● L’économie pourrait-elle fonctionner sans les Bourses ? Devrait-on les fermer ?
Thomas Coutrot – Officiellement, le rôle des Bourses est de permettre aux épargnants d’apporter des capitaux pour financer les entreprises. Mais, depuis les années 1990, pratiquement chaque année, les dividendes versés et les rachats d’actions à Wall Street dépassent les capitaux avancés. Autrement dit, ce ne sont pas les Bourses qui financent les entreprises, mais le contraire. Le rôle décisif des marchés financiers n’est donc pas d’apporter l’épargne des ménages au système productif, mais d’accroître la liquidité des placements, et donc la facilité pour les investisseurs de faire pression sur les entreprises qui ne fourniraient pas les rendements escomptés. Il n’y aurait donc aucun problème à fermer les Bourses et à financer les entreprises par le crédit bancaire, comme c’est d’ailleurs déjà largement le cas.
● Tu as écrit un livre sur l’autogestion [1], comment vois-tu le fonctionnement d’un secteur financier socialisé ?
T. Coutrot – Les gouvernements injectent des capitaux dans les banques mais, pour ne pas froisser les banquiers, ils n’ont même pas voulu de droit de vote aux conseils d’administration (CA) ! Rien n’empêche donc les banques de continuer le casino. On doit affirmer clairement que la stabilité financière et le financement des entreprises sont des biens publics, trop précieux pour être laissés à la logique folle du profit maximum. Il faudra socialiser les banques pour qu’elles remplissent leur rôle, qui est de financer les projets des acteurs économiques. Socialiser ne veut pas dire étatiser. Pas question de remplacer des actionnaires irresponsables par des hauts fonctionnaires qui peuvent l’être tout autant, comme au Crédit lyonnais dans les années 1980. Il faut sans doute que les pouvoirs publics (européens, nationaux ou régionaux) soient majoritaires dans les CA des grandes banques, mais que les autres parties prenantes – salariés, consommateurs, associations écologistes, etc. – y aient au moins des minorités de blocage qui obligent à la négociation.
● Quelles relations le secteur bancaire socialisé aurait-il avec le reste de l’économie ?
T. Coutrot – Je ne crois pas qu’il faille réclamer la création d’une mégabanque publique unique. Plusieurs banques publiques socialisées pourraient coexister, voire se faire concurrence. L’important est qu’elles le fassent dans le cadre d’une politique de crédit décidée démocratiquement par des pouvoirs publics élus. Cela veut dire que les taux d’intérêt seront très faibles pour financer les investissements dans les secteurs socialement prioritaires (économies d’énergie, énergies renouvelables, transports collectifs, logement, etc.), et beaucoup plus élevés pour les secteurs de biens de luxe ou polluants. Si, en même temps, on réduit les inégalités de revenus, le développement économique sera fortement réorienté vers les priorités sociales. Pour répartir le crédit entre projets concurrents, les instances de direction des banques prendront bien sûr en compte la rentabilité économique – afin d’inciter à l’utilisation efficiente des ressources –, mais aussi d’autres critères comme la création d’emplois, l’utilité sociale ou écologique. La règle du profit maximum cédera la place à celle de la délibération démocratique. Il s’agit d’une perspective à long terme, qui suppose une rupture avec le désordre capitaliste ; rupture qui ne peut s’arrêter au niveau national, mais exige une extension au moins européenne. Cela paraît encore utopique aujourd’hui, mais la crise bancaire a donné une actualité nouvelle à ce type de perspectives, et sa probable aggravation pourrait obliger à approfondir ce débat.