Le G20 de Pittsburgh s’inscrira dans la continuité des précédents : tout l’indique. Il se gardera de toute mesure contraignante envers l’industrie financière, se contentant d’admonester les banques et les paradis fiscaux. Il ne s’agira pas de modérer l’appétit des investisseurs pour des rendements extravagants (10 à 30 % par an !), ni de réduire la ponction imposée sur l’économie. Non. L’objectif est de passer, par l’autorégulation des acteurs financiers, d’une financiarisation anarchique à une « financiarisation durable ». Il s’agit d’aider la finance à se protéger de ses propres excès pour lui permettre de continuer à prélever une part croissante de la richesse sociale.
On amuse la galerie avec les bonus des traders : si une opération a permis un gain sur six mois grâce à un placement très risqué à deux ans, la banque devra étaler sur deux ans le versement du bonus. Beau principe qui oublie un détail : la crise a démontré de manière accablante que les modèles mathématiques de calcul du risque utilisés par les petits génies de la finance ne valaient rien. Les banques, tout comme les autorités de régulation et les agences de notation, ne savent plus apprécier les risques. Grâce à la déréglementation, « la finance de l’ombre » (shadow banking) a tellement prospéré que plus personne ne peut aujourd’hui avoir une appréciation d’ensemble de l’état du système, et encore moins faire rentrer le torrent dans son lit. La prolifération des bulles financières et des crises monétaires n’est pas près de se terminer.
Pourtant, les mesures qui permettraient de domestiquer la finance sont bien connues. Ce n’est pas Attac qui le dit, c’est Adair Turner, le président de l’Autorité britannique des services financiers (FSA) : « Si vous voulez faire cesser les rémunérations excessives dans un secteur financier hypertrophié, vous devez réduire la taille de ce secteur ou appliquer des taxes spéciales sur ses bénéfices avant rémunération. » Pour M. Turner, le niveau de rémunération dans les banques vient d’« une dérégulation financière caricaturale », et une grande part des activités de la finance est « socialement inutile ».
Il connaît également les remèdes : augmenter le capital minimum nécessaire pour exercer des activités boursières serait une arme « puissante pour éliminer activités et profits excessifs », et il faudrait en outre « examiner la possibilité de taxes sur les transactions financières, des taxes Tobin ». Examen qui a d’ailleurs déjà été fait maintes fois, par exemple par la commission Landau, réunie en 2005 par Jacques Chirac. Bien entendu, il sera impossible de ramener l’industrie de la finance à de plus justes et modestes proportions sans une taxation significative et une réglementation beaucoup plus sévère de ses activités, qui dissuadent ou empêchent les financiers de jouer à la roulette russe avec la vie des autres.
Ces déclarations de bon sens du régulateur des marchés financiers britanniques sont tombées pendant la campagne électorale allemande, et ont inspiré les dirigeants du SPD, et même Angela Merkel. Un silence assourdissant a accueilli en juin dernier les propositions, modérées mais déjà quelque peu iconoclastes, de la commission des Nations unies présidée par Joseph Stiglitz, sur la réforme des institutions financières. Mais cette fois le tabou a sauté : un débat international au plus haut niveau s’est engagé sur la taxation des transactions financières, une mesure portée depuis plus de dix ans par les altermondialistes.
L’explication est sans doute la suivante : l’explosion des déficits publics laisse prévoir la nécessité de coupes claires dans les dépenses sociales, et de soubresauts politiques importants. L’irruption de la manifestation des ouvriers de l’industrie automobile dans la Bourse de Paris le 17 septembre est une première qui pourrait faire des émules. Certains dirigeants estiment donc qu’il vaut mieux lâcher du lest en ébauchant une taxation de la finance, pour pouvoir se prévaloir d’un souci de justice sociale et de partage des sacrifices.
Mais sur le fond, droite néolibérale et gauche de gouvernement sont d’accord : non, le problème n’est pas que la finance domine la société, c’est qu’elle le fait de façon désordonnée. En France, cette dénégation prend un tour aigu : les « experts » de tous bords, quasi unanimes, affirment que la finance n’a pas accaparé une fraction croissante de la richesse créée, et que les profits financiers n’ont pas accru leur part dans la valeur ajoutée au détriment des salaires. La France serait une exception dans un tableau général de baisse de la part des salaires et de montée des inégalités, pourtant désormais admis même par l’OCDE et la Commission européenne. Après le rapport Cotis sur le partage de la valeur ajoutée, une note de la « Fondation progressiste » Terra Nova, rédigée par d’éminents économistes proches du Parti socialiste, répétait récemment ce diagnostic autiste, sans même prononcer le mot « dividendes ». C’est pourtant un fait que la part des dividendes versés dans la valeur ajoutée des entreprises est passée en France de 3,2 % en 1982 à 8,5 % en 2007. Un fait que le consensus actuel préfère ignorer.
« Le secteur financier hypertrophié », « ses profits excessifs », « ses activités socialement inutiles » ont donc encore de beaux jours devant eux. Les gouvernements continueront à faire des « recommandations » floues et sans valeur juridique, auxquelles les financiers et les paradis fiscaux n’auront guère de mal à se conformer sans rien changer. La vraie autorité de régulation mondiale de la finance - la Banque des règlements internationaux de Bâle - a bien édicté à l’été 2008 quelques nouvelles règles qui réduisent un peu les possibilités de spéculation - ce que les financiers appellent « l’effet de levier » - mais sans toucher à l’essentiel. Et il y a fort à parier que les velléités de taxation de la finance finiront en caricature - comme cette « taxe volontaire » que préconise sans sourire Bernard Kouchner. A moins que les citoyens ne commencent à s’emparer vraiment de ces questions.
Thomas Coutrot
* Thomas Coutrot est économiste, membre du conseil scientifique d’Attac France.
Analyse : Deux ou trois choses que je sais de la crise
L’accumulation de dette publique comme celle de liquidités font renaître la crainte même qui a présidé à l’organisation du monde d’avant, celle du retour de l’inflation. Que ces accumulations soient conséquences de l’errance des marchés ne change rien à l’analyse tant on a tôt fait, dans un monde déserté par la mémoire, de rendre les effets coupables des causes.
Prendre au sérieux cette exigence conduirait en réalité à cultiver les germes de reproduction de la crise. Car, de fait, cette crise ne trouve son origine ni dans la dette publique ni dans l’inflation. C’est une crise financière reflétant un dysfonctionnement majeur des marchés financiers. Pour autant, elle n’est que partiellement imputable à la myopie de ces derniers et au comportement tantôt prédateur tantôt moutonnier de leurs acteurs. J’ai la conviction que des causes plus profondes sont elles-mêmes à l’origine de l’implosion du système financier.
Le dernier quart de siècle ne fut pas, dans les pays riches, favorable au monde du travail, dans sa très grande majorité. Les inégalités se sont creusées presque partout, comme il ressort des études des grandes organisations économiques internationales. La crise n’est-elle pas née au cœur du système capitaliste contemporain, les Etats-Unis, là où les inégalités ont le plus augmenté ? Le corollaire de la montée des inégalités de revenu est une faiblesse structurelle de la demande globale, puisque ceux qui dépensent tout ont moins à dépenser, tandis que ceux dont la dépense n’est qu’une faible fraction de leur revenu voient celui-ci augmenter encore.
Dans ce contexte, la politique monétaire, instrument privilégié de régulation de la demande globale, se doit d’être expansionniste. Elle devient endogène à l’état des inégalités. La baisse des taux d’intérêt facilite l’accès au crédit et la croissance de l’endettement privé. L’autre face du phénomène est qu’une fraction très faible de la population (moins de 1 pour cent, si ce n’est 1 pour mille) voit ses revenus croître dans des proportions considérables. Elle recherche alors des occasions d’investissement et, soit directement, soit par la médiation du système financier qui lui promet monts et merveilles, contribue à la formation de bulles spéculatives - des prix d’actifs (immobiliers, financiers) qui enflent bien au-delà de leur valeur réelle.
La beauté de la chose est qu’alors tout semble pour le mieux dans le meilleur des mondes. Le système apparaît équilibré, puisque à la montée de l’endettement privé correspond une augmentation de la valeur des actifs, ce qui donne l’impression que la richesse nette des ménages ne s’est pas réduite, voire a augmenté. Lorsque le marché corrige brutalement ses excès, le système s’effondre, la plupart des débiteurs devenant insolvables.
La mécanique de crise est implacable. La montée des inégalités ne peut que conduire à un relâchement de la politique monétaire et, dans un marché financier peu régulé, à un envol du prix des actifs.
Mais un second élément a contribué à la fois à déprimer la demande globale et à alimenter les marchés en liquidités : l’accumulation de réserves par les pays émergents. La crise asiatique de 1997 leur a enseigné qu’il valait mieux éviter la tutelle des institutions internationales. Les pays contraints d’avoir recours au Fonds monétaire international (FMI) avaient alors payé un lourd tribut en termes de croissance économique, de souffrance sociale et de perte de souveraineté. Echaudés par cet épisode, ils ont choisi de s’autoassurer contre l’instabilité macroéconomique du monde, en accumulant des réserves en dollars. C’était autant de soustrait à la demande mondiale, et c’était autant de liquidités nouvelles alimentant la déraison des marchés financiers.
Ces deux causes structurelles sont, hélas, appelées à perdurer. Le retour de la croissance est une bonne nouvelle. Elle signifie que la chute de la demande globale a été interrompue grâce à l’action des Etats. Il reste que le PIB mondial est aujourd’hui 4 à 5 points plus bas que ce qu’il était avant la crise. Il faudra plusieurs années de croissance pour rattraper ce niveau. En attendant, le chômage - vrai marqueur de la crise - continuera d’augmenter.
Aussi, une exit strategy permettrait peut-être le retour au monde « d’avant », mais sans avoir aucunement remédié à ce qui l’a fait s’effondrer. La croissance des inégalités n’est pas le fruit du hasard, mais celui d’une conception particulière de la « vertu économique » qui place au cœur des politiques publiques la concurrence fiscale et sociale. De même, l’accumulation de réserves en guise d’assurance dans les pays émergents est le reflet des carences dans l’organisation de la gouvernance du monde, et notamment l’absence d’une monnaie de réserve réellement internationale. Nous ne sortirons de la crise qu’à condition de vouloir la comprendre : le G20 le voudra-t-il ?
Jean-Paul Fitoussi
* Jean-Paul Fitoussi est éditorialiste associé au Monde. Courriel : jeanpaul.fitoussi ofce.sciences-po.fr.