En marge du Forum social mondial 2004 de Mumbai, plusieurs membres de la délégation du CADTM ont multiplié les contacts avec différents mouvements sociaux, différentes ONG afin de prendre la mesure de certaines luttes en cours telle celle menée contre la transnationale Coca-Cola dans l’Etat du Kerala. Il s’agissait aussi de mieux comprendre la spécificité de la formation sociale indienne, en particulier la problématique des castes en focalisant le regard sur le combat des dalits qui représentent environ 200 millions d’habitants sur un total d’un milliard d’Indiens. Ils font l’objet d’une oppression ancestrale et nous souhaitions rencontrer ceux et celles qui parmi eux agissaient pour venir à bout de cette situation. C’était également l’occasion de s’intéresser à différents aspects de la réalité contemporaine indienne : de la question des enfants des rues aux effets des politiques néolibérales sur certains secteurs économiques comme celui de la production de thé. Le déplacement jusqu’en Inde a donné l’occasion de dialoguer avec de nombreux activistes qui agissent sur différents terrains : l’environnement, les droits humains, la santé, l’éducation, le logement, les langues, [1] la culture, le genre, les religions [2]. Il était intéressant d’essayer de comprendre le regard qu’ils portent sur le Forum social mondial et sur le mouvement altermondialiste auquel ils prennent part. Le point de départ : Mumbai, ville où s’est déroulée le quatrième Forum social mondial. Ensuite, nous nous sommes rendus vers le Sud Ouest à mille kilomètres de Mumbai dans l’Etat du Karnataka puis au Kerala.
Reportage de Denise Comanne et d’Eric Toussaint
Mumbai où la dignité est un combat quotidien
Mumbai (Bombay du temps de l’empire britannique) compte environ quatorze millions d’habitants et est la capitale de l’Etat du Maharasta dont la population s’élève à cent millions. La moitié des habitants de Mumbai vit dans des conditions infrahumaines. En effet, sept millions de personnes habitent dans les slums, sortes de bidonvilles où elles s’entassent dans une précarité absolue. Là, huit habitants sur dix dépendent pour l’approvisionnement en eau du robinet public. Celui-ci se situe en moyenne à 70 mètres de l’habitation et les femmes chargées d’aller chercher l’eau doivent faire la queue pendant une heure et demie chaque jour. A Mumbai, on se lève bien avant l’aube pour la corvée de l’eau car les autorités publiques ne fournissent le précieux liquide qu’entre cinq heures et sept heures du matin. Il faut avoir vu Mumbai pour mesurer le caractère inhumain d’un système qui génère l’injustice de manière permanente. Tout déplacement dans Mumbai vous confronte à la misère : vous ne pouvez pas échapper au spectacle accablant de centaines de milliers de personnes qui vivent le long des chaussées juste à côté d’égouts à ciel ouvert qui dégagent en permanence une odeur putride. Des êtres sous-alimentés, qui souvent n’ont aucune possibilité de prendre un bain, s’activent autour du logis qui se résume à un morceau de plastique d’un ou deux mètres tendu entre deux perches de bois. La promiscuité est généralisée. Conserver un sens de la dignité est un combat de tous les instants pour ces millions de damnés de la terre.
Mais que font les pouvoirs publics ? Manifestement, leur répugnance pour l’intervention de l’Etat les a amenés à renoncer à investir dans un système collectif d’adduction d’eau et d’évacuation des eaux usées. Les écoles et les hôpitaux publics manquent cruellement de moyens. Les transports publics sont réduits au strict minimum. Les anciennes industries textiles et métallurgiques qui ont fourni des dizaines de milliers d’emplois pendant des décennies ont (presque) toutes été fermées. Des millions de personnes vivent de petits boulots dans le secteur informel.
Mumbai est envahie par une pollution de l’air qui prend des proportions inouïes. Mexico ou Bogota, pourtant particulièrement polluées, prennent un air de campagne en comparaison de la mégapole indienne.
Mumbai est la démonstration de l’inefficacité de la main invisible du marché quand il s’agit de garantir à chacun et chacune la satisfaction des droits humains les plus élémentaires.
Juste avant que ne débute le Forum social mondial, Vikas (« Alternatives »), l’organisation indienne membre du réseau international du CADTM, a fait visiter un slum à une partie de la délégation du CADTM. Ce n’était pas le pire des quartiers, loin de là. La présence d’une grande majorité de logements en dur et d’une multitude de petits commerces constituait le signe extérieur de l’ancienneté de ce quartier où sont réunies plus de cinq cents familles. Elles se sont organisées pour vivre le moins mal possible mais le spectacle est néanmoins désolant. Egouts à ciel ouvert, absence d’eau potable dans les logements, enfants et adultes sous alimentés... La visite de la clinique du quartier animée par Mercy Muricken, l’épouse du directeur de Vikas, a fait venir les larmes aux yeux des dix visiteurs étrangers. La clinique, constituée d’une pièce de dix mètres sur cinq, reçoit quotidiennement des dizaines de malades. Maladies les plus fréquentes : diarrhées dues à la consommation d’eau non potable, présence de vers dans l’estomac, anémie grave et insuffisance de poids, tuberculose, malaria... Le taux de mortalité atteint trente pour cent dans le quartier. Le nombre de pauvres qui se suicident pour échapper à la pauvreté est élevé. Les délégués africains du CADTM qui provenaient de Kinshasa, Brazzaville, Abidjan, Niamey et Bamako étaient unanimes : ce qu’ils voyaient à Mumbai dépassait de loin la misère qui accable leur pays. Victor Nzuzi de la République Démocratique du Congo demandait : « Comment les autorités d’un pays qui produit la bombe nucléaire, qui fabrique des millions de véhicules et d’ordinateurs, qui possède de grandes entreprises pharmaceutiques, peuvent-elles laisser perdurer une telle situation ? ». Il faut chercher la réponse du côté de l’inégalité abyssale dans la répartition de la richesse et des revenus, dans la recherche du profit maximum, dans le renoncement de l’Etat à honorer ses obligations à l’égard des citoyens et citoyennes du pays, dans les privatisations massives et l’ouverture de l’économie indienne aux intérêts des transnationales. Samba Tembely du Mali réfléchissait tout haut après la visite : « Nos gouvernements africains essaient de justifier l’insuffisance des services publics par la pauvreté du pays et de l’Etat. Cela n’est pas convaincant même si leur affirmation n’est pas entièrement sans fondement. Mais ici en Inde, pays industrialisé du Tiers Monde doté d’importantes richesses naturelles, on comprend plus clairement que c’est le système capitaliste lui-même qui est responsable de la misère de la majorité de la population. Ici les conditions sont réunies pour fournir une vie décente à chaque habitant et pourtant la majorité vit dans le dénuement ».
En Inde, le BJP (Parti Populaire Indien), un parti nationaliste de droite, domine la vie politique indienne ces dernières années. Il a attisé systématiquement le sentiment nationaliste indien et s’est lancé dans une course aux armements, notamment nucléaires, face au voisin pakistanais. Simultanément, il a encouragé des poussées identitaires et racistes de la part de la majorité hindoue débouchant sur de véritables pogromes dans l’Etat du Gujarat : près de trois mille morts en trois ans, presque tous de confession musulmane. Les responsables (de confession hindouiste) des massacres ont été encouragés puis protégés par les plus hauts dirigeants du BJP, dont certains sont ministres dans l’actuel gouvernement. Le BJP a systématiquement stimulé le communalisme c’est-à-dire l’utilisation à des fins politiques de l’identité religieuse d’une communauté. Lors des campagnes électorales, il n’est pas ou peu question des grands choix économiques et sociaux, le discours communaliste prévaut. C’est un véritable exutoire mortel. Le Parti du Congrès (héritier de Gandhi et de Nehru) qui a longtemps dominé la vie politique depuis l’indépendance de 1947 a progressivement abandonné une politique de pacte social et d’intervention de l’Etat. Il n’est plus porteur d’un message social. Rejeté par le BJP dans l’opposition au niveau national (tout en restant au pouvoir dans certains Etats composant la fédération indienne), il veut à tout prix revenir au gouvernement et passe des alliances tous azimuts pour y parvenir. La gauche traditionnelle, essentiellement deux partis communistes (le Parti Communiste Indien et le Parti Communiste Indien Marxiste), est au pouvoir dans l’Etat du Bengale Occidental et participe régulièrement au gouvernement du Kerala. Ils ont des députés au Congrès national. Ils sont fortement critiqués par les activistes des mouvements sociaux pour leur attitude conciliante à l’égard de l’offensive néolibérale. On leur reproche de ne pas mettre leurs actes en concordance avec leur rhétorique socialiste. Leur acceptation de l’intervention de plus en plus poussée des transnationales des pays les plus industrialisés dans l’économie des Etats où ils sont au pouvoir attire particulièrement le feu de la critique. Pour compléter le panorama politique, il faut relever la présence de petits partis socialistes (deux d’entre eux sont alliés au BJP dans le gouvernement actuel [3] et certains d’inspiration gandhienne), ainsi que d’une dizaine de formations de gauche radicale, la plupart issus de scissions des deux partis communistes au cours des années 1970 et 1980. Les deux PC traditionnels (PCI, PCIm), plusieurs formations de gauche radicale et certains partis socialistes ont été présents au Forum social mondial par l’intermédiaire de leur organisation de masse (syndicats, organisations de jeunes, de femmes).
En matière de politique internationale, l’Inde qui a longtemps maintenu des relations privilégiées avec l’Union soviétique, a changé son fusil d’épaule et a opéré récemment un radical virage pro Etats-Unis et pro Israël.
A noter également que la Banque mondiale est très active en Inde, qui est un des trois principaux récipiendaires de ses prêts. La Banque mondiale a joué un rôle moteur en collaboration avec la Fondation Ford dans le lancement de la révolution verte au cours des années 1960. Cela a entraîné une transformation radicale de l’agriculture (sans réforme agraire profonde) par le recours systématique à de fortes quantités de pesticides, d’engrais chimiques, d’herbicides et à la sélection de semences en laboratoire. Les effets désastreux de la révolution verte ont été analysés notamment par l’écoféministe Vandana Shiva [4]). La Bm s’est également fortement impliquée dans la promotion des grands barrages. L’opposition des populations affectées par ceux-ci a amené la Banque à se retirer de certains projets comme celui des barrages sur la rivière Narmada. Aujourd’hui, elle encourage les autorités nationales et locales à poursuivre l’ouverture de l’économie indienne aux investissements étrangers et elle exige dans les projets qu’elle soutient en matière de distribution d’eau, de santé ou d’enseignement l’application d’une politique de recouvrement des coûts qui exclut une partie importante de la population indienne de l’accès aux services de base.
Le tableau général planté, passons à quelques exemples concrets d’actions entreprises par des mouvements qui ont participé directement au FSM.
Une initiative en direction des enfants des rues et contre le travail des enfants
Le 25 janvier 2004, nous rencontrons des partenaires de Vikas à Mysore, dans l’Etat de Karnataka au Sud Ouest de l’Inde. L’organisation Rural Literacy & Health Programme (RLHP) [5] réalise différentes activités dirigées vers les plus exploités. La première activité vise la réinsertion des enfants de la rue dans un projet de vie conforme à leurs aspirations. A Mysore, comme dans de nombreuses villes du Tiers Monde, une grande quantité d’enfants vit dans la rue car ils ne sont pas pris en charge par leur famille. Les pouvoirs publics s’en désintéressent. La première démarche effectuée par les éducateurs du RLHP consiste à approcher les enfants qui mendient ou qui travaillent dans la rue (cela inclut la prostitution). Etablir le contact, créer une relation de confiance prend beaucoup de temps, cela nécessite beaucoup de savoir-faire et de patience. Il n’est pas aisé de convaincre un enfant de quitter la rue. En ce moment, deux maisons distantes de 40 km regroupent dans l’une, 22 fillettes et jeunes filles, dans l’autre une quarantaine de garçons. Dès qu’un enfant accepte de quitter la rue, on recherche sa famille d’origine. Le RLHP essaye de privilégier la réinsertion dans la famille mais ce n’est pas facile.
Une fois que l’enfant a rejoint le groupe, il faut créer un climat favorable à son insertion et lui ouvrir l’accès à l’éducation. Des activités éducatives individualisées visent à lui permettre d’entrer à l’école publique de base. En complément des cours normaux, des membres du personnel de l’association donnent des séances de rattrapage et aident les enfants à réaliser leurs devoirs scolaires. A part l’école, les filles font du yoga, apprennent des chants valorisant l’importance de l’enfance, apprennent également la danse classique indienne. La couture et l’informatique font aussi partie des activités tandis que chez les garçons, on développe les activités sportives, l’apprentissage de la menuiserie, de la mécanique, de l’informatique. Le projet éducatif semble mettre un point d’honneur à développer leur esprit critique.
Les deux maisons d’accueil sont situées hors ville dans un environnement très sain.
Le pourcentage d’échec est faible tant chez les filles que chez les garçons : 1 à 2% seulement ne s’intègrent pas à cette nouvelle vie et retournent à la rue.
Imaginez la scène. Nous arrivons à l’improviste un dimanche matin chez les filles. On nous fait patienter dans le hall. Par la porte entrebâillée, on voit les tissus et les machines à coudre disparaître dans le local voisin. Quand nous entrons dans la pièce, toutes les fillettes sont assises, jambes en lotus, sur des nattes longeant trois murs. Certaines sont très jeunes : 4, 5 ans, d’autres sont déjà des jeunes filles. Elles se présentent chacune en disant leur prénom et leur âge. Nous nous présentons à notre tour. Pendant une heure, un dialogue s’instaure : difficile de passer de l’Afrique et de l’Europe au monde de ces fillettes mais on y arrive avec beaucoup de sourires à l’appui. Les fillettes entonnent une chanson, très belle, très longue qui nous permet de les dévisager, de nous émerveiller. Elles chantent que les enfants ont droit à l’éducation et à la culture, que le travail des enfants devrait être éradiqué. Leur visage a la beauté de la joie. Elles ont le regard franc de qui est bien dans sa peau et on se mettrait bien à pleurer en essayant d’imaginer quelles ont été leurs souffrances et à quelle horrible vie elles sont en train d’échapper. L’une, âgée de 4 ans, mignonne comme un cœur, ne parle pas facilement, certainement victime d’un traumatisme indicible, mais elle participe au chant en murmurant et sourit. Le chant terminé, deux jeunes filles mettent une cassette et dansent. Une danse traditionnelle merveilleuse où l’on comprend qu’il ne s’agit pas seulement d’une activité d’apprentissage culturel mais d’une réappropriation complète de leur corps. Une affirmation d’auto-estime. Encore une fois, les larmes sont au coin des yeux des visiteurs...
Cette activité du RLHP s’inscrit dans un combat d’ensemble qui vise à interdire le travail des enfants et à leur garantir le droit à l’éducation. En mars 2003, à Mysore, le RLHP a été à la base, dans le cadre de la Campaign Against Child Labour (CACL - réseau de 5.400 membres répartis dans 17 Etats [6]), de la tenue d’un congrès national pour l’abolition du travail des enfants. Durant trois jours, 1.200 enfants et 800 activistes venus de tout le pays se sont penchés sur les stratégies à suivre pour atteindre cet objectif. Les autorités ont été interpellées. Au cours du congrès, une manifestation de rue a été organisée. Il faut noter que le travail des enfants est parfois lié au problème de l’endettement des familles les plus pauvres. Les parents endettés qui n’arrivent pas à rembourser un emprunt auprès d’un prêteur privé peuvent être amenés à fournir à celui-ci un de leurs enfants. Celui-ci sera mis au travail par le créancier jusqu’à la reprise normale des remboursements. Il arrive que le créancier exige un tel taux d’intérêt que l’enfant tombe de fait en esclavage car ses parents sont incapables de payer les sommes exorbitantes qui leur sont exigées.
La lutte des dalits pour le logement et la dignité
Kuduremala, c’est le nom donné par une communauté dalit au lotissement qu’ils ont construit eux-mêmes à Mysore, à deux pas de l’université. Cette expérience réussie d’occupation de terres et de constructions de logements a été menée par environ 120 familles presque toutes de la caste des dalits [7] avec l’aide de l’organisation Rural Literacy & Health Programme (RLHP).
La première occupation remonte au début des années 1970 quand des familles chassées de leur habitat d’origine se sont installées sur un terrain universitaire alimenté par un ruisseau mais dépourvu de toute infrastructure (pas d’eau potable, pas d’électricité, pas de route). Quinze ans plus tard, le bidonville comptait 118 huttes car de nouveaux arrivants en provenance d’Etats voisins étaient venus rejoindre les premiers occupants. En 1987-1988, les leaders du bidonville prirent contact avec le RLHP afin d’améliorer leur situation et d’obtenir la légalisation de leur occupation de terres. La misère des habitants de Kuduremala était effrayante : 97% d’analphabétisme, 95% des enfants travaillaient en accompagnant leurs parents dans les travaux de domestiques, de coolies, d’éboueurs. Ils allaient avec eux dans les décharges publiques tenter de récupérer des déchets à revendre. 95% des mariages étaient précoces (entre 13 et 17 ans). Le taux de mortalité infantile était colossal : 35%.
Avec l’aide du RLHP, les habitants du bidonville se sont dotés de structures qui les représenteraient légalement auprès des autorités. Les femmes ont mis sur pied une organisation féminine. La communauté représentée par une structure légale, le Abhivruddhi Sangha (CBO community based organization) a adhéré à la Fédération des habitants des bidonvilles de Mysore (Mysore Slum Dweller’s Federation) qui compte trente mille membres présents dans 54 bidonvilles de Mysore. La communauté s’est alors adressée aux autorités publiques pour obtenir des droits de propriété sur les terres universitaires qu’ils occupaient. Confrontés à une menace d’expulsion venant de l’université, ils ont organisé avec l’aide de la Fédération une marche de protestation forte de cinq mille participants (alors que la communauté en tant que telle compte environ 500 personnes). Ils ont fini par obtenir la légalisation de l’occupation.
Fort de cela, ils ont réussi à créer un village communautaire absolument remarquable (une grande qualité de vie quand on la compare aux slums de Mumbai). Cela a demandé des années d’efforts. Ils ont réclamé et ont obtenu des matériaux de construction et des dons en cash de la part de différentes autorités. Avec cela, ils ont construit eux-mêmes en deux ans 118 maisons en dur (pour un coût total d’environ 500,00 Euros par maison). Pour accomplir ce travail, ils ont loué les services d’une dizaine de maçons qui guidaient leur travail. Une fois la construction terminée, ils se sont répartis les maisons avec des titres de propriété individuelle aux noms des époux (mari et épouse). L’eau et l’électricité ont été amenées à charge des autorités publiques. Celles-ci ont aussi pris en charge le pavement des rues et la construction d’un petit pont sur le ruisseau.
Récemment a été achevée la construction d’une école dans le quartier. L’enseignement est gratuit et l’enseignant est rémunéré par les autorités publiques. Ils ont également construit un imposant local communautaire où se tiennent les réunions du conseil de la communauté (élu pour deux ans) et les commissions de travail chargées de l’éducation, de la santé, du maintien de la paix publique. Ils ont organisé un système d’épargne commune avec lequel ils achalandent notamment une petite épicerie. Le changement en matière de développement humain est impressionnant : le taux de mortalité infantile a fortement baissé, le travail des enfants a presque totalement disparu, 98% des enfants fréquentent l’école. L’auto-estime individuelle et collective a fortement augmenté.
Le fonctionnement de la communauté est démocratique. Ils élisent un comité pour deux ans. Pendant ces deux ans, on recherche déjà d’autres candidats potentiels car le principe est d’instaurer la rotation des prises en charge des responsabilités ; ces candidats sont souvent repérés dans le travail effectué dans les commissions. La commission « éducation » par exemple s’assure que tous les enfants vont bien à l’école et rencontre les parents si ce n’est pas le cas ; ils créent des commissions selon les besoins rencontrés.
Nous visitons le lotissement Kuduremala, le dimanche 25 janvier 2004. Des fleurs décorent les façades, des arbres distribuent l’ombre, les marchands circulent avec leurs charrettes proposant des légumes, les vieux papotent au milieu de la rue, les enfants jouent... Quand on demande comment étendre une si belle expérience aux immenses bidonvilles en Inde, Philomena répond : « Il faudra 50 ans... » Toujours est-il que les jeunes dalits de ce quartier ne se satisfont pas de la situation subalterne de leur caste. Ils apprennent grâce au soutien de la communauté des métiers auxquels les dalits n’ont traditionnellement pas accès.
Deux responsables de la communauté ont participé au FSM à Mumbai dans le cadre d’une délégation de la Fédération des habitants des bidonvilles de Mysore ; ils en sont revenus enthousiastes : « Si on fait cela dans tous les pays, sûr que ça va changer... ». Ce 25 janvier restera dans notre mémoire à cause de la qualité du dialogue que nous avons eu au milieu du lotissement avec plusieurs responsables de la communauté. Nous avons parlé de la globalisation néolibérale et de l’invasion des marchés locaux par les produits des transnationales. Quand nous leur avons demandé quel changement fondamental il faudrait réaliser pour améliorer la condition humaine, un des deux délégués présents au FSM nous a répondu : « Il faut modifier les lois sur l’héritage. A la mort d’un individu, sa fortune doit revenir aux autorités publiques qui doivent la répartir au plus grand profit de la collectivité ». A quoi, nous avons répondu : « Effectivement si au-dessus d’un certain niveau de fortune (par exemple ce qui dépasse le logement familial), les avoirs d’un défunt étaient redistribués à la communauté via les pouvoirs publics, on porterait un coup important à un système où s’accumulent les richesses à un pôle de plus en plus restreint de la société ». Les propos de ce Dalit qui vit dans sa chair tout le poids d’un système basé sur la naissance avaient une portée universelle et nous renvoyaient à la question des pistes alternatives pour changer le monde. [8]
Les producteurs de thé au Kerala affectés par l’ouverture du marché indien
La production de thé du Kerala est en danger suite à la globalisation néolibérale et l’ouverture des frontières qui en découle. En effet, sur le marché indien, il faut vendre le thé du Kerala de 62 à 80 roupies le kilo pour fournir un revenu décent aux producteurs. Le thé en provenance du Kenya, du Vietnam et de la Chine est vendu à 35 roupies. En 2003, treize usines ont fermé leurs portes entraînant la perte de 6.000 emplois et privant de revenus autant de familles.
Masco Tea fonctionne avec une banque de crédit qui a avancé de l’argent aux coopérateurs paysans : il faut attendre 4 à 5 ans pour que les plants de thé soient vraiment productifs. L’usine de la coopérative Masco Tea a été inaugurée en 2000. Elle dispose d’un appareillage performant et d’un personnel qualifié. C’est à ce moment-là que le gouvernement indien a augmenté l’ouverture du marché indien aux importations de thé. Le thé importé du Kenya, du Vietnam et de la Chine a gagné du terrain aux dépens du thé du Kerala. De plus, depuis l’occupation de l’Iraq en mars 2003, l’usine Masco Tea a perdu son principal marché d’exportation. La banque a dû engager plus d’argent pour sauver les paysans. La coopérative Masco Tea est menacée de faillite si les prix ne remontent pas rapidement.
Masco Tea fonctionne avec 8.000 coopérateurs (c’est-à-dire des cultivateurs de thé qui fournissent l’usine en feuilles de thé) : ce serait donc un désastre social en cas de fermeture. Les petits coopérateurs gagnent environ 50.000 roupies par an (un peu moins de mille euros), les moyens jusqu’à 100.000 et les plus gros jusqu’à 150.000.
Quelles sont les perspectives ? Le thé du Kerala est de bonne qualité, on peut toujours espérer une remontée des prix sur le marché mondial. Mais cette remontée, si elle est due à des mouvements spéculatifs, ne pourrait être que de courte durée. Peut-être aussi, la normalisation des relations avec le Pakistan pourrait-elle ouvrir un marché. Le responsable de la coopérative considère qu’il faudrait tourner le dos à l’ouverture des frontières qui permet l’invasion du marché indien par des produits étrangers moins coûteux. Les pays du Tiers Monde se livrent une bataille acharnée pour gagner des parts de marchés. Tous y perdent à long terme car on mène une course effrénée à la baisse des coûts. Celle-ci implique de diminuer le revenu des producteurs de thé. Le raisonnement qui précède vaut également pour d’autres produits. Le responsable de la coopérative est pessimiste : il souligne que le gouvernement est totalement impliqué dans le processus néolibéral d’autant plus qu’il reçoit des prêts de la Banque mondiale pour mener cette politique.
Coca-Cola doit quitter Pachimada et l’Inde !
Une usine de la transnationale Coca Cola a été installée en 1998 dans le Kerala (Etat du Sud Ouest de l’Inde), à Pachimada. L’autorisation a été donnée par un gouvernement du Front de gauche (le Left Front est composé du Parti communiste indien et du Parti communiste marxiste). Depuis lors, le Parti du Congrès est revenu au gouvernement après avoir gagné les élections au Kerala et soutient fortement Coca-Cola. L’usine, installée sur une dizaine d’hectares, occupe 370 travailleurs qui produisentenmoyenne 1.200.000 bouteilles par jour. Sur l’ensemble des travailleurs, 130 ont un contrat à durée indéterminée et reçoivent une rémunération équivalant à environ 1 euro par jour (60 roupies pour les hommes, 50 roupies pour les femmes). Le reste est composé de travailleurs non permanents, souvent recommandés par les politiciens locaux. Seuls 30 à 50 travailleurs ont été recrutés parmi la population de la région.
Au début de son activité, Coca-Cola a fait une campagne publicitaire pour convaincre la population locale qu’il y aurait d’importantes retombées positives pour la région en terme d’emplois notamment.
Les faits ont prouvé le contraire. Soulignons d’entrée de jeu que jusqu’alors, la région ne connaissait pas de problème d’accès et d’alimentation en eau. Or, pour réaliser la production de sept boissons pour tout le Sud de l’Inde (coca, fanta, etc.), l’entreprise a creusé six puits dont elle soutire, PAR JOUR, plus d’un million de litres d’eau asséchant rapidement la nappe phréatique dont dépendent environ vingt mille personnes.
Six mois après la mise en route de l’entreprise, la population a constaté que le niveau d’eau avait baissé dans les puits où elle s’approvisionnait habituellement. L’eau avait changé de couleur et était imbuvable ; le riz cuit avec cette eau dégage une odeur désagréable. La nourriture cuite dans cette eau pourrit très vite. L’eau provoque des allergies de la peau, des diarrhées, des vomissements, des pertes de cheveux, des problèmes aux yeux.
L’analyse de l’eau réalisée dans des laboratoires d’Inde et de Grande Bretagne à la demande de la population en résistance a indiqué une présence très anormalement élevée de plomb et de cadmium. Une consommation prolongée de cadmium peut entraîner à long terme de l’emphysème, le cancer de la prostate, le cancer du rein.
La salinité de l’eau a augmenté en raison de la baisse du niveau de la nappe phréatique. La production de riz et de noix de coco a baissé drastiquement (de trois quarts pour les noix de coco), par manque d’eau. Ceci est particulièrement révoltant car l’eau de coco est riche en protéines, en minéraux : c’est une boisson complète alors que le coca n’est que de l’eau avec du sucre et un arôme. La situation affecte une population de 20.000 personnes quasi entièrement composées de dalits ou de tribals. [9]
Leur occupation principale : le travail de la terre, soit comme ouvriers agricoles (journaliers), soit comme petits paysans. Principaux produits cultivés : le riz, la noix de coco ainsi que différents légumes. Le manque d’eau causé par Coca Cola les affecte directement. La perte de revenu est grande. Les femmes sont plus particulièrement touchées, car les dommages causés à la qualité de l’eau par Coca Cola les obligent à aller chercher l’eau potable hors du périmètre affecté. Elles doivent parcourir 1,5 à 2 km pour trouver l’eau potable. Cela représente une baisse de moitié de leur revenu car pendant qu’elles vont chercher l’eau elles ne peuvent pas accomplir un travail rémunéré.
La situation est devenue très vite intolérable et a provoqué des mobilisations de masse. Le 22 avril 2002, une marche de protestation et un piquet symbolique à l’entrée de l’usine ont rassemblé environ 2000 personnes, principalement d’origine tribale. Depuis cette date, un piquet permanent stationne devant l’entreprise et de multiples actions sont menées. L’action est menée principalement par les femmes, plus combatives car plus concernées. Elles s’occupent aussi de collecte de nourriture pour soutenir l’occupation. Certaines donnent 10 roupies de leur salaire quotidien de 50 roupies pour soutenir la lutte. Des manifestations très radicales ont eu lieu qui ont été réprimées fortement par la police (aux ordres de Coca-Cola qui la corrompt) : 240 personnes ont été arrêtées lors d’une de ces manifestations, 140 d’entre elles sont menacées de poursuite. Ces manifestations ont attiré l’attention de la population au-delà de Pachimada : des villages rejoignent la lutte, les écoliers viennent visiter le piquet et organisent le boycott des produits Coca-Cola. Ce ne sont pas malheureusement les médias qui ont popularisé la lutte : ceux- ci sont en effet sous la coupe de Coca-Cola dont ils dépendent financièrement (publicité).
Face à une telle résistance, le gouvernement a voulu fermer l’usine mais l’ambassade des Etats-Unis est intervenue pour l’en empêcher, arguant du fait que ce serait un très mauvais signal pour d’autres investissements étrangers et menaçant de poursuites judiciaires. Donc, en ce moment, chacun campe sur ses positions. Les gouvernements de gauche puis de droite ont en tous cas une préoccupation prioritaire, c’est d’attirer les investisseurs étrangers : ils n’exigent aucune condition de précaution, ni même le simple respect des lois du pays. Pour certains manifestants, la situation est pire qu’au temps des Anglais, car les politiciens sont dans le camp de l’ennemi.
La question a été traitée par la Justice. Le « panchayat » (pouvoir local élu) a décrété que Coca-Cola devait arrêter sa production. Coca-Cola est allé en appel devant la Haute Cour de l’Etat de Kerala (cour à un juge). La sentence du juge de la Haute Cour a spécifié que l’eau du sous-sol est publique, que personne ne peut se l’approprier. Les agriculteurs peuvent puiser dans le sous sol une quantité d’eau proportionnelle à la surface cultivée. Pas plus. En conséquence, Coca-Cola n’est pas autorisée à puiser plus qu’un agriculteur qui possèderait une dizaine d’hectares cultivés. Un mois avait été donné à Coca Cola pour qu’il trouve des sources alternatives pour s’approvisionner en eau.
Coca-Cola a fait appel à une cour à deux juges qui a suspendu le premier jugement en octroyant un délai à Coca-Cola (10 février 2004) pour que l’entreprise donne une information exacte sur les quantités d’eau extraites de chaque puits. Comme la précédente, il s’agit d’une jurisprudence importante d’autant plus qu’elle s’accompagne d’une obligation de transparence : Coca Cola sera obligé de mettre des compteurs à chaque puits afin que l’autorité publique puisse déterminer la quantité exacte d’eau prélevée.
Quelle est la situation à l’intérieur de l’usine ? Comme indiqué plus haut, elle occupe 370 travailleurs : des femmes non qualifiées pour nettoyer les bouteilles (un travail dangereux où elles manipulent des produits chimiques) et des cadres qualifiés qui viennent d’autres régions pour ne pas favoriser une solidarité éventuelle avec la population. Ces cadres, bien payés, sont d’ailleurs employés à durée déterminée, ne jouissent d’aucune sécurité sociale et peuvent être licenciés au moindre signe de solidarité : ils seront rapidement remplacés... Deux syndicats sont représentés dans l’usine (un communiste et un centriste) : ils seraient plutôt favorables à la fermeture de l’usine mais ne le déclarent pas publiquement pour ne pas perdre leurs affiliés dans l’entreprise... On ne peut donc attendre une solidarité des travailleurs de l’intérieur de l’entreprise.
A Pachimada, en tous les cas, on reste déterminé : on continuera la lutte quels que soient les obstacles ; le mot d’ordre est « Coca-Cola doit quitter Pachimada et l’Inde ».
Mumbai, le 1er février 2004.