Les crises se succèdent, se mêlent, s’entremêlent. Crise économique et financière depuis 2007-2008 ouvrant un contexte de faible croissance et de déflation, crise écologique et mutations climatiques nécessitant des réponses urgentes – le rapport du GIEC donne 3 ans pour s’adapter -, crise sanitaire qui est aussi un bilan d’échec de l’idéologie de la privatisation contre les services publics, crise politique couronnant toutes les autres dans un rejet global d’une société qui approfondit les inégalités et permet aux riches d’être plus riche. Le tout dans un monde où l’économie est gouvernée par les marchés financiers.
Le retour de l’inflation ?
Depuis 1985, jamais l’indice des prix à la consommation n’avait pas été aussi élevé. 8,1% en moyenne dans la zone euro (en mars), dans laquelle la France fait figure de bon élève avec 5,4%, plus de 10% aux États-Unis du jamais vu depuis presque 40 ans. En 1985, l’économie mondiale est au début d’un nouveau cycle, les États-Unis jusque là créanciers deviennent débiteurs vis-à-vis du monde, leur dette ne cesse de croître, la déréglementation financière bat son plein, une révolution venu de la Grande-Bretagne de Thatcher et des États-Unis de Reagan. En France, le gouvernement de François Mitterrand via le ministre des finances Pierre Bérégovoy entrera dans cette voie en 1986. La déréglementation signifie l’abolition de toutes les lois et règlements qui régissaient la finance pour la mondialiser. L’hypermondialisation qui marquera les années 2000 est surtout financière.
A partir des années 1990, les marchés financiers connaîtront une croissance exponentielle. Le double mouvement de désintermédiation, les banques ne sont plus l’intermédiaire financier obligé, et de titrisation, les entreprises pour leurs opérations financière passent directement par les marchés financiers ad hoc. Les Bourses, particulièrement celle de Wall Street, architecturont les sociétés au-delà même de l’économie. Les critères de la finance, maximisation du profit à court terme principalement, tyrannie de l’actionnaire qui, via les fonds – de pension, d’investissement ou hedge funds [1] – exigent au moins 15% de dividendes ouvrant la voie à une augmentation importante du capital distribué au détriment de l’investissement productif. Le résultat, dans la course à la compétitivité des années 2000, la désindustrialisation des pays capitalistes développés – à l’exception de l’Allemagne engagé, après la chute du Mur de Berlin en novembre 1989, dans l’unification – et la formation de firmes multinationales devenues le credo politique essentiel : constituer des champions internationaux sur le marché mondial au détriment de la souveraineté des Etats-Nations, de leur capacité à satisfaire les besoins de leurs populations.
La pandémie, la guerre de Poutine ont dévoilé cette structuration de l’économie mondiale et ses conséquences. La privatisation sous toutes ses formes, notamment l’introduction des critères du privé pour déterminer l’efficacité des services publics – il faudrait plutôt parler d’efficience tant l’accent était mis sur la baisse des dépenses – pour les inclure dans la logique du marché et de la marchandisation. Le résultat est connu et visible : la santé, l’éducation nationale – sans parler de la réforme de la haute administration via la grève des fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères – sont dans l’incapacité d’effectuer leurs missions. Il est désormais évident que les services publics doivent sortir de la logique du marché, de la marchandisation. Pour lutter contre les inégalités.
Depuis les années 2000 l’hypermondialisation va, de pair avec la financiarisation. L’ensemble des productions, des produits, des biens – y compris des biens de première nécessité comme l’alimentation, les métaux, l’eau – font l’objet de cotations. Toutes les matières premières en particulier dépendent des prévisions des opérateurs, des « traders ». Les marchés sont dits à terme : les transactions ne sont plus prioritairement au comptant mais à trois mois, six mois…
L’augmentation actuelle des prix vient de là. Les traders prévoient, et ils n’ont pas forcément tort, que les pénuries sont à venir du fait de la guerre et les cours montent. Ces prix du futur s’imposent pour aujourd’hui alors que, pour le moment, les pénuries n’existent pas. Ainsi pour le marché du pétrole. Les stocks existants permettent de faire face à la demande y compris si le pétrole brut de Russie n’arrive plus en Europe, dans le cas où les sanctions seraient efficaces. Là gît l’explication de l’évolution des cours à court terme. Le baril de pétrole est passé récemment de 140 dollars à moins de 100 pour remonter ensuite. Les traders ont réagi à l’annonce des sanctions, aux péripéties de la guerre pour construire leur monde du futur. L’exactitude de leurs prévisions dépendra du jeu géopolitique et non plus seulement de l’économie. Les superprofits des compagnies pétrolières s’expliquent par ce décalage dans le temps entre les cours du futur et les stocks. Des surprofits qui s’effectuent pour le plus grand bonheur des actionnaires mais au détriment du plus grand nombre.
La hausse des prix actuelle n’a pas comme origine une dévalorisation de la monnaie, comme ce fut le cas après la deuxième guerre mondiale dans la période dite des « 30 glorieuses » (1944-1974) qui a vu une inflation permanente favorisant la croissance continue. D’ailleurs tous les prix n’augmentent pas. Des entreprises se servent du contexte pour organiser des pénuries, encouragées par les réactions des consommateurs qui ont peur de manquer et font des stocks, et faire monter artificiellement les prix.
Le contexte actuel n’est pas celui de 1985. Une référence qui ne sert pas à comprendre la situation actuelle. La hausse des prix n’étant pas un phénomène monétaire mais la conséquence de la financiarisation de l’économie, les outils ne peuvent être semblables à ceux de 1985. Dans les années 1980 – en France à partir du « plan Barre » d’octobre 1976 -, la politique d’austérité s’impose en même temps que la hausse massive des taux de l’intérêt – les années Volker aux Etats-Unis du nom du président de la FED à l’époque – pour réduire la masse monétaire en circulation, de lutter contre l’endettement.
La FED, suivi en cela par la BCE – Christine Lagarde a annoncé la fin des taux d’intérêt négatifs pour septembre 2022 – avec un temps de retard et, sans doute, un débat à couteaux directs au sein de la direction de la BCE, a commencé à abandonner la politique de « Quantitative Easing », de création monétaire massive pour racheter la dette publique et même la dette privée de certaines grandes entreprises tout en imposant des taux d’intérêt négatifs contribuant ainsi à l’augmentation globale de l’endettement. La dette privée devient une bombe à retardement qui risque d’exploser provoquant des faillites importantes.
Répondre à la hausse des prix actuelle par des politiques monétaires du passé – des années 1980 en l’occurrence – est plus qu’une erreur, c’est une faute. Le passé ne peut servir de boussole lorsque le monde bascule. L’augmentation des taux d’intérêt risque de provoquer une énorme déflagration sans combattre le phénomène de hausse des prix provenant d’une organisation du monde dépendante des marchés financiers. Les banques centrales, les Etats devraient plutôt s’interroger sur la manière de réguler ces marchés pour à la fois réindustrialiser, et retrouver une souveraineté disparue. Sortir de la logique de la finance est une nécessité. Philippe Chalmin, pourtant libéral sur le terrain économique, propose, dans son dernier rapport « Cyclope », de refonder la politique agricole commune (PAC). Elle est devenue au fil des ans uniquement un système de répartition des subventions. En 1962, au moment de sa mise en œuvre, un prix vert était uniquement sur la base de la productivité de la plus petite exploitation agricole. Une manière de rompre, à l’époque, avec le marché mondial pour arriver à nourrir toutes les populations de la CEE. Face à la logique des marchés financiers, la PAC devrait définir un « prix vert » qui, à la fois, préserve l’agriculture paysanne, permette le développement du bio, lutter contre la crise écologique et permette de baisser les prix pour combattre les inégalités.
Si les gouvernements restent enfermés dans le monde actuel, héritier d’un passé dépassé, les inégalités ne peuvent que s’approfondir. La contre réforme des retraites, la baisse des impôts de production – c’est-à-dire des cotisations sociales patronales – s’inscrive dans l’idéologie de la privatisation et dans la soumission aux critères des marchés financiers.
Crise financière et économique
Les marchés financiers subissent des secousses, des tremblements. Toutes les bourses de valeurs – d’actions – ont baissé. Des hedges funds ont fait faillite, les crypto monnaies – comme le bitcoin mais ce n’est pas la seule – connaissent les mêmes phénomènes de krach, de crise que les anciennes. Comme toujours, ce sont d’abord les petits épargnants, boursicoteurs, qui font les frais de cette chute, mais pas seulement, des pays, comme le Salvador, qui ont aussi fait confiance à ces crypto monnaie pour sortir de leur dépendance au dollar.
Le monde craque. Un autre monde est en train de naître. Les gouvernants n’ont pas les outils théoriques pour le comprendre. Ils flottent au vent de l’empirisme le plus plat tout en se raccrochant aux vieilles branches d’une idéologie, dites néo libérale, qui a fait son temps. Nous entrons dans un contexte de récession qui risque de perdurer d’autant plus si la politique monétaire est à la hausse des taux d’intérêt – alors qu’il est nécessaire d’augmenter l’endettement pour financer tous les investissements qu’appelle la nouvelle donne – et la politique budgétaire renouant avec l’austérité.
Nicolas Béniès