du village ou de pénétrer dans le temple. Dans les cas extrêmes, un domestique Intouchable devait quitter une pièce à reculons en essuyant le parquet pour qu’un Touchable ne risque pas de poser ses pieds dans ses traces.
Le système des castes apparaît immuable : chacun naît dans une caste, en fonction de ses vies antérieures, et ne saurait en changer avant sa mort et sa réincarnation suivante. Mails il existe une certaine mobilité collective : une caste (jati) peut se faire reconnaître un statut supérieur jusqu’à changer parfois d’état (varna).
Évolutions.
Dans la réalité, on trouve évidemment des brahmanes pauvres (conducteurs de motor-rickshaw, par exemple, les tricycles motorisés) et des paysans riches ou des dalits ayant fait des études supérieures, appartenant aux professions libérales. De plus, un système de discrimination positive a été établi en faveur des tribus, des dalits et, dans une certaine mesure, des « autres classes arriérés » (Other Backward Classes, OBC, le terme « arriéré » n’ayant pas de connotation négative). Tribus et dalits bénéficient en particulier de quotas réservés au Parlement et dans la fonction publique.
Tous les partis politiques cherchent en conséquence à présenter des candidats dalits aux élections, pour gagner des sièges réservés, et un Intouchable peut même se retrouver un jour à la tête d’un gouvernement d’État. Certaines castes (jati) cherchent d’ailleurs parfois à se faire reconnaître un statut inférieur pour bénéficier des quotas d’emploi et de représentation : pour ce faire, il faut en effet appartenir aux castes et tribus officiellement « répertoriées » (« scheduled »).
Les pires formes de « l’intouchabilité » ont disparu dans bien des régions. Mais les stigmates de l’exclusion n’ont pas pour autant été éliminés, loin s’en faut. Au village, un Intouchable de 60 ans devrait encore souvent s’adresser à un enfant brahmane de 6 ans en l’appelant respectueusement l’équivalent de Mon Seigneur. Même en ville, la discrimination continue d’opérer insidieusement. Quant à l’ascension sociale, elle ne concerne qu’une petite minorité, la grande majorité continuant à vivre dans des conditions de dure exploitation et de grande pauvreté. En luttant pour leurs droits, les dalits doivent encore trop souvent faire face à des représailles violentes, parfois sanglantes, de la part des castes supérieures, des brahmanes. Les meurtres d’Intouchables n’ont pas disparu.
Une unité à construire.
L’unification du combat des dalits n’est pas spontanée. Ils sont divisés en de multiples jati socioprofessionnelles, qui peuvent être en concurrence les unes avec les autres. L’ensemble social que représente les dalits est en effet lui-même structuré par un système hiérarchique interne de sous-castes. Suivant les régions de l’Inde, ils parlent évidemment des langues différentes. Sur le plan religieux, culturel, la réponse a leur situation d’oppression a été diversifiée. Beaucoup se sont converti à des religions qui reconnaissaient leur humanité : bouddhisme, islam, christianisme... Mais d’autres se sont attaché à acquérir un statut plus élevé au sein même de l’hindouisme en adoptant des modes de vie propres aux castes supérieures (comme la cuisine végétarienne). Quant à la représentation politique des dalits, via le système parlementaire, elle est fragmentée, souvent cooptée.
Les thèmes revendicatifs de la marche des dalits sur Mumbai illustrent l’interaction des thèmes politiques (oppression) et sociaux. Les mouvements dalits exigent ainsi la protection face aux agressions physiques dont ils sont victimes de la part de castes « supérieures », la défense de leurs droits sociaux face à la mondialisation capitaliste et aux politiques néolibérales, la reconnaissance de la dignité des femmes niée par le patriarcat et le marché, le droit à un avenir pour leurs enfants.
On retrouve cette complexité quand les mouvements dalits qui ont participé au FSM identifient les forces dont ils sont victimes : le marché, le militarisme, le sectarisme communautaire et le fondamentalisme religieux, le « castéisme » et le patriarcat, le nationalisme chauvin propre à la caste des brahmanes... Ils en appellent à l’unité et à la solidarité avec toutes les forces démocratiques, laïques et socialistes. Rappelons que « laïque » doit se comprendre ici dans le sens de « séculier » : la neutralité de l’État face aux religions.
Un Dalit n’est pas seulement victime du système des castes hérité de l’hindouisme. C’est aussi une femme, un ouvrier agricole, un domestique, un travailleur précaire... Ils appartiennent massivement aux couches sociales les plus exploitées (même si certains sont devenus politiciens, propriétaires, intellectuels). Le combat d’émancipation doit intégrer toutes ces dimensions. Mais les rapports de castes et les rapports de classes ne sont pas des copies conformes ; les identités de castes et de classes ne se constituent pas de la même façon. Comment les articuler ?
Si j’ai bien compris, la position traditionnelle des forces de gauche en Inde est de construire des organisations de classes, jugeant que construire des organisations de castes, c’est déjà se soumettre à un ordre « féodal » (le système des castes) que l’on combat. Mais l’affaiblissement des partis de gauche et de leurs organisations de masse a laissé le champ libre, dans bon nombre d’endroits, au développement des identités de castes sur le terrain revendicatif. Il existe même maintenant une fédération syndicale (qui n’est reconnue légalement que comme une association d’entre aide) pour les « SC/ST/OBC » (scheduled castes, scheduled tribes, other backward classes).
Compte tenu de la situation qui prévaut aujourd’hui, quelles fonctions donner aux mouvements de classes et de castes, à quel moment, en quel endroit ? Dans quelle mesure ces modes d’organisation peuvent-ils être complémentaires ou concurrentiels ? Cela me paraît des questions fondamentales qui peuvent expliquer certains des clivages politiques en Inde. Des questions fondamentales donc, mais sur lesquelles je n’ai pas pu me faire le début d’une opinion concrète.
Indentités multiples
La question ne concerne pas seulement les rapports entre combats de castes opprimées et de classes exploitées. La société indienne semble organisée par ensembles multiples qui se recoupent et se chevauchent sans se superposer : genres, classes, castes, aborigènes, communautés religieuses, régions historiques et linguistiques, États, réseaux sociopolitiques... Plus on creuse, et plus les clivages apparaissent multiples, complexes.
Les clivages linguistiques, par exemple, n’opèrent pas seulement entre ceux qui parlent l’hindi, le tamoul, etc. La Constitution indienne reconnaît officiellement l’existence de dix-huit langues, sans compter quelque 1 600 (?) autres langues et dialectes ! Un clivage opère aussi dans chaque région linguistique entre ceux qui parlent (uniquement ou avant tout) la langue vernaculaire et ceux qui ont la maîtrise de l’anglais (qui a le statut de langue officielle).
S’il est difficile de construire à l’échelle fédérale des organisations pan-indiennes, ce n’est donc pas seulement à cause de la dimension du pays et de la population (qui dépasse le milliard d’habitants). La diversité est une richesse. Mais c’est aussi un obstacle à surmonter, le sixième abordé dans ce rapport.
Le congrès national d’une fédération syndicale offre une image de saisissante de la diversité que doit incorporer toute organisation d’envergure : chaque discours à la tribune doit être résumé, aux quatre coins de la salle, par des crieurs, dans bon nombre de langues. Pour se développer géographiquement et représenter réellement un secteur social, elle doit aussi intégrer massivement des membres et cadres appartenant à plusieurs castes (jati). Cela semble évident (et c’est dans la tradition communiste) ; mais cela ne va pas de soi. Certains « nouveaux » mouvements n’existent que dans une région, adossés à une identité linguistique et enraciné dans une caste (jati), ou un groupe de jati « cousines », qui peuvent occuper localement une position dominante même si elles appartiennent à un « état » (varna) inférieur.
Tensions identitaires.
La période qui a suivi l’indépendance a favorisé l’expression d’identités « unifiantes » (politiques, de classe). Le système des quotas pour les castes et tribus « répertoriées » et la politique de discrimination positive pour les « autres classes arriérées » (OBC) a été établi au début des années 1990 dans une démarche progressiste ; conséquence (imprévue ?), la caste et la tribu adivasi sont devenues des éléments propres du jeu politique. Avec la libéralisation économique et la déréglementation, l’Inde subit l’impact de la mondialisation capitaliste. Comme ailleurs, cela attise les tensions identitaires. La montée du fondamentalisme hindouiste d’extrême droite menace l’Etat séculier et plonge les minorités religieuses dans l’insécurité. Première menacée, la communauté musulmane compte encore, malgré la partition de 1947 (séparation d’avec le Pakistan), quelque 150 millions de membres. Elle est victime de provocations (destruction de la mosquée d’Ayodhya en 1992) et de massacres (dont le plus terrible a eu lieu dans le Gujarat en mars 2002 : deux mille morts).
Il me semble que la communauté musulmane n’a été que marginalement intégrée au processus du forum social. En revanche, les réseaux chrétiens (indiens, asiatiques et internationaux) ont été beaucoup plus présents. La petite minorité chrétienne (20 millions de membres) est aussi soumise, aujourd’hui, aux menaces des fondamentalistes hindouistes qui prétendent reconvertir de force les Indiens qui ont opté pour le christianisme : des prêtres ont été tués, des femmes tondues (la violence patriarcale prend décidément les mêmes formes en Orient qu’en Occident !), des villages brûlés.
Historiquement, l’Église a gagné une influence politique par le biais, notamment, de l’éducation : l’élite indienne a souvent profité de ses universités réputées. Les églises ont aussi assuré l’éducation de dalits et adivasis qui en étaient traditionnellement privés (sans pour autant, il faut le souligner, s’attaquer au système des castes qui perdure en milieu chrétien comme dans le reste de la société). L’Église est loin d’être angélique et certains de ses représentants sont fort inquiétants ; comme ce prêtre qui, pour prouver la supériorité du christianisme sur l’hindouisme jette dans un fleuve une statue hindoue en pierre et une croix chrétienne en bois avant de s’exclamer : « Voyez ! La statue coule et la croix flotte » (Le Monde daté du 20 février 2004).
Résistances variées.
Mais les minorités religieuses sont aujourd’hui transformées en boucs émissaires pour faciliter la montée et le maintien au pouvoir d’une d’extrême droite hindouiste. Elles doivent être défendues, à ce titre notamment. Les castes inférieures s’affirment comme telles pour mettre en question le système même des castes hérité du passé (de même que les classes exploitées doivent s’affirmer pour combattre la domination de classe). Les adivasis (aborigènes) défendent leur droit à l’existence face à la destruction de leur environnement naturel et culturel.
Dans le contexte présent, les résistances s’affirment dans des secteurs et sous des formes très variées. Elles peuvent converger. Mais ce mouvement de convergence est différent de ce qui se passait lors de la montée des luttes dans les années 1960-1970, avec une centralité initiale du mouvement ouvrier ou des luttes armées. Les forums offrent un espace où cette convergence peut se réaliser ; c’est bien l’une de leur fonction. Ce trait caractéristique du temps présent, assez général, semble prendre en Inde une dimension particulière.
La visibilité des invisibles
Les forums sociaux donnent l’image, a-t-on noté, du « peuple rassemblé ». Mais ce peuple n’est évidemment pas homogène. En son sein, la parole et la visibilité tendent spontanément à être monopolisées par les couches supérieur du salariat et les mouvements qui maîtrisent le mieux la communication, qui sont le plus à même de participer aux réunions préparatoires, de voyager, qui bénéficient du meilleur rapport de force dans la société.
C’est l’une des principales critiques que l’on peut faire aux trois premiers forums sociaux mondiaux de Porto Alegre. Malgré un certain nombre d’efforts et la présence, parmi les organisateurs brésiliens, de mouvements comme les celui des sans-terre (le MST), les marginaux de la société (noirs et indiens, précaires...) sont restés trop marginaux dans l’espace du forum. Ce qui est particulièrement désagréable et constitue un échec. Quant à la composition des tribunes, elle n’a pas toujours échappé au vedettariat ; au point de donner parfois une image bien conformiste, véhiculée et amplifiée par la grille naturelle de lecture des médias : les personnalités se retrouvent sous le feu des projecteurs, les intellectuels et universitaires pensent, les sociologues et politologues expliquent ce nouvel objet d’étude que sont les forums. Et les militantes et militants ? Et bien, ils agissent et organisent, n’est-ce pas. Mais pensent-ils par eux-mêmes ? Grave question.
Des mesures plus systématiques ont été prises, dans le processus européen du forum social notamment, pour donner plus de visibilité aux « invisibles », aux mouvements géographiquement (Europe de l’Est) ou socialement (les « sans voix ») marginalisés. Des assemblées européennes préparatoires se sont réunies dans des villes plus accessibles aux pays de l’Est (Berlin, Vienne). Des fonds de solidarité ont été levés pour faciliter les voyages. Un réseau comme la Marche mondiale a initié la tenue d’une Assemblée des femmes à la veille de l’ouverture du second FSE de Paris-Saint Denis. Des actions militantes ont été menées durant le forum par les mouvements de « sans ». Pour la première fois, lors du second FSE, les précaires ont imposé leur visibilité.
Cela s’est aussi produit à Mumbai, mais à une échelle bien supérieure. On peut dire que l’axe des deux premiers forums sociaux mondiaux (Porto Alegre) était constitué par la dénonciation des conséquences sociales de la mondialisation libérale. L’axe du troisième (à Porto Alegre) est devenu le combat contre la guerre et la doctrine Bush. L’axe du quatrième, à Bombay, a été la lutte contre les oppressions et la précarité.
Les organisateurs indiens du FSM avaient décidé de donner une place proéminente aux thèmes du « castéisme » (l’équivalent du racisme dans les rapports entre castes), du « communalisme » (qui concerne ici les violences sectaires entre communautés religieuses) et du patriarcat. Cela a permis de donner corps au combat pour l’égalité et contre l’insécurité sociale généralisée qu’engendre le modèle néolibéral. Mais - et je crois qu’il faut insister là-dessus -, le succès politique de ces choix thématiques tient dans une large part au mouvement « d’en bas » (y compris les prostituées ou les enfants des rues...) qui a permis de leur donner un contenu véritablement populaire. Ajoutons deux éléments à ce qui a été décrit plus haut, à ce sujet.
Secteur informel et femmes.
Les syndicats ont joué un rôle très important dans la préparation politique et l’organisation pratique du forum. Des séminaires ont traité des questions essentielles des privatisations et de la défense des services publics, du droit des salariés. Mais la présence au forum des dalits et adivasis a assuré la participation des travailleurs du secteur informel, des précaires (les syndicats organisent surtout les salariés du secteur formel).
Il n’est pas fréquent que les travailleurs de ces deux secteurs clefs de l’économie se retrouvent ainsi dans une initiative majeure. Le contraste entre eux semble plus prononcé en Inde que dans bien d’autres pays du Sud. D’un côté, le secteur informel est marqué par l’état de grande pauvreté (et par l’héritage des castes) qui prévaut dans une large partie du monde rural (dans certaines régions, le vieux système de l’endettement transmis de génération en génération continue à opérer, plongeant des familles entières dans une situation de dépendance absolue vis-à-vis du propriétaire et du notable usurier). De l’autre, après l’Indépendance, l’État a fortement encadré le développement de l’industrie privée et a développé un important secteur public, où l’emploi était relativement protégé. Aujourd’hui, la dérégulation du secteur privé est quasiment achevée et les attaques contre le secteur public se multiplient.
Les associations de femmes et les mouvements féministes ont aussi été très actifs dans la réalisation du FSM de Mumbai. Le patriarcat pèse lourd en Inde, où l’inégalité sociale à la naissance entre fille et garçon s’accentue jusqu’au mariage, l’épouse allant vivre dans sa belle-famille, sous l’autorité de la lignée du mari. Le système de la dot pèse comme une véritable malédiction, la famille de la fiancée devant donner une forte somme à celle du conjoint (n’engendrer que des filles peut ainsi conduire droit à la faillite !). La dot est officiellement condamnée, mais l’idéologie capitaliste contemporaine, pour qui le profit est roi, la mesure de toute chose, favorise le maintien et l’expansion du système. Des femmes sont ainsi assassinées pour défaut de paiement.
Le patriarcat indien n’implique pourtant pas un état de subordination généralisé. Des femmes ont accédé aux plus hautes positions de pouvoir, comme Indira Gandhi, Premier Ministre. Sa belle-fille, Sonia Gandhi, à la tête du Parti du Congrès, a imposé un quota statutaire de 33 % de dirigeantes. On attend toujours, en France, l’élection d’une Présidente de la République. L’Indienne, image du dévouement et du sacrifice à la famille, peut aussi se « dévouer » et se « sacrifier » au pays... avec une main de fer si nécessaire : de 1975 à 1977, Indira a imposé l’état d’urgence, un véritable régime répressif de semi-dictature.
Les femmes apparaissent très présentes, très actives dans les luttes. Ce n’est pas seulement vrai en ce qui concerne l’élite éduquée (voire anglicisée). Le tissu militant local est largement féminin. Une assemblée de préparation du FSM s’est tenue à Chennai (Madras), à laquelle j’ai pu assister. Elle s’est ouverte, le dernier jour, aux mouvements régionaux, aux associations de terrain. La salle est devenue, massivement, tout à la fois féminine et populaire. Comme les allées si vivantes du forum de Mumbai. J’ai aussi trouvé que le nombre d’animatrices, dans le processus national de préparation du FSM, n’était pas inférieur à ce qu’il est en Europe ; peut-être même supérieur (le Comité indien d’organisation est à 40% féminin).
Les premiers forums de Porto Alegre ont montré que la voix des secteurs marginalisés de la société pouvait être dilué au point d’en devenir inaudible, dans un forum caractérisé par une participation massive. Le FSE de Paris-Saint Denis puis, surtout, le FSM de Mumbai ont en revanche montré que, si un seuil critique de visibilité était franchi, les forums pouvaient servir d’amplificateur, de caisse de résonance, à l’expression de ces mouvements.
Limites et contradicteurs
Il y a bien entendu eu des ratés dans l’éventail des initiatives prises à l’occasion du quatrième Forum social mondial. Je noterais d’abord, pour ma part, le camp jeunes. Réuni pour des raisons pratiques trop loin du site du FSM, il n’a pas connu, m’a-t-on dit, la vitalité interne des camps de Porto Alegre (même si ce fut l’occasion d’une collaboration entre organisations indiennes de jeunesse). La manifestation finale a traversé le centre de Bombay, mais dans un ordre dispersé (deux horaires de départ différents ont circulé). La participation des travailleurs de l’agglomération n’était pas facilitée par le fait qu’elle se déroulait un jour de semaine, en pleine après-midi. Et j’ai eu l’impression que les principales organisations indiennes, débordées par l’ampleur imprévue du forum, n’ont pu y consacrer l’attention qu’il fallait, malgré son importance politique.
L’un des plus importants ratés vient, à mon sens, des instances internationales du FSM. La décision d’organiser le forum mondial en Inde était, je l’ai mentionné, un pari, un saut dans l’inconnu. Il était essentiel que les membres du Conseil international du FSM transmettent l’expérience antérieure, apprennent à comprendre le processus indien, aident à résoudre les problèmes dès qu’ils apparaissaient. Il fallait, pour cela, que des Latino-Américains et des Européens, notamment, se rendent en Inde. Bien rares furent ceux qui le firent. Les instances du FSM ne se sont jamais réunies dans ce pays durant toute l’année 2003. La commission programme a même été convoquée en... Italie. Lors du Conseil international qui s’est réuni au lendemain du forum de Mumbai, la question a été posée : comment aurions-nous pu aider plus les Indiens ? La réponse est simple : en se rendant sur place. Mais la routine l’a emporté.
Mumbai Resistance 2004.
D’un point de vue plus général, un certain nombre de mouvements qui auraient dû s’intégrer au processus du FSM ne l’ont pas pu ou pas voulu. Des initiatives alternatives ont été prises. En Amérique latine et en Europe, il existe des critiques et des opposants déclarés aux forums, mais ils restent fort peu visibles. Ici encore, l’Inde a reproduit à une échelle supérieure ce que l’on connaît ailleurs.
L’initiative alternative la plus importante fut celle intitulée « Mumbai Resistance 2 004 ». Une sorte de contre sommet s’est tenu à Bombay, aux même dates que le FSM et dans le même quartier (en fait, juste en face : de l’autre côté de la route !). MR 2004 affichait un profil très radical, dénonçant dans le FSM un « festival d’ONG » coupé des luttes. En réalité, il réunissait un éventail assez hétérogène d’organisations, pas toutes spécialement radicales, dont certaines de ces ONG tellement décriées.
Parmi les organisations les plus représentatives qui ont rejoint MR 2004, on trouve notamment un certain nombre de mouvements paysans indépendants. Au cours de l’année 2003, j’ai eu l’impression que le comité d’organisation du FSM tardait à prendre les contacts nécessaires avec les syndicats et associations rurales même si, en fin de compte, la participation paysanne au FSM a été beaucoup plus importante que l’on aurait pu le craindre.
Il est probablement illusoire de croire que l’unité aurait pu être d’emblée complète, tant les clivages sont multiples. Certains échecs tiennent probablement plus à des conflits régionaux et à des heurts de personnalités qu’à de grands désaccords politiques.
« Mumbai Resistance 2004 » présente une autre facette. L’initiative a été portée par une partie de l’extrême gauche indienne (qui est, pour l’essentiel, de tradition maoïste), en particulier l’aile « guerre du peuple » des Partis communistes marxistes-léninistes, qui bénéficie d’une implantation réelle dans l’Andhra Pradesh notamment. Depuis trois décennies, des zones de guérilla existent en Inde et la lutte armée est très active au Népal.
Question polémique, ces partis ne font pas dans la dentelle. À en croire certains, 130 000 agents de la CIA se sont retrouvés à Bombay, au sein du FSM ! La tradition polémique, dans la gauche indienne, est, disons, vive au point d’indisposer profondément des militants venus d’autres pays d’Asie où l’on évite plutôt les attaques frontales. J’ai certes vécu les années 1960-1970 en France, des années assez polémiques, il faut bien le reconnaître. J’ai quand même été parfois surpris en Inde. Par exemple quand un militant m’explique que les forums sont une création de l’impérialisme. « Tu es donc contre ? », je questionne. « Ah non, je n’ai pas dit ça ! », répond-il, en me regardant comme si je le calomniais. Une réponse qui m’a laissé profondément perplexe.
Certains, cependant, étaient sans ambiguïté contre le processus mondial des forums sociaux. Le Parti communiste des Philippines pose, en l’occurrence, un problème particulier. Dans les années 1975-1985, le PCP est le seul à avoir su organiser l’essentiel d’une génération militante, dans un combat très difficile face à la dictature Marcos. C’est à son honneur. Mais, dans un contexte politique différent, il a connu une crise qui s’est soldée, au début des années 1990, par des expulsions-scissions. Depuis, le PCP connaît une évolution très inquiétante, qui l’amène à menacer de mort (et parfois à assassiner) ses anciens camarades, cadres d’autres organisations révolutionnaires et progressistes.
La Ligue internationale pour la lutte des peuples est dans une large mesure à l’origine de l’initiative MR 2004 ; et le « bloc politique » philippin lié au PCP est lui-même à l’origine de la LILP. La décision de principe de réunir un contre sommet en Inde a été arrêtée en juin 2002 à Thessalonique (Grèce) et le format concret de l’initiative (dates, lieux) a été précisé en juillet aux Pays-Bas (là où le Front national démocratique des Philippines, bras diplomatique du PCP, a établi sa représentation internationale). Le président-fondateur de ce parti, Jose Maria Sison, qui vit aux Pays-Bas, a envoyé un message de solidarité à l’ouverture de « Mumbai Resistance 2004 », tourné tout entier contre le Forum social mondial. Le FSM y est présenté comme une entreprise « réformiste et contre-révolutionnaire » dont l’objectif est « de perpétuer le système capitaliste mondial » ; à savoir un « projet impérialiste qui vise à canaliser les critiques vers des propositions de ‘réformes’ et de retouches cosmétiques de l’impérialisme ».
Pôle d’attraction.
Le comité indien d’organisation du Forum social mondial a choisi d’avoir une attitude très ouverte à l’égard de MR 2004 et d’autres initiatives parallèles, jugeant qu’ils exprimaient tous, à l’instar du FSM, l’opposition aux politiques de guerre, à l’impérialisme et à la mondialisation capitaliste. Des conférenciers ont décidé de participer aux débats des uns et des autres. L’Assemblée des militants a invité les mouvements qui n’étaient pas dans le FSM (sans succès). Malheureusement, jusqu’à la fin, c’est l’aile la plus fermée de « Mumbai Resistance 2004 » qui a parlé seule au nom de l’ensemble des composantes variées réunies dans cette initiative. On peut cependant espérer que des liens de collaboration, en Inde, se poursuivront ou se renoueront dans la période qui vient.
Il est intéressant de noter que tous les contradicteurs du FSM, des plus virulents aux plus modérés, sont venus à Mumbai, quitte a y organiser leurs propres initiatives. En effet, le seul événement, en ce lieu et à cette date, était le Forum mondial. Il n’y avait pas une réunion du G8 ou une conférence de l’ONU face auxquels deux ou trois contre sommets auraient été convoqués. Venir à Mumbai était, de la part même des « opposants », un hommage, peut-être involontaire, rendu au succès du forum social. Le pôle d’attraction était bien le FSM, ce qui confirme l’importance de la dynamique mobilisatrice qu’il a initiée.
Il n’y avait généralement, sur le site de MR 2004, que 1000 à 2000 présents et la principale mobilisation aurait réuni 6000 à 7000 manifestants. Des participants du FSM sont évidemment venus rendre visite à la concurrence, mais l’ambiance du forum de MR 2004 était bien austère et tristounette, comparée à ce qui se passait de l’autre côté de la route. On voyait d’ailleurs déambuler dans les allées du FSM nombre de militants visiblement ravis du bouillonnement d’activités qui y régnait et portant le badge MR 2004.
La tenue d’initiatives parallèles n’a jamais posé problème lors des forums de Porto Alegre ou Paris, dans la mesure où elles participent d’un même mouvement de résistance global contre la mondialisation libérale et la politique de guerre. Le danger, à Mumbai, était que cela prenne une tournure de confrontation dure. Finalement, le succès du FSM a été tel que les choses se sont plutôt bien passées.
L’Assemblée des militants.
Cela a quand même rendu plus difficile la préparation de l’Assemblée des mouvements (rebaptisée Assemblée des militants). À quelques exceptions près, les organisations asiatiques (et singulièrement indiennes) sont trop marginalement représentées dans la coordination internationale des mouvements sociaux. Le FSM de Mumbai était l’occasion de s’attaquer à ce problème. Mais il a fallu d’abord parer à deux urgences. D’une part, les composantes indiennes étaient plongées jusqu’au cou dans la réalisation du forum ; difficile dans ces conditions d’en faire plus. D’autre part, la coordination internationale à d’abord cherché à surmonter les divisions qui persistaient en Inde ; d’autant plus qu’elle était directement concernée.
Via Campesina joue un rôle important tant dans le processus international du FSM que dans l’animation de la coordination des mouvements sociaux. Toutes les sections nationales de Via Campesina étaient investies dans la préparation du FSM de Mumbai sauf... les indiennes. L’organisation paysanne KRRS (implantée surtout au Karnataka) a rejoint MR 2004 (le KRRS était en désaccord avec le Conseil international du FSM avant même que la décision de venir à Bombay ne soit prise). Quant à la fédération de petits pêcheurs National Fishworkers’ Forum (NFF), elle s’est engagée dans une troisième initiative.
L’Assemblée s’est réunie quotidiennement. Trois grandes questions ont été abordées. Le bilan des mobilisations de Cancun, lors de la conférence de l’OMC. Le fonctionnement du réseau international des mouvements. La rédaction, comme les années précédentes, d’une déclaration finale, d’un appel à mobilisation. Malgré cela, l’intégration d’un plus grand nombre d’organisations indiennes et asiatiques au fonctionnement régulier de la coordination des mouvements sociaux reste dans une large mesure à faire.
Pluralisme et processus ouvert
Le processus des forums sociaux est très « intégratif » ; il crée des espaces de convergences où des mouvements de nature (et pas seulement d’orientation) très différente se retrouvent. Il est toujours amusant de voir des dirigeants d’importantes fédérations syndicales, la cinquantaine bien sonnée, apprendre à écouter les jeunes représentants d’une petite association écologiste. Ou les tenants d’une informatique libre et alternative réaliser progressivement que les références de classes n’ont pas perdu leur pertinence face à un capitalisme brutal, qui présente sans vergogne au monde sa propre caricature.
Le pluralisme de la société indienne.
L’une des premières choses qui m’a frappé, quand j’ai commencé à assister aux réunions de préparation du FSM en Inde, c’est que ce processus intégratif était à l’œuvre. Il y a à cela des raisons politiques, déjà mentionnées : un mouvement durable de désectarisation à gauche, le sentiment d’urgence face à la montée de l’extrême droite hindouiste... Mais, plus profondément, la société indienne elle-même semble être l’une des plus pluralistes au monde.
La culture hindoue imprègne même les autres communautés religieuses. L’hindouisme n’est pas prosélyte : une personne qui n’est pas née hindoue ne doit pas le devenir (avant, éventuellement, sa prochaine réincarnation) ; il n’y a pas lieu de la convertir. Il n’y a pas non plus de batailles d’orthodoxies et de papauté, comme dans le christianisme. Chacun peut légitimement choisir sa voie. À en croire mes livres de référence (1), l’hindouisme est une représentation du monde qui permet d’englober les différences sans les nier. Il y a donc une tradition de tolérance qui contraste avec la violence des affrontements sectaires que peuvent déchaîner des enjeux politiques (la partition de l’Inde, la confrontation Pakistan-Inde, la montée au pouvoir du BJP...).
L’Inde vit avec le Nord et le Deccan, des apports historiques multiples, de grandes inégalités de développement suivant les régions, un ensemble de divisions très complexes en castes, une foultitude de communautés linguistiques, chevauchées par d’autres types de communautés : musulmanes, chrétiennes, jaïnes, bouddhistes, parsie, sikhe... Et des polarisations de classes où tout se recoupe. Difficile, en effet, de décrire une société plus pluraliste et pourtant si clairement délimitée face au reste du monde.
La tradition de tolérance est un ingrédient démocratique. Mais elle ne pousse pas pour autant nécessairement à l’unification des luttes. La différence est légitime, mais sa reconnaissance peut conduire au « chacun chez soi ». Le pluralisme de la société indienne apparaît ici à la fois comme un atout à préserver et un obstacle à surmonter pour construire des résistances et des alternatives communes.
Un cadre de préparation « ouvert ».
J’ai aussi été frappé par le fait que le processus de préparation du FSM de Mumbai prenait, en Inde, des formes plus proches de celles qui existent en Europe qu’au Brésil. Je dis bien Europe et non pas Italie ou France. Vu les dimensions du pays, son milliard d’habitants et la pluralité de l’Inde, il faut probablement autant d’efforts et d’attention pour construire une dynamique d’ensemble, à l’échelle fédérale, que dans toute l’Europe de l’Ouest.
Le « modèle brésilien » de préparation des forums de Porto Alegre est très spécifique. Le comité d’organisation brésilien (devenu secrétariat international) comprend huit composantes seulement. Il tient son autorité pour une part de l’équilibre constitué en son sein entre mouvement paysan, syndicats, réseau d’ONG, associations, comités. Mais il y a plus. Le Mouvement des sans terres (MST) et la centrale syndicale CUT ne sont pas seuls sur le terrain ; ils bénéficient cependant d’une autorité peu contestée. Il en va de même, à l’arrière-plan politique, du Parti des travailleurs (PT) qui, sans être la seule formation de gauche, occupait une place particulière.
L’important, ici, n’est pas de se demander si le modèle « resserré » du comité brésilien constituait la meilleure solution possible. L’important est de noter que c’était une solution concevable au Brésil, au moins pour la période passée, et qu’elle a fonctionné.
Mais c’est un modèle qui ne s’exporte pas dans des pays où la configuration des mouvements est différente. En France, par exemple, aucun syndicat ne pourrait légitimement représenter seul le mouvement syndical dans un comité de pilotage des forums. Ce problème de représentativité est démultiplié par le nombre et la variété sans précédent des organisations qui s’investissent dans le processus. On comprend ainsi le rôle joué en Europe par les larges assemblées préparatoires et le caractère ouvert des comités d’organisation.
Ce qui est vrai en Europe l’est tout autant en Inde. Les structures étaient ouvertes. L’assemblée préparatoire s’est réunie dans plusieurs parties du pays pour faciliter l’intégration au processus de mouvements régionaux. Le India General Council (IGC, Conseil général indien) était composé, en janvier dernier, de 226 organisations. Le India Working Committee (IWC, Comité de travail indien) de 67 organisations. Le India Organising Committee (IOC, Comité d’organisation indien) de 57 membres individuels, personnellement engagés dans le travail de préparation du forum.
Bien entendu, en Inde, comme en Europe comme au Brésil, il n’y a pas égalité parfaite entre les organisations. Celles, même petites, existant à Bombay (et Delhi) étaient privilégiées face à d’autres, souvent beaucoup plus importantes, mais dont les bases d’implantation étaient lointaines. Pas d’égalité non plus entre celles qui peuvent dégager des permanents ou trouver des financements, et celles qui ne le peuvent pas. Ou entre celles qui sont connectées au mail et à Internet, et toutes les autres (la grande majorité) qui ne le sont pas. Ou entre celles dont les dirigeants manient l’anglais et celles qui ne communiquent que dans leur langue vernaculaire.
On peut, on doit critiquer les inégalités persistantes qui se manifestent au sein même de notre mouvement. Mais en gardant le sens des proportions. Je me permettrai ici une remarque de vieux. Je milite depuis 1965 et je n’ai jamais vu, auparavant, de processus qui réussissait à associer autant d’organisations, aussi diverses, que celui que nous vivons aujourd’hui.
Il ne s’agit pas seulement d’associer, mais de prendre le temps nécessaire à l’émergence d’un consensus dynamique par le débat. Du temps, on en « perd », du moins au sens usuel que l’on donne au mot efficacité (un sens qui reflète, j’en ai peur, ce que l’idéologie dominante entend par-là). Mais c’est un temps nécessaire, donc efficace, pour reconstruire une culture critique commune de l’ordre existant, en sus des objectifs de luttes communs. Au bout du chemin, on peut espérer que le mouvement ouvrier intégrera effectivement l’idée que l’exigence écologique n’est pas d’essence petite-bourgeoise. Et que les écologistes non socialistes intégreront la notion de mode de production, la nécessité de s’attaquer aux racines du système, quitte à redécouvrir l’analyse de classe. Plus généralement, le processus démocratique aide à confronter les expériences militantes et à penser le « neuf ». C’est, ici encore, une méthode plus efficace que la réunion de comités d’experts ou de conclaves de sages.
Espaces de convergences et dynamiques militantes.
Si j’évoque l’émergence d’un consensus « dynamique », c’est qu’il vise à agir. Héritage de Porto Alegre : débats, échanges, initiatives et actions se nourrissent les uns les autres, ce qui contribue à faire des forums sociaux un processus continu, et non une simple succession de conférences, d’événements ponctuels. Un lien réciproque se noue entre l’espace des forums et les mobilisations.
L’une des principales critiques adressées au FSM par une partie de l’extrême gauche indienne (et quelque autres dans le monde) concerne précisément ce lien. Elle voit dans les forums des lieux où l’on se contente de parler (à grands frais !) sans agir. L’argument pouvait d’autant plus convaincre que l’expérience internationale des forums sociaux était très peu connue des militants en Inde. Selon la rhétorique de l’aile critique la plus « ultra », il y a d’un côté les vrais anti-impérialistes qui font Seattle et les manifestations antiguerre, et de l’autre de pâles réformistes qui tiennent séminaires.
Cette présentation des choses fait bien peu de cas de la réalité. On peut en effet faire deux constats.
Le premier constat, c’est qu’une grande partie des organisations qui assurent le succès des forums, joue aussi un rôle très important dans les mobilisations militantes. Il n’y a pas séparation entre celles qui « bavardent » et celles qui luttent ; il s’agit pour l’essentiel des mêmes mouvements. Le deuxième constat, c’est que les forums ne représentent pas seulement un lieu irremplaçable d’échanges collectifs, mais aussi un formidable catalyseur d’actions.
Depuis 2001, l’un des éléments de continuité les plus frappants du processus international des forums est bien le lien dynamique qui s’est créé entre les forums, les réseaux de campagnes militantes et les assemblées de mouvements (sociaux, puis femmes et antiguerre). Le forum assure un cadre ouvert de convergences qui permet à toute organisation d’y participer à la seule condition qu’elle respecte la Charte de principe (une charte, rappelons-le, qui contient une opposition ferme à la mondialisation capitaliste). Aucun autre engagement n’est exigé, ce qui fait du forum un véritable espace de liberté, d’initiatives. Ils offrent aussi un cadre au sein desquels, et à l’occasion desquels, les organisations militant sur les mêmes terrains peuvent se connaître et se réunir pour discuter de leurs campagnes. Un cadre où les assemblées des mouvements peuvent préparer un calendrier commun d’action internationale. L’exemple le plus frappant en ce domaine reste l’extraordinaire journée mondiale de mobilisation antiguerre du 15 février 2003, répondant à un appel lancé en Europe à l’occasion du forum de Florence puis, à l’échelle mondiale, à l’occasion du forum de Porto Alegre.
Les forums sociaux n’adoptent aucune déclaration et aucune déclaration n’est adoptée en leurs noms, ou au nom des tous les participants. Les appels, décisions et résolutions adoptés par les réseaux de campagnes, par l’assemblée des femmes ou par celle des mouvements n’engagent que les organisations qui les signent, qui y répondent. Mais si les forums n’aidaient plus à continentaliser et à mondialiser les luttes, les mobilisations, ils perdraient beaucoup de leur sens, de leur utilité.
Afin de faciliter ce lien entre espace de liberté et actions, dans le cadre du FSM de Mumbai des « tentes militantes » ont été mises à disposition des réseaux pour qu’ils puissent se rencontrer. Les organisations de femmes se sont réunies, ainsi que l’Assemblée globale du mouvement antiguerre (avec la préparation de la journée du 20 mars 2004). L’Assemblée des militants (ou des mouvements) a été, comme les précédentes, l’occasion d’une synthèse sur les échéances communes.
Certaines années (comme 2003), les échéances internationales sont plus faciles à déterminer (réunions du G8, de l’OMC...). D’autres années (2004, par exemple), la tâche est plus difficile. Le calendrier d’activité établi lors des assemblées a souvent été mis en œuvre avec succès. Mais pas toujours : les mobilisations à l’occasion de la conférence de l’OMC à Cancun en septembre dernier auraient, par exemple, dû être plus amples.
Comment aujourd’hui éviter la routine et l’enlisement ? Comment maintenir la dynamique ? Cela n’a rien d’évident. Il est nécessaire de faire le point, en portant un regard critique sur les forces et les faiblesses du processus. Mais, encore une fois, en gardant le sens de la mesure : le chemin parcouru en quatre ou cinq ans (Seattle et le premier FSM de Porto Alegre), ou depuis une décennie (l’émergence des nouvelles résistances à la mondialisation capitaliste) est remarquable.
La Charte et les partis politiques.
Les partis politiques qui, en Inde, ont soutenu le FSM ont respecté sa Charte de principe. Mais cette dernière n’en a pas moins fait débat, ce qui est d’ailleurs normal. La nature du document n’a pas toujours été comprise : certains, à l’extrême gauche, y ont vu le programme d’un courant dont ils cherchaient (en vain) la direction. Un programme auquel il manquait, évidemment, bien des éléments essentiels. Mais, avec la montée des résistances à la mondialisation capitaliste, on a vu naître un mouvement de mouvements ayant chacun son orientation et ses terrains d’action ; pas un nouveau courant, spécifique et homogène. N’interpellez donc pas le bureau politique, il n’y en a pas. Quant à la Charte, elle n’est rien de plus qu’une charte définissant un cadre commun de convergences.
La Charte exclut la participation aux forums des organisations militaires. La preuve, selon les critiques radicales en Inde, du réformisme de ses promoteurs. Mais la Charte ne dénie pas le droit à l’autodéfense des populations frappées par la répression. Elle n’exclut pas les mouvements qui considèrent qu’une lutte armée de libération peut être légitime, ou qui se solidarisent avec l’une d’entre elles. La Charte ne réduit pas l’éventail politique des forces qui peuvent se retrouver dans un forum. En écartant les organisations armées proprement dites, elle protège de la répression étatique l’espace démocratique des forums. Ce n’est pas une question à prendre aujourd’hui à la légère, pour les besoins d’une polémique.
La Charte exclut aussi les partis politiques, alors qu’elle accepte les membres de gouvernements (une véritable contradiction interne). Ce point a ouvert un débat plus substantiel, il me semble. Certains justifient cet interdit par un argument théorique : postulant au gouvernement, les partis sont hors « société civile », du côté de l’État. Je ne suis pas du tout convaincu par cette approche, mais ce n’est pas le lieu ici d’en discuter. Le fond de l’affaire me paraît plutôt politique ; et il est alors normal que la question se pose a-priori de façon différente suivant les pays et les régions, et suivant les périodes. En effet, le rapport entre partis et mouvements varie considérablement dans le temps, suivant les lieux.
La France, par exemple, est l’un des pays où, aujourd’hui, les rapports entre mouvements sociaux et organisations de masse d’une part, et d’autre part partis politiques s’avèrent les plus problématiques. Il y a à cela des raisons anciennes (tel le rejet des pratiques staliniennes) et récentes : l’expérience des reniements des partis de gauche, une fois au gouvernement. La défiance est ici particulièrement marquée vis-à-vis de la social-démocratie. Vu de France, la frontière établie envers les partis apparaît plutôt comme une mesure de gauche, souhaitée notamment par les mouvements les plus radicaux. Vu d’Inde, elle apparaît comme une mesure de droite, tournée contre les partis communistes de diverses dénominations. La France, aussi, est le pays de la Charte d’Amiens qui proclame le principe de l’indépendance syndicale vis-à-vis des partis. En Inde, comme on l’a vu, le rapport entre partis, syndicats et autres organisations de masse traditionnelles est affiché. Cela semble vrai pour l’essentiel de l’Asie du Sud, ce qui finit par faire beaucoup de monde.
Pour mener le débat sur cette question, il faut donc reconnaître la variabilité des situations. Et discuter à partir des réalités, pas des mythes. On a, par exemple, entendu dire que les Italiens avaient « introduit » les partis dans le processus, à l’occasion du premier Forum social européen de novembre 2002. La réalité, c’est qu’un parti, le PT, était très présent dans le processus brésilien dès 2001, bien plus que d’autres partis en Italie.
Mais l’expérience indienne ne me paraît pas univoque. Le fait que les partis politiques n’étaient pas co-organisateurs du FSM, au même titre que les autres organisations, me semble avoir facilité l’unité entre organisations de masse traditionnelles et mouvements populaires. C’est du moins l’impression que j’ai eue lors de discussions auxquelles nous avons pu participer durant le Forum asiatique d’Hyderabad, en janvier 2003.
Car il y a bien deux questions distinctes. La première concerne la présence des partis. Si les forums étaient l’équivalent d’une conférence intersyndicale, la question ne se poserait pas : les partis en seraient absents. Mais les forums s’ouvrent à toute la « société civile » et à l’ensemble des luttes. Les partis (en particulier les partis militants) sont alors en quelque sorte naturellement là. Il vaut mieux, en conséquence, définir les espaces au sein des forums dans lesquels ils peuvent être représentés, des débats auxquels ils peuvent participer en tant que tel, sans remettre pour autant en cause la dynamique d’ensemble. La pratique des forums a déjà évolué en ce domaine, tant à Porto Alegre qu’en Europe et en Inde. Il n’y a probablement pas de formule universelle, mais le bilan de ce qui a été fait devrait être tiré.
La seconde question concerne le statut des partis. Je la repose : doivent-ils être co-organisateurs des forums au même titre que les autres types d’organisations ? Est-ce que, dans le contexte présent, cela aiderait ou compliquerait la construction des convergences unitaires ? La question est politique, concrète. Peut-être parce que je suis français, j’ai tendance à penser que cela compliquerait plutôt les choses, au moins à l’échelle internationale. Et les critiques « de gauche » ne devraient pas oublier que c’est d’abord la social-démocratie qui bénéficierait de ce nouveau statut, tout simplement parce qu’elle a des moyens organisationnels et institutionnels incomparables, à l’échelle internationale précisément.
Ici encore, « l’angle de vue » diffère en Inde. La social-démocratie indienne est divisée (au point que le ministre de l’Intérieur du gouvernement BJP est un socialiste, violemment dénoncé par d’autres membres de l’IS). Plusieurs partis socialistes ou socialisants ont participé au Forum parlementaire mondial qui s’est réuni à l’occasion du FSM de Mumbai. Des personnalités et des courants de référence socialiste se sont investis dans la préparation du Forum social, comme les socialo-gandhiens au sein de la NAPM (l’Alliance nationale des mouvements populaires). Mais il s’agit de composantes qui, précisément, ne se constituent pas en parti. Cependant, la centrale syndicale socialisante, Hind Mazdoor Sangh (HMS) a été effectivement intégrée au processus du FSM.
La gauche indienne est avant tout communiste, y compris sur le plan électoral. Le Parti communiste indien (PCI, hier pro-Moscou) connaît un déclin, bien que sa confédération syndicale, l’AITUC (All India Trade Union Congress), reste plus importante. C’est le Parti communiste indien-Marxiste (PCI-M, qui devint, peu après la scission de 1964, « ni Moscou ni Pékin ») qui occupe une place charnière. Il dirige le gouvernement du Bengale occidental et, périodiquement, celui du Kerala (ce n’est pas le cas aujourd’hui). Au niveau fédéral, il détient le principal groupe parlementaire de gauche. La confédération syndicale qui lui est liée est la CITU (Center of Indian Trade Unions). Les diverses organisations de masse de ces deux partis se sont investies dans le processus du FSM.
L’extrême gauche révolutionnaire en Inde est, à 90 %, d’origine maoïste. Le Parti communiste marxiste-léniniste (PCI-ML) est né d’une scission pro-Pékin au sein du PCI-M. Il s’est, depuis, divisé. Aucun des partis ML n’a d’envergure véritablement nationale, mais les plus importants peuvent regrouper jusqu’à 100 000 membres et bénéficier d’une réelle implantation dans certains États. Disons, en simplifiant, que les partis ML qui appartiennent à l’aile « guerre du peuple » se sont opposé au FSM et que ceux qui s’identifient à l’aile « ligne de masse » s’y sont lié, de façon plus ou moins active et plus ou moins critique suivant les cas. Des fédérations syndicales appartenant à ces courants ont contribué à l’organisation du FSM, comme l’AIFTU (All India Federation of Trade Unions) et l’AICCTU (All India Central Council of Trade Unions).
Mais qui dirige donc ?
Qui a dirigé le processus indien du FSM ? Les ONG assurent certains. Le PCI-M, affirment d’autres. Alors, une alliance ONG/PCI-M ? Ces réponses ne sont pas très convaincantes. Loin d’être un simple « festival d’ONG », le FSM de Mumbai fut un grand rassemblement populaire. Et Bombay fut choisie notamment parce que le PCI-M y était faible.
Surtout, la question me semble mal posée. Un forum social de grande envergure n’est pas préparé sous une direction unique, mais par une combinaison de mouvements qui, chacun, marque de son empreinte le processus d’ensemble. Dans le cas indien, par exemple, on peut nommer, parmi les principaux acteurs des « mouvements populaires » de la NAPM (dans la définition donnée en début de rapport), les organisations de masse traditionnelles (dont celles du PCI-M, mais d’autres aussi), des ONG, les mouvements dalits (et adivasis, bien que dans une moindre mesure), les mouvements femmes (avec une dynamique propre), des réseaux chrétiens et la montée des associations régionales.
Mumbai a représenté une expérience nouvelle de collaboration. Elle devrait pouvoir se prolonger tant dans le cadre des forums (dont le processus se poursuit sur le plan international) et être réinvesti sur d’autres terrains en Inde (antifascisme et anticommunalisme, anti-impérialisme...). L’expérience est si récente que cela ne se fera cependant peut-être pas spontanément. Il faudra alors que les principaux acteurs concernés le veuillent et qu’ils prennent des initiatives en ce sens.
Le Forum parlementaire mondial
Le quatrième Forum parlementaire mondial s’est réuni les 18 et 19 janvier. Il a été préparé en collaboration par le pôle européen du Réseau parlementaire international (animé, au Parlement européen par le GUE/NGL, les Verts/ALE et le PSE) et, en Inde, par le Comité national de coordination des législateurs pour le quatrième Forum parlemantaire mondial 2004 (« National Coordination Committee of Legislators Towards the Fourth World Parliamentary Forum 2004 »). Ce comité est composé de Membres du Parlement indien, appartenant à onze groupes parlementaires différents : Nilotpal Basu, Convenor (CPI-M), Ajay Chakraborty (CPI), Debabrata Biswas (FB), Abani Roy (RSP), Rama Shankar Kaushik (SJP), Raghuvansh Prasad Singh (RJD), Ram Vilas Paswan (LJSP), R.S. Gavai (RPI-Gavai group), Prakash Ambedkar (BBM), H.K. Javare Gowda (Janata Dal Secular). Il est patronné par quatre anciens Premiers Ministres d’Inde et un « Chief Minister » : Shri V.P. Singh, Shri Chandrasekhar, Shri H.D. Devagowda, Shri I.K. Gujral, et Shri Joyti Basu.
Onze partis indiens se sont donc inscrit dans la problématique du FPM, appartenant à trois grands ensembles politiques : les PC (indien et marxiste), les partis socialistes ou socialisants, et des députés dalits (« républicains »). A l’échelle fédérale, il s’agit là d’un éventail unitaire plus large que de coutume. Il faut beaucoup de temps, en Inde, pour construire un réseau impliquant de façon active les législateurs au niveau des Assemblées d’Etat (comme il faut du temps, en Europe, pour impliquer les membres des parlements nationaux, à partir du PE). La participation indienne s’annonçait néanmoins nombreuse quand, quelques jours avant le forum, le gouvernement a confirmé la tenue d’élections législatives anticipées (ramenées d’octobre à avril). Dans ces conditions, la délégation indienne, tout en restant significative, a été plus réduite que prévue.
La participation au Forum parlementaire mondial de 2004 a été plus internationale qu’aux trois premiers. L’Europe occidentale et l’Amérique latine (Brésil, Mexique, Venezuela, etc.) étaient encore bien représentés, mais cette fois-ci aux côtés de l’Asie du Sud. Politiquement, l’aspect le plus important du FPM a été la présence de députés pakistanais (voir ci-dessous), qui ont poursuivi après le forum les contacts avec leurs collègues indiens en se rendant à New Delhi et qui ont proposé d’envisager la création d’un Forum parlementaire pour l’Asie du Sud.
Notons encore, à l’actif du quatrième FPM, l’adoption d’une déclaration finale de fort bonne tenue, beaucoup plus ample que celle des précédents forums parlementaires. Relevons, cependant, deux problèmes.
Tout d’abord, diverses contraintes ont pesé sur l’organisation du FPM qui n’ont pas facilité le lien « physique » entre les participants aux forums parlementaire et social. Il a été impossible de tenir le FPM au début du FSM (à cause d’une session du PE à Strasbourg), il s’est donc tenu en plein milieu de son déroulement. Faute de place aussi, il s’est réuni non loin, mais en dehors de l’enceinte même du FSM.
Ensuite, même si l’on peut tirer un bilan positif de chaque Forum parlementaire mondial, le rapport entre efforts consentis et résultats obtenus (qualité des débats, construction du réseau international, investissement militant...) apparaît généralement trop faible. Il serait bon de faire le point sur cette question.
Dynamiques asiatiques
Vu d’Europe, on mesure mal à quel point l’Asie - du Japon au Laos et de l’Inde à Singapour ! - est diverse par l’histoire ancienne et récente (notamment coloniale), par les structures sociales et le développement économique, par les cultures. Aux yeux étrangers de l’Occident, l’Asie semble former un tout ; elle est surtout une construction géostratégique. Vu de l’intérieur, la région se fragmente entre Asie du Sud, du Sud-Est, du Nord-Est... Aucun bloc de pays ne constitue le « centre » de l’ensemble asiatique, aucune institution ne joue un rôle analogue à celui de l’Union européenne. Les voyages eux-mêmes ne sont pas nécessairement meilleur marché : un vol Manille-Bombay coûte à peu de chose près autant qu’un vol Manille-Europe.
Le FSM avait beau se réunir pour la première fois en Asie, cela ne créait pas spontanément une dynamique pan-asiatique. Des réunions continentales préparatoires se sont tenues à Bangkok (dès avant le FSA Hyderabad), puis en Inde. D’importantes délégations sont notamment venues à Mumbai de Corée du Sud (400 délégués) et du Japon (450, plus les centaines de passagers du Peace Boat qui s’est ancré à Bombay au début du forum). Les Philippins étaient aussi nombreux, ainsi que les Tibétains en exil. Mais pour que le FSM s’enracine véritablement dans l’ensemble asiatique, il faudrait qu’il se réunisse ultérieurement aussi en Asie du Sud-Est et en Asie du Nord-Est.
Le Pakistan.
L’Inde appartient évidemment à l’Asie du Sud. À cette échelle-ci, une dynamique politique remarquable s’est engagée. La question clef était celle du Pakistan. Le premier message internationaliste devait être indo-pakistanais. Depuis un demi-siècle en effet, les deux États vivent une situation de guerre froide ponctuée de confrontations militaires chaudes, voire de véritables guerres. Le conflit a pris une dimension nouvelle, chaque protagoniste étant dorénavant doté d’un armement nucléaire opérationnel.
Il était donc très important que des Pakistanais puissent participer au Forum social (ainsi qu’au Forum parlementaire). Mais cela n’avait rien d’évident, dans un pays gouverné par le BJP et dans une agglomération dirigée par le Shiv Sena, où le danger de provocation est constant. Les tensions indo-pakistanaises constituaient un septième obstacle à surmonter, et pas des moindres.
Le FSM s’est finalement réuni dans une conjoncture politique favorable ; la reprise des pourparlers entre New Delhi et Islamabad. Mais cela n’aurait pas suffi à forcer l’ouverture de la frontière. Sans, du moins, une mobilisation impressionnante au Pakistan. Le FSM de Mumbai a été préparé par la tenue d’un Forum social pakistanais, avec 5 000 participants, 1 500 déposants effectivement une demande de visas pour se rendre à Bombay, qu’ils furent environ 650 à obtenir, les tous derniers jours. Dans la foulée, une forte délégation de parlementaires est aussi venue rencontrer leurs collègues indiens.
L’événement a d’autant plus d’importance qu’il doit avoir des prolongements. Les Pakistanais prévoient ainsi d’organiser prochainement, dans leur pays, un Forum social d’Asie du Sud.
On peut dire qu’Hyderabad, en janvier 2003, avait en fait été un forum indien ouvert aux asiatiques, plutôt qu’un véritable forum social asiatique. Après Mumbai, il semble cependant qu’une dynamique pan-asiatique ait été effectivement initiée.
Perspectives Est-Ouest
Avec Mumbai, un nouveau pas a été franchi dans l’internationalisation des forums sociaux. Un pas qui doit permettre l’enracinement du processus en Asie, mais aussi l’intégration des réalités asiatiques au sein même du FSM.
Il y a eu un renouvellement des thématiques, concernant la pauvreté, la précarité et les oppressions évidemment, ainsi que l’introduction de la question nucléaire dans la problématique antiguerre. Pour des milliers de participantes et participants européens ou latino-américains, ce fut une première rencontre, frappante, avec l’Inde et ses luttes.
Or, ces liens sont aujourd’hui plus ténus qu’avec l’Amérique latine, le pourtour méditerranéen ou l’Afrique. Il n’y a pas cette proximité « latine » qui facilite l’identification avec Porto Alegre. Nous avons rencontré en Inde une tradition politique très riche, bien qu’ignorée en France, mais au sein d’un autre ensemble culturel.
À l’occasion des séminaires, des collectifs de campagnes ou de réunions diverses, les contacts militants se sont considérablement élargis entre organisations de l’Ouest et de l’Est. Les « No Vox » européens, par exemple, ont participé aux marches des dalits. Des syndicats ont noué des liens, travaillé ensemble sur des questions comme les privatisations et la défense des services publics (les principales composantes du mouvement syndical indien se trouvent relativement isolées sur le plan international, car elles appartiennent toujours à la Fédération syndicale mondiale dont le siège était à Prague au temps du bloc soviétique et se trouve aujourd’hui en Inde). Les réseaux femmes se sont consolidés ou élargis. Les mouvements antiguerre de plusieurs continents se sont rencontrés...
Les partis politiques eux aussi ont saisi l’occasion pour nouer ou renouer des liens. Onze partis indiens (communistes, socialistes ou républicains - à savoir dalits) se sont engagés dans le Forum parlementaire mondial avec leurs homologues d’Europe et d’Amérique latine. De nombreux partis de la gauche radicale (d’origine maoïste, trotskiste, ou sans « isme » aucun) se sont rencontrés en marge du forum ; c’était, pour beaucoup, une première occasion de faire connaissance.
C’est toute une trame militante internationale qui se tisse à travers la préparation et la réunion des forums sociaux. Une trame qui contribue à donner vie à un nouvel internationalisme.
La balle est maintenant dans le camp des européens, des latino-américains et des instances du Forum social mondial. C’est à eux de faire en sorte que la rencontre Occident-Orient qui s’est produite à l’occasion de Mumbai se prolonge. Que les thématiques et les organisations asiatiques trouvent toute leur place dans le processus international du FSM, dans la coordination des résistances à la mondialisation capitaliste.
Notes :
(1) Pour faire court, je renvoie ici, en français, principalement à deux livres :
Max-Jean Zins, Inde : Un destin démocratique, « Asie plurielle », La documentation française, Paris 1999. C’est une courte introduction générale, une synthèse bien faite, 200 pages.
Ouvrage collectif sous la direction de Christophe Jaffrelot, L’Inde contemporaine. De 1950 à nous jours, Fayard, Paris 1997, 742 pages. Un ensemble de chapitres thématiques, en général très intéressants (avec néanmoins un point aveugle de taille concernant tout ce qui touche au mouvement communiste).