Retour à la case départ. Deux ans et demi après l’apparition du Covid-19 à Wuhan, la Chine se retrouve dans la même situation de paralysie. Depuis plus de 45 jours, Shanghai est coupée du monde. Et personne n’ose avancer la moindre date de sortie. Le confinement de la capitale économique de la Chine, tout comme celui d’autres grandes villes, est en train de provoquer une chute spectaculaire de la deuxième économie mondiale – qui reste, pour une large part, le plus grand fournisseur du monde.
Les premiers chiffres commencent à donner l’ampleur du choc à venir. L’indice officiel des directeurs d’achat (PMI) du secteur manufacturier, publié le 2 mai, a chuté à 47,4 en avril, contre 49,5 en mars, pour un deuxième mois consécutif de contraction, a indiqué le 7 mai le Bureau national des statistiques (NBS). Il s’agit du plus bas niveau depuis février 2020. Trois jours plus tard, l’indice PMI des services Caixin d’avril annonçait la deuxième plus grande chute de son histoire, passant de 42 à 36,2. Le 9 mai, les chiffres des exportations chinoises attestaient d’une nouvelle baisse, la plus importante depuis juin 2020.
Avant même la publication de ces indicateurs, les groupes mondiaux savaient à quoi s’en tenir. Les yeux fixés sur la carte du port de Shanghai, le plus grand port de Chine, ils suivent en temps réel l’immense embouteillage des cargos et porte-conteneurs, obligés désormais de passer des jours d’attente avant de pouvoir décharger et recharger leurs cargaisons. Beaucoup de ceux qui ont parié sur « l’eldorado » chinois voient leurs ventes s’effondrer ces dernières semaines.
Maudissant la politique « zéro Covid » du gouvernement chinois, qui n’a pas évolué d’un pouce depuis deux ans, tous redoutent ce qui les attend : une thrombose généralisée dans les chaînes d’approvisionnement, marquée par de nouvelles pénuries, des ruptures, des délais de livraison interminables, une envolée des coûts des fournitures et des transports encore plus explosive que lors du premier confinement. D’autant qu’à la paralysie de la Chine s’ajoute désormais la guerre en Ukraine, qui a amplifié la crise de l’énergie, et crée des tensions mondiales sur l’approvisionnement en matières premières agricoles et industrielles. Toute perspective de croissance ou même d’équilibre mondial semble désormais infondée.
Lors de leurs résultats trimestriels, certains acteurs ont commencé à donner un aperçu des mois à venir sur fond de pénuries, d’inflation et de tensions sur le pouvoir d’achat. Apple a prévenu qu’il risquait de manquer au moins 8 milliards de dollars de ventes au prochain trimestre, en raison des difficultés de production de son principal sous-traitant chinois Foxcom.
Le constructeur automobile japonais Toyota anticipe une baisse de 21 % de ses profits, en raison des ruptures dans ses approvisionnements et de l’envolée des cours des matières premières. Amazon a dû reconnaître qu’il peine à obtenir nombre de produits figurant sur sa plateforme et que les délais de livraison ne cessent de s’allonger. Il faut désormais compter 52 jours en moyenne pour qu’un conteneur de chaussures de sport, parti de Chine, atteigne les États-Unis. Il y a deux ans, le transport était effectué en moins de 15 jours.
De Coca-Cola à Pernod Ricard, en passant par Siemens ou Solvay, la liste des groupes touchés est interminable. Le manque de matières premières (acier, métaux non ferreux, cuivre), de produits semi-finis, de matériaux de construction, de composants, de pièces détachées et finalement de produits finis est généralisé. Dans la grande distribution, les linéaires vides commencent à se multiplier, attestant d’une nouvelle ère, celle des rationnements et de pénuries inconnues jusqu’alors dans notre société de consommation.
Pas un secteur n’est épargné. Les groupes miniers se plaignent de ne pas trouver de machines d’extraction. Les chimistes manquent de matières premières. Les fabricants de meubles cherchent éperdument du bois. Les fabricants de semi-conducteurs peinent à trouver des équipements pour graver des puces.
Cela s’étend jusque dans les recoins les plus inattendus. Le groupe de défense américain Raytheon a ainsi déclaré qu’il ne serait pas en mesure de respecter le rythme de production des lance-missiles Stinger, très utilisés par les forces ukrainiennes contre l’aviation russe, en raison d’une pénurie de composants. Dans un tout autre registre, les vignerons du Sud-Ouest français s’alarment de ne plus trouver de bouteilles en verre.
Pas de retour possible à la normale
Pour tous les grands groupes internationaux, ceux qui modèlent et rythment l’économie mondiale, le réveil est brutal. Tous tablaient sur un retour à la normale, une fois passée la crise sanitaire. Toutes leurs croyances et certitudes se délitent sous leurs yeux.
Depuis des décennies, ils étaient convaincus d’évoluer dans une économie réelle sans frottements, identique au monde de la finance, où les marchandises et les productions, comme les capitaux, pouvaient transiter sans à-coups d’un bout à l’autre de la Terre, et même faire plusieurs fois le tour de la Terre, avant d’arriver jusqu’aux consommateurs finaux. Tout était disponible à tout moment, en un clic.
Cela leur avait permis d’élaborer un modèle commun, adopté par toutes les grandes multinationales du monde : délocaliser la production dans les pays éloignés les moins chers, sous-traiter les emplois à faible valeur ajoutée, s’appuyer sur le juste-à-temps et les transports maritimes pour réduire les coûts.
Tous affirmaient avoir trouvé la formule la plus efficace, la plus rationnelle, qui permettait d’optimiser au mieux les coûts, en externalisant les charges, à commencer par les coûts environnementaux, sur l’ensemble de la collectivité. Dans ce modèle censé être optimal, ils avaient juste omis d’inclure les risques géopolitiques, politiques et climatiques.
Les signaux d’alerte, pourtant, n’ont pas manqué ces dernières années pour montrer que « la Terre plate », pour reprendre le titre d’un ouvrage devenu le porte-étendard de la mondialisation heureuse, touchait à sa fin. Dès la crise financière de 2008, le commerce mondial a commencé à ralentir et les échanges ont été inférieurs à la production. La guerre commerciale lancée en 2018 par Donald Trump contre la Chine, mais aussi contre d’autres régions dont l’Europe, a remis en vigueur des barrières et des taxes douanières. Ces interdictions et ces prohibitions étaient censées avoir été remisées dans les greniers de l’histoire.
La pandémie, par la suite, a mis en lumière les fragilités et les vulnérabilités d’une organisation économique mondiale étirée sans précaution et sans stratégie, la plaçant dans un état de dépendance insoupçonnée, y compris pour des productions essentielles. La guerre en Ukraine a planté le dernier clou : elle vient mettre un terme à une ère d’énergie bon marché et marque le retour d’une fragmentation du monde. La machine mondiale de production, telle qu’elle a été conçue ces 40 dernières années, est durablement et peut-être définitivement déréglée.
La fin du juste-à-temps
S’il y a un secteur qui a servi de modèle à l’ensemble de l’industrie mondiale ces dernières décennies, c’est bien celui de l’automobile. À partir des années 1980, tous les constructeurs automobiles ont scruté avec attention l’organisation du japonais Toyota et de l’automobile japonaise, bien plus efficace et compétitive que la leur.
Le lean production, visant à optimiser toutes les ressources, à supprimer les gaspillages, les temps d’attente, la fin des stocks, s’est imposé partout. Tout un réseau de sous-traitance et de délocalisation s’est mis en place à travers le monde, la moindre pièce a été examinée afin de savoir s’il n’y avait pas moyen de produire ailleurs, moins cher, dans l’optique de réduire toujours plus les coûts, puisque le transport ne valait rien, l’énergie étant bon marché, et les coûts de pollution niés.
Aujourd’hui, les constructeurs automobiles découvrent le revers de cette politique du juste-à-temps. Tous bataillent depuis deux ans pour trouver les composants électroniques, désormais indispensables. Avec retard, ils comprennent qu’ils ont favorisé une concentration sans précédent de ces productions en Asie, à Taïwan, en Corée du Sud et en Chine, qui les met à la merci de la moindre bourrasque.
La guerre en Ukraine a révélé un peu plus l’ampleur des fragilités de ces organisations. À l’occasion du conflit, d’autres aspects de cet éclatement total accepté au nom du profit ont été mis en lumière. Ainsi, 80 % de la production mondiale du gaz néon – un des gaz rares de l’air utilisé pour la fabrication des semi-conducteurs – vient d’Ukraine. De même, les constructeurs allemands et européens ont trouvé bien plus avantageux d’y faire fabriquer tous les câblages électriques, système nerveux des véhicules automobiles. La production tourne aujourd’hui au ralenti.
Dans la plus grande improvisation, tous cherchent désormais des sources d’approvisionnement de substitution. Ces derniers mois, les stocks de précaution ont refait leur apparition dans les usines, les entrepôts. Toute la politique du zéro stock, du juste-à-temps a été enterrée dans la discrétion, sans fleurs ni couronnes. Certains, toujours prêts à tirer parti de toutes les occasions, ont même raflé des productions au-delà de leurs besoins, par crainte de manquer, par volonté aussi, parfois, de distancer leurs concurrents.
Par précaution, certains sont allés plus loin en rachetant certains de leurs fournisseurs importants et les ont réintégrés dans leur groupe, afin de sécuriser leurs approvisionnements. D’autres ont choisi de revoir totalement leurs relations avec leurs sous-traitants.
Alors qu’ils leur imposaient une mise en concurrence permanente et les payaient à 90 jours ou plus, certains grands groupes proposent désormais une coopération à leurs sous-traitants indispensables, en leur offrant de les payer au moment de la commande sur la base de contrats pouvant aller jusqu’à deux ans. Une vraie révolution pour le monde industriel, habitué à la loi du plus fort.
Ces nouvelles relations sont mises à l’œuvre en Allemagne, dans l’Europe du Nord, parfois en Italie mais beaucoup moins en France, où la culture d’un darwinisme économique – très éloigné de celui de l’auteur de l’Origine des espèces – prévaut toujours.
Avoir des stocks, c’est du capital immobilisé inutilement, selon la théorie en vigueur jusqu’alors. Ces derniers mois, les industries ont trouvé que le surcoût se justifiait amplement. Cela leur a permis de maintenir plus ou moins leurs productions.
Surtout, les circonstances leur ont permis de largement en amortir les effets. Plus des deux tiers des entreprises industrielles en France ont pu répercuter sans problème la hausse de leurs coûts d’approvisionnement dans leurs prix de vente. La proportion est identique dans les autres pays industrialisés.
Là encore, le secteur automobile sert de référence pour l’ensemble de l’industrie. En mars, les constructeurs automobiles allemands ont annoncé une chute de 29 % de leur production et de 21 % des immatriculations, en raison des difficultés d’approvisionnement.
Les producteurs français rencontrent les mêmes problèmes. Renault a vu ses ventes plonger de 17 % au premier trimestre, et Stellantis, né de la fusion entre PSA et Fiat, de 12 %. Pourtant, en dépit de la baisse des volumes de production et de vente, les constructeurs européens ont tous affiché des bénéfices record l’an dernier. Mercedes-Benz a ainsi multiplié par près de trois son résultat net à 14,2 milliards d’euros.
Rassuré par la longue liste de ses commandes, le constructeur en a profité pour augmenter ses prix de façon spectaculaire : en deux ans, le prix moyen de ses véhicules est passé de 39 400 à 49 800 euros, soit une augmentation de 26,4 %.
Cela faisait des années que le monde industriel ne s’autorisait plus de telles augmentations. Même si les hausses n’ont pas été dans les mêmes proportions, tous les secteurs ont adopté la même politique, afin de sauvegarder leurs marges. Mais ces expédients n’ont qu’un temps. Les stocks constitués s’amenuisent, les difficultés de production s’étalent tout au long des chaînes de valeur, et la question de l’acceptation de la hausse galopante des prix par les consommateurs commence à être sérieusement posée.
Sortir de la dépendance chinoise
Même s’ils n’en font pas publiquement état, la réflexion sur l’organisation de leur production est engagée dans nombre d’états-majors industriels. Tous ont conscience qu’il leur faut désormais inclure la question de la sécurité des approvisionnements, des coûts environnementaux jusqu’alors niés, dans un nouvel environnement de ruptures technologiques dans leur mode de production.
Tout ou presque est sur la table, des changements de production aux déménagements géographiques, en passant par la fin des dépendances.
Les ruptures technologiques, portées notamment par la montée en puissance des véhicules électriques, l’emprise grandissante du numérique, avaient déjà amorcé la nécessité de repenser de fond en comble les organisations.
Mais ces remises à plat soulèvent de nouveaux problèmes. Au charbon, à l’acier, à l’aluminium se substituent désormais les terres rares, le lithium, le palladium ou le titane. Des ressources que les Occidentaux ont largement négligées jusqu’alors, laissant la Chine acquérir une mainmise mondiale sur ces matières premières. Depuis deux ans, la course aux métaux rares est lancée aux États-Unis, et évoquée en Europe, au risque de provoquer un colonialisme « vert » peu différent des précédents pour s’emparer de ces ressources stratégiques.
Au-delà, l’impératif d’assurer la sécurité des approvisionnements et de sortir de la dépendance chinoise pour les approvisionnements stratégiques s’inscrit en tête des préoccupations des industriels. Sur l’insistance du gouvernement américain, et plus encore du ministère de la défense, la relocalisation de la production des semi-conducteurs est redevenue priorité nationale dès la fin du premier confinement. Un plan (Chips for America Act) de 52 milliards de dollars est en discussion au Congrès.
Le groupe Intel, qui a massivement délocalisé sa production en Asie dans les années 1990, a annoncé un plan d’investissement de plus de 20 milliards de dollars pour construire de nouvelles usines sur le continent américain. Dans la foulée, le taïwanais TSMC (Taiwan Semiconductor Manufacturing Company), premier producteur mondial de semi-conducteurs et le plus avancé en technologie, a lancé un projet d’investissement de 12 milliards en Arizona, afin d’assurer la sécurité de ses productions.
L’Europe se veut tout aussi entreprenante sur ce dossier. Mais, pour l’instant, les projets pour ramener la production de semi-conducteurs sur le continent européen n’existent que sur le papier, à l’exception de celui d’Intel, qui a annoncé une grande usine de semi-conducteurs à Berlin.
D’une manière ou d’une autre, toutes les industries sont en train de revoir leurs circuits d’approvisionnement, d’étudier les moyens de raccourcir les chaînes, voire de les rapatrier sur des territoires nationaux ou proches afin de les rendre plus sûres et plus contrôlables. Les gouvernements sont les premiers à les y inciter, comprenant avec retard combien la maîtrise des ressources et de la production est un enjeu stratégique.
Cette stratégie de relocalisation est vivement critiquée par le Fonds monétaire international (FMI), qui craint de voir une remise en cause de la globalisation. « Les politiques de relocalisation d’activités pourraient exposer davantage les économies aux ruptures d’approvisionnement et non pas moins », met en garde le chef économiste du FMI Pierre-Olivier Gourinchas, qui prône plutôt une diversification des fournisseurs.
L’avertissement risque de rester lettre morte. Le grand mouvement de la réorganisation de la machine mondiale de production est enclenché. Accompagnant, et accélérant même, une fragmentation du monde marquée par la montée des tensions géopolitiques et l’émergence de blocs rivaux.
Martine Orange