La crise de Respect : Introduction
Fondé en janvier 2004 à Londres, regroupant plusieurs organisations de la gauche révolutionnaire mais aussi de nombreux animateurs du mouvement anti-guerre, Respect [acronyme de respect, égalité, socialisme, paix, environnementalisme, communauté et trade-unionisme (syndicalisme)] a éclaté en novembre 2007, bien qu’il ait réussi à élire un député et plusieurs conseillers municipaux et ce malgré le mode électoral britannique (scrutin majoritaire à un tour). La crise de Respect témoigne des difficultés que rencontre la reconstruction d’une gauche militante, indispensable après le naufrage néolibéral de la gauche traditionnelle. Elle éclaire en particulier les questions aux quelles tous ceux qui s’attellent à cette tâche sont confrontés. Soulevons en quatre :
● Quel devrait être le socle minimal de définition politique d’un nouveau parti de la gauche authentique ? Sachant que Respect a été crée contre l’engagement du Labour party dans la guerre en Irak et sa capitulation devant le néolibéralisme…
● Quelle attitude les organisations révolutionnaires, qui s’engagent dans un tel projet, doivent adopter au sein de la nouvelle formation de gauche radicale, afin d’y garantir la démocratie interne tout en préservant leurs acquis programmatiques ? Tout en y étant hégémonique, le Socialist Workers Party (SWP), principale organisation de la gauche révolutionnaire britannique, ne s’y est pas dissout et a théorisé la nécessité pour Respect de demeurer un « front unique d’un genre particulier », s’opposant à sa transformation en un parti disposant de sa propre démocratie interne…
● Comment une telle nouvelle gauche peut-elle contrôler ses élus, lorsqu’elle réussi à les obtenir ? Le SWP avait, jusqu’à la crise, misé sur les rapports privilégiés de sa propre direction avec ces élus, George Galloway en particulier…
● Comment mener au sein d’une telle formation les débats programmatiques sur les questions laissées ouvertes au moment de sa constitution, pour que de tels débats aident à la formation militante et au dépassement des divergences au lieu de conduire à préserver voire à renforcer les vieilles divisions entre les courants qui l’ont formé, poussant à la scission à la première difficulté ? Respect n’y est pas parvenu et sa principale composante en porte une large responsabilité…
Dans le précédent Inprecor [1], nous avions publié un article de notre camarade Alan Thornett, présentant cette scission. Nous y revenons en donnant la parole à Chris Harman, dirigeant du SWP, et en publiant une réponse d’Alan Thornett [2], en espérant que ce débat aidera à éclairer les questions que pose l’expérience de Respect.
J. M.
Le point de vue du SWP
Chris Harman, membre du Comité central du Socialist Workers Party britannique (SWP, Parti ouvrier socialiste), est rédacteur en chef de la revue International Socialism, après avoir exercé la fonction de rédacteur en chef de Socialist Worker, l’hebdomadaire du SWP. A la demande d’Inprecor il a bien voulu présenter le point de vue de son organisation en ce qui concerne la crise de Respect.
Le 17 novembre 2007, deux réunions se sont tenues à Londres. L’une d’elles, de 360 personnes, était la conférence annuelle de Respect, à laquelle assistaient 270 délégués représentant 49 branches locales et 17 groupes étudiants. L’autre, tenue en opposition à cette même conférence sous le slogan « Renouveau de Respect » (Respect Renewal), était un meeting de 210 personnes, convoqué par le député George Galloway et quelques membres du Conseil National sortant de Respect. Cet article est une tentative d’identifier ce qui, derrière cette division, est d’ordre politique, ainsi que d’en tirer un certain nombre de leçons.
L’irruption de la crise
L’unique parlementaire de Respect, George Galloway, a précipité la crise en se livrant à toute une série d’attaques contre le groupe socialiste le plus important de l’organisation, le Socialist Workers Party (SWP, Parti ouvrier socialiste). La première de ces attaques, en août 2007, portait soi-disant sur des désaccords organisationnels avec le secrétaire national de Respect, John Rees, qui est un membre dirigeant du SWP. En fait, elles dissimulaient un projet politique de tournant à droite. Cela a été mis en évidence par les critiques contre le parrainage par Respect d’une conférence, forte de 1 000 personnes, de défense des syndicats en lutte (Defend Fighting Unions), et contre sa participation à la Pride London (une manifestation pour les droits des Lesbiennes, Gays, Bisexuels et Transsexuels - LGBT).
Dès la mi-octobre 2007, Galloway dénonçait les militants du SWP comme des « léninistes », qui tentaient de contrôler Respect « par des méthodes de poupées russes ». Paul McGarr et Aysha Ali, deux militants de Londres-Est, étaient des « poupées russes », des « membres d’un groupe qui se réunit secrètement, prenant ses décisions selon les principes du centralisme démocratique ». De façon unilatérale, les partisans de Galloway ont alors décidé que John Rees n’était plus secrétaire national de Respect, et que Lindsey German, coordinatrice de la Coalition Stop the War, n’était plus la candidate de Respect aux élections municipales de Londres — bien qu’elle ait été désignée par une assemblée de 300 membres. Ils poursuivaient en annonçant qu’ils ne reconnaîtraient pas la conférence annuelle de Respect.
Ils ont lancé contre le SWP toutes sortes d’accusations sans fondement, selon lesquelles il essayait de bourrer la salle de la conférence de Respect ; il « bloquait les délégués » à Birmingham ; il élisait des délégués « dans des réunions complètement non représentatives » à Tower Hamlets ; il faisait traîner les réunions en longueur dans l’espoir que les gens dont il ne souhaitait pas la présence partiraient ; il incitait ses membres à se présenter aux élections des délégués de branches locales ; il avait poussé quatre conseillers municipaux de Tower Hamlets à « tourner le dos à Respect ».
Ces allégations, toutes fausses, ressemblent curieusement à celles utilisées par les médias pendant la Guerre Froide, dans les années 1950, et dans les années 1960 et 1980 par la droite du Parti travailliste à l’encontre de prétendus « infiltrés trotskystes ». Leur but était de détruire toute opposition à l’orientation particulière que Galloway voulait donner à Respect — une orientation nettement à droite de celle sur laquelle Respect a été fondé il y a quatre ans.
Galloway aurait dit à un militant issu du Parti communiste que c’était une « lutte contre le trotskysme ». Il n’aurait certainement pas dit cela en essayant de gagner à ses vues des gens comme Ken Loach et Alan Thornett.
Les militants sérieux savent que nos membres ne se comportent pas comme il le prétend. Le SWP a un long passé d’action commune avec des gens et des organisations aux opinions très différentes des nôtres. Même Peter Hain, aujourd’hui ministre, se rappelait dans une émission de radio d’octobre 2007 comment il avait pu coopérer avec nous dans l’Anti Nazi League à la fin des années 1970. Il décrivait notre parti comme en étant la force motrice dynamique, mais il ajoutait que nous étions capables d’œuvrer avec des gens qui étaient fidèles au Parti travailliste. Aujourd’hui, des membres du comité central du SWP jouent un rôle dirigeant dans la Coalition Stop the War, aux côtés de membres du Labour comme Tony Benn et Jeremy Corbyn, ainsi que d’Andrew Murray, membre du Parti communiste britannique.
Unité et discussion honnête
Si nous avons une bonne réputation dans la gauche, c’est parce que nous suivons la méthode du front unique telle qu’elle a été développée par Lénine et Trotsky au début des années 1920. Cette méthode est en opposition directe avec les magouilles, la manipulation des votes ou des réunions. Elle commence par la compréhension que l’exploitation, la guerre et le racisme nuisent aux travailleurs, que ceux-ci croient en l’efficacité des réformes pour changer le système ou qu’ils soient, comme nous, partisans de la révolution. Ceci comporte deux conséquences importantes :
1. Répliquer à des attaques ou des horreurs spécifiques dépend de l’unité la plus large possible. La minorité révolutionnaire ne peut, de ses propres forces, construire un mouvement suffisamment fort. Les révolutionnaires doivent se tourner vers des forces politiques qui sont d’accord avec eux sur des questions particulières immédiates, même s’ils sont en désaccord sur les solutions à long terme ;
2. En luttant sur ces questions aux côtés de personnes qui croient en la réforme, la minorité révolutionnaire peut montrer dans la pratique que son approche est correcte, et gagner ainsi des gens à ses idées.
Ceux qui ont coopéré avec nous dans des fronts uniques savent que nous avons toujours été clairs sur nos idées politiques, tout en construisant l’unité avec ceux qui étaient en désaccord avec nous. Quiconque a des idées politiques, qu’elles soient réformistes, révolutionnaires ou même anarchistes, s’organise dans la pratique pour faire triompher son point de vue, même si parfois il ou elle tente de le nier. Cela signifie rassembler des partisans, que ce soit de façon formelle ou informelle. Les supporters de Galloway dans Respect n’auraient pas pu s’organiser contre nous s’ils n’avaient pas agi comme « un groupe qui se réunit en secret » [3].
Il nous a toujours fallu nous organiser pour argumenter en faveur d’une politique qui fasse des fronts uniques quelque chose d’efficace. C’était vrai lorsque nous avons pris il y a trente ans l’initiative de lancer l’Anti Nazi League. Si le SWP n’avait pas débattu avec d’autres militants, dans toute la Grande-Bretagne, l’Anti Nazi League n’aurait pas été à même d’infliger au National Front la défaite dévastatrice qu’il a subie.
C’était la même chose, 23 ans plus tard, lorsque la Coalition Stop the War a été formée à la suite des attentats du 11 septembre. Il y avait eu un meeting très réussi au centre de Londres, à l’initiative du SWP et avec des personnalités bien connues, mais la première réunion d’organisation fut à deux doigts de dégénérer en une désastreuse foire d’empoigne sectaire, certains petits groupes essayant d’imposer leurs revendications particulières. C’est la capacité du SWP de rassembler des forces constructives autour de revendications minimales qui a permis à la coalition d’aller de l’avant. Les militants du SWP, loin de se comporter comme des « poupées russes », ont montré que leur capacité à débattre des tâches dans leur propre organisation était la condition préalable du lancement d’une des campagnes les plus efficaces de l’histoire britannique.
La politique de construction de Respect
La méthode du front unique sous-tendait également notre démarche dans Respect. En 2003, près de deux millions de personnes avaient manifesté contre la guerre. De nombreux militants en avaient conclu que le mouvement avait besoin d’une expression politique, et nous partagions ce sentiment général. Notre tâche était de créer un point de ralliement électoral crédible à la gauche du Parti travailliste — et cela ne pouvait être réalisé sans impliquer des forces bien plus importantes que celles du seul SWP, le système électoral britannique étant ce qu’il est [4].
Le point de ralliement de gauche ne devait pas être de nature révolutionnaire, mais s’appliquer à attirer les forces diverses engagées dans le mouvement anti-guerre — des révolutionnaires, bien sûr, mais aussi des partisans déçus de la gauche travailliste, des syndicalistes, des militants musulmans radicaux et des gens du mouvement de la paix. L’exclusion de George Galloway du Labour Party précipita le lancement du projet. Nous avons alors travaillé avec toute une série d’autres éléments pour nous mettre d’accord sur un programme minimum. Celui-ci, en même temps qu’il était acceptable pour nos alliés, restait parfaitement compatible avec nos buts à long terme. Les initiales de Respect résumaient la nature du projet : Respect, Égalité, Socialisme, Paix, Environnement, Communauté et Trade unions (syndicats).
Un débat politique devait nécessairement avoir lieu pour faire démarrer Respect, et dans ce domaine l’activité du SWP a été centrale. Certains militants de gauche étaient opposés à la collaboration avec des Musulmans. Nous avons dû argumenter contre eux pied à pied, faisant observer que l’Islam, comme d’autres religions telles que le christianisme, était susceptible d’interprétations multiples — et que prétendre qu’il était par nature réactionnaire participait de l’idéologie raciste utilisée pour justifier les guerres impérialistes en Afghanistan et en Irak. Seul le cours de la lutte montrerait si l’horizon de certains individus avait été suffisamment élargi pour qu’ils soient attirés par la gauche. Il y avait aussi des discussions avec des gens qui ne voulaient pas coopérer avec Galloway, prétendant que son passé le disqualifiait. Entre autres, il n’avait jamais fait partie d’un groupe de parlementaires engagés dans une campagne, il refusait d’accepter que les députés de Respect n’aient pas d’indemnité supérieure au salaire moyen, il avait mis les violences lors de la protestation contre la poll tax non sur le compte de la police mais sur des « illuminés, des anarchistes et autres extrémistes, principalement du Socialist Workers Party ». Mais pour nous, en été 2003, ce qui était important était que Galloway ait été exclu du Parti travailliste pour avoir manifesté son opposition à la guerre. En tant que tel, il était, pour un grand nombre de personnes qui avaient été jusque là fidèles au Labour Party, un symbole d’opposition.
Et c’est précisément parce que le SWP est une organisation nationale cohérente qu’il a été capable de mener ce débat comme personne d’autre. A l’époque, Galloway reconnaissait qu’une organisation « léniniste » pouvait lutter pour construire l’unité, parmi des gens porteurs de tout un échantillonnage de perspectives politiques différentes, d’une façon qui était impossible pour un rassemblement informel d’individus. Nous avons démontré notre implication dans cette démarche pendant plus de quatre ans. Nous nous sommes toujours efforcés de faire en sorte que les listes électorales de Respect soient beaucoup plus larges que le SWP, même dans les endroits où les membres du SWP constituaient une large proportion des activistes de Respect.
Ce sont les militants du SWP qui, en agissant de cette manière, ont produit les premiers succès électoraux de Respect à Tower Hamlets (Londres-Est) avec l’élection du syndicaliste local Oliur Rahman comme conseiller municipal avec 31 % des voix, le membre du SWP Paul McGarr arrivant second, avant le travailliste, avec 27 % dans une circonscription à dominante blanche. Personne ne parlait à l’époque de « poupées russes ».
Nous nous sommes battus pour que les listes de candidats reflètent la diversité de la lutte à gauche contre le New Labour. Nous avons proposé qu’elles soient mixtes en termes d’ethnicité, de sexe et d’origine confessionnelle. Ainsi en 2006, aux élections locales de Birmingham, Respect présentait cinq candidats — deux femmes musulmanes, un homme musulman, une femme noire et une femme membre du SWP. Dans les quartiers de travailleurs immigrés de Tower Hamlets et Newham, les membres du SWP ont proposé un mélange de candidats musulmans et non-musulmans. Respect a recueilli 26 % des suffrages et gagné trois sièges de conseillers à Newham, 23 % et 12 sièges à Tower Hamlets, et un siège pour la militante anti-guerre musulmane bien connue Salma Yaqoob à Birmingham.
Défendre Respect en tant que projet pour la gauche
Mais les succès même de Respect ont provoqué des discussions politiques — et les membres du SWP devaient se donner les moyens d’y répondre. La plus importante était que la politique électorale opportuniste commençait à s’installer dans Respect dans les zones où le succès avait été le plus grand.
Lors des élections législatives de 2005, Galloway commença à mettre en avant, dans sa campagne à Tower Hamlets, des forces et des individus très éloignés de la gauche, parmi lesquels un propriétaire de restaurant millionnaire et un promoteur immobilier richissime. Le SWP, ainsi que d’autres militants de gauche, s’opposa à ces intrus, et finit par en avoir raison. Deux ans plus tard, notre disposition à agir dans ce sens fut utilisée par Galloway pour dénoncer le SWP [5]
Il existe un modèle de politique, de plus en plus utilisé par le parti travailliste dans des zones urbaines mixtes sur le plan ethnique et sur le plan religieux, qui consiste à faire des promesses à des gens qui posent comme « dirigeants communautaires » de groupes ethniques ou religieux s’ils acceptent d’utiliser leur influence pour faire voter dans le « bon » sens.
C’est ce qu’on appelle dans les grandes villes américaines la politique de Tammany Hall, ou le « bloc de vote » ou la politique « communautaire » dans le sous-continent indien. C’est une chose à laquelle la gauche a toujours essayé de résister, mais c’est ce qui commençait à apparaître à Tower Hamlets. Ainsi, avant les élections municipales de 2006, deux des alliés actuels de Galloway, Azmal Hussain et Abjol Miah, proclamèrent avec force que tous les candidats dans certaines circonscriptions devaient être des hommes et des Bengalis. Deux des conseillers de Respect sélectionnés dans ce cadre ont bientôt rompu avec Respect, l’un d’eux rejoignant le Parti travailliste, parce qu’ils avaient le sentiment que leurs ambitions personnelles n’étaient pas satisfaites.
Des discussions similaires ont eu lieu aussi à Birmingham dans la préparation des élections municipales de 2006. Un candidat soutenu par Salma Yaqoob venait juste de quitter le Parti conservateur trois mois auparavant, et avait prévu de se présenter contre Respect comme indépendant. Lorsqu’un militant du SWP a élevé des objections à sa désignation, Salma Yaqoob l’a accusé « d’avoir un problème avec les candidats asiatiques » [6]. Dans un autre cas, 50 personnes ont brusquement adhéré à Respect pour désigner comme candidat un consultant asiatique musulman. Le résultat global était en opposition complète, dans la nature de la liste de Respect à Birmingham, à ce qu’elle était l’année précédente. Elle était désormais entièrement composée d’hommes d’origine pakistanaise, au lieu d’une mixité ethnique et d’une majorité de femmes.
Les socialistes à principes n’avaient pas d’autre choix que de s’opposer à de tels agissements. Sinon, cela aurait accrédité le mensonge du Parti travailliste prétendant que Respect était un parti communautariste [7].
Les développements à Tower Hamlets obligeaient également les socialistes à prendre position. Des dissensions apparurent dans le groupe de Respect au Conseil municipal récemment élu, et quatre conseillers, parmi lesquels deux femmes, s’élevèrent contre des positions prises par la majorité du groupe qu’elles considéraient comme droitières. Aucun des opposants n’était à ce stade membre du SWP, même si deux d’entre eux devaient y adhérer bientôt après. Les discussions s’envenimèrent lors d’une élection municipale partielle au cours de l’été. Une réunion de sélection de Respect devint houleuse lorsqu’une jeune militante, Sultana Begum, osa s’opposer au choix de Galloway porté sur Harun Miah. Les membres du SWP et les conseillers de gauche estimaient que Sultana Begum avait l’esprit offensif qui convenait pour représenter Respect. Le fait de la soutenir devait, par la suite, devenir selon Galloway l’un des prétendus « crimes » du SWP, même si les militants du SWP, après avoir été mis en minorité à la réunion de sélection, ont ensuite mis toute leur énergie dans la campagne pour gagner le siège. Notre véritable « crime » était de proclamer ouvertement et vigoureusement nos opinions politiques, refusant d’être intimidés par les amis de Galloway jusqu’à nous transformer en « poupées russes ».
Le mystère du tournant de Galloway
Pourquoi Galloway s’est-il si brusquement retourné contre le SWP ? En fait, c’était un élément d’un changement plus général dans son activité politique. Il s’était comporté magnifiquement à l’été 2005, allant au Sénat américain dénoncer la guerre devant les caméras de télévision du monde entier. Mais il montra bientôt un visage différent. Au début de 2006, il porta un coup à tous ceux qui préparaient la campagne de Respect pour les élections municipales : il disparut de la scène politique pendant des semaines pour apparaître dans une méprisable émission de « télé-réalité » appelée Celebrity Big Brother. Tous les partisans actifs de Respect étaient confrontés au quotidien à des ricanements des gens de droite et à des plaintes des gens de gauche disant qu’ils ne voteraient plus jamais pour Respect. Il fallait que le SWP prenne une décision sur le comportement à adopter dans ce cadre. La pression était particulièrement forte, au cours de ces semaines, parce que des membres dirigeants de Respect comme Ken Loach et Salma Yaqoob avaient envie de dénoncer Galloway. Heureusement, en tant qu’organisation « léniniste » de « poupées russes », nous avions notre conférence annuelle au moment où Celebrity Big Brother commençait, et nous pûmes nous mettre d’accord sur une réaction générale dont nos militants commencèrent à débattre. Nous précisions que si participer à ce programme télévisé était stupide et constituait une insulte à ceux qui avaient contribué à assurer son élection, ce n’était pas du même ordre que de tuer des dizaines de milliers de personnes en bombardant l’Irak et l’Afghanistan.
Si le SWP n’avait pas défendu Galloway pendant l’affaire Big Brother, Respect se serait probablement désintégré. Malgré tout, cette bouffonnerie infligea à Respect d’importants dommages. Galloway n’a pas une seule fois reconnu les torts qu’il avait causés. Bien au contraire, dans les mois qui suivirent ce fiasco il se mit à utiliser sa « célébrité » pour se lancer dans une carrière d’animateur d’émissions de radio entrecoupée d’apparitions à la télévision, et, insultant à nouveau les militants de Respect, apparaissait comme présentateur invité à Big Brother’s Big Mouth en juin 2007. Et il eut le culot, deux mois plus tard, de se plaindre que le SWP « détruisait » Respect. En même temps, il avait remporté le record d’un goût douteux d’être le parlementaire le mieux payé. Genre de tribun du peuple !
L’œil du cyclone
L’agression de Galloway contre le SWP a été lancée, à la mi-août, après que le New Labour ait annoncé de façon inattendue la tenue d’élections législatives dans les quatre ou cinq semaines. Galloway, qui disait depuis longtemps qu’il ne se représenterait pas, voulait désormais être candidat dans l’autre circonscription de Tower Hamlets. Il ressentait clairement qu’il n’y avait pas d’avenir dans un appel aux travailleurs sur la base d’arguments de classe (d’où son attaque contre l’initiative de l’Organisation des Syndicats en Lutte) et que par contre il fallait courtiser les « leaders communautaires » conservateurs (d’où son désaccord avec l’intervention dans la Gay Pride). Le SWP résistant à ce tournant, il devait être attaqué.
Pour comprendre comment la division finale s’est produite il est nécessaire de revenir dans le détail sur les événements qui ont suivi à Tower Hamlets.
Il y eut, à la mi-octobre, une réunion explosive pour élire des délégués à la conférence annuelle. Des tas de gens y assistaient que les militants voyaient pour la première fois. Les règles de Respect prévoient que les propositions de candidatures doivent être enregistrées avant la réunion. En tout, 46 propositions avaient été reçues et il y avait encore des places vacantes. Mais juste avant de passer au vote, un assistant parlementaire salarié de Galloway apporta une deuxième liste manuscrite. Cette liste contenait des noms de gens qui n’étaient pas à jour de leurs cotisations, des gens auxquels on n’avait même pas demandé s’ils souhaitaient se présenter, des gens identifiés par un seul nom et un membre d’une autre branche de Respect (Newham). La réunion devint chaotique, le partisan de Galloway qui présidait la séance proclamant que c’était la seule liste soumise au vote et quittant la réunion. Le secrétaire de branche le remplaça comme président avec l’accord de la salle, et les propositions originales furent ratifiées, laissant des places libres à remplir après discussion avec ceux qui proposaient la seconde liste [8].
George Galloway, qui n’assistait pas à la réunion, signa un e-mail de protestation prétendant que le SWP avait « systématiquement démoli » (« systematically undermined ») la réunion, ignorant les procédures démocratiques pour prendre le contrôle de la délégation à la conférence [9]. Lorsque le SWP et les conseillers de gauche se sont défendus, il nous a accusés d’agression. Deux jours plus tard il a dit à certains de nos membres (parmi lesquels son agent électoral de 2005) d’aller « se faire foutre » (« fuck off »), et certains de ses partisans ont fait clairement comprendre qu’ils avaient l’intention de nous virer de Respect. C’est ce qu’ils ont essayé de faire la semaine suivante dans une autre réunion à Tower Hamlets, mais voyant qu’ils n’avaient pas une claire majorité, le président a mis fin à la séance sans passer au vote.
Un élément très dérangeant de cette réunion a été l’attitude des partisans de Galloway envers des femmes membres de Respect. Rania Khan, qui à 25 ans est la plus jeune conseillère, se souvient : « Il y avait une cinquantaine de femmes ce soir-là et elles avaient des cartes de membre valides, mais elles n’ont pas été autorisées à entrer. Quelqu’un qui était proche du chef de file du groupe du conseil a dit à une femme qui faisait la queue à l’extérieur : “Ma femme ne vient pas, qu’est-ce que tu fais ici ?” » [10].
A ce stade, les conseillers de gauche étaient tellement en colère que personne ne pouvait les dissuader de rompre avec le reste du groupe de Respect au conseil de Tower Hamlets — mais pas avec Respect en tant que tel. Comme dit Lufta Begum, « John Rees nous a dit, ne le faites pas. Mais nous ne pouvions plus supporter cette situation » [11]
Jusque là, le SWP avait fait l’impossible pour parvenir à un compromis de nature à empêcher que la division dans Respect ne devienne publique. Notre seule condition était que les socialistes à principes aient le droit d’argumenter, dans le cadre des structures démocratiques de Respect, contre l’opportunisme et le communautarisme. Mais le comportement de Galloway et de ses partisans à Tower Hamlets a montré qu’un compromis n’était pas possible. Il n’y avait qu’une seule façon de conserver Respect dans sa forme originale — que le SWP et d’autres à gauche engagent une offensive résolue.
La discussion interne dans le SWP
Galloway et ses partisans ont donné du SWP l’image d’un groupe « léniniste » fermé, dans lequel un petit nombre de personnages centraux imposent leur volonté aux autres. Cela ne correspond pas à la façon dont le SWP fonctionne, comme l’a montré notre réaction aux attaques que nous avons subies à partir de la fin août.
Nous avons fait circuler le premier document de Galloway et notre réponse à nos membres, et avons convoqué une réunion de tous les membres londoniens. Il y a eu un débat ouvert, avec des interventions alternées de ceux qui soutenaient et de ceux qui étaient contre l’interprétation des événements qui était celle du comité central. Il y eut ensuite toute une série de réunions dans chaque localité, puis deux assemblées de 250 délégués au niveau national, dans lesquelles ceux qui étaient en désaccord avec la position de la direction ont pu s’exprimer librement. Il y a eu des votes, dont le résultat a donné à chaque fois 250 voix pour la direction, deux contre et quatre ou cinq abstentions.
Trois membres du SWP, dont deux étaient employés par Galloway [12] avaient exposé leurs arguments dans les réunions des militants londoniens, dans le bulletin interne du parti et lors de la première assemblée de délégués nationaux. Mais ils ont ensuite choisi d’ignorer le vote et continué à collaborer aux attaques contre le SWP et les conseillers de gauche à Tower Hamlets. Nous n’avions pas d’autre choix que de mettre un terme à leur appartenance au SWP. Le vote lors de la seconde réunion nationale confirmait cette décision.
Des milliers de personnes actives dans le mouvement ouvrier, la lutte contre la guerre et l’antiracisme, ont eu accès aux différentes discussions et les ont suivies avec attention. Elles ont décidé de façon massive qu’elles ne seraient pas des « poupées russes » de Galloway dans son entreprise de transformation de Respect en véhicule des carrières politiques d’individus qui partagent très peu les valeurs qui ont déterminé sa création. Au contraire, elles ont réaffirmé leur volonté de continuer à construire Respect selon la conception originale. Dans ce but, aucun effort ne devait être épargné pour faire en sorte que sa conférence annuelle ait lieu avec des délégués élus sur la base la plus démocratique. C’est alors que nous nous mettions d’accord sur cette démarche que nous avons appris que les partisans de Galloway essayaient de saboter la conférence en appelant à un meeting le même jour. Le meeting de Galloway a d’ailleurs consisté en grande partie en discours dénonçant le SWP.
Politique et unité
Respect n’est pas la seule tentative en cours de construire une alternative de gauche à une social-démocratie dérivant de plus en plus à droite. Nous avons vu de semblables efforts avec le Scottish Socialist Party, PSOL au Brésil, l’Alliance Rouge-Verte au Danemark, Rifondazione Comunista en Italie, le Bloc de Gauche au Portugal, Die Linke en Allemagne, et les efforts déployés en France pour présenter un candidat anti-néolibéral unique aux élections présidentielles de 2007. Respect n’est pas le seul cas dans lequel le projet a été mis en danger par le comportement de personnalités dirigeantes.
La direction de Rifondazione a décidé de participer à un gouvernement de centre-gauche mettant en œuvre la politique à laquelle elle s’opposait naguère [13]. La majorité de la direction du Scottish Socialist Party en a fait la preuve lors d’un procès en diffamation intenté contre la personnalité dominante du parti, Tommy Sheridan [14]. José Sá Fernandes, un militant de gauche indépendant élu au conseil municipal de Lisbonne avec le soutien du Bloc de Gauche, a passé un accord avec le Parti socialiste. Certains membres dirigeants de Die Linke, en ex-Allemagne de l’Est, participent à des coalitions gouvernementales locales qui mettent en place des coupes dans les budgets sociaux. Marie-George Buffet et José Bové ont essayé l’un après l’autre de s’imposer anti-démocratiquement comme les « candidats unitaires » de la gauche anti-néolibérale en France — José Bové acceptant ensuite, après le premier tour, de devenir conseiller de Ségolène Royal en matière de « souveraineté alimentaire ».
La maigreur des réformes offertes par les travaillistes et d’autres partis sociaux-démocrates a créé un immense vide politique sur leur gauche, que les forces de la gauche révolutionnaire sont généralement trop faibles pour occuper dans sa totalité. C’est cela qui crée le besoin d’un regroupement de forces de gauche, plus large que la gauche révolutionnaire, organisé dans un front unique. Mais l’élément même qui rend ces fronts uniques politiques capables de recueillir un soutien large — l’engagement de personnalités politiques ou syndicales non révolutionnaires — signifie nécessairement qu’ils ont peu de chances de durer indéfiniment sans qu’interviennent des débats intenses sur l’orientation à donner.
Galloway, par exemple, n’a pas caché son engagement sur la voie de la réforme. Il a dit que le gouvernement travailliste serait très différent « si John Smith était toujours en vie » [15]. Dans des émissions de radio et de télévision, il a souvent fait montre d’une foi étrange dans la capacité de la police à lutter contre le crime, et a proclamé son attachement à l’unité de l’État britannique, qu’il considère comme mise en danger par la politique du New labour [16].
De telles opinions signifiaient qu’il était destiné, à un moment ou à un autre, à se trouver attiré par des méthodes opportunistes auxquelles les socialistes révolutionnaires seraient contraints de résister. C’est la même chose pour Bové en France, Sá Fernandes au Portugal et Fausto Bertinotti en Italie. En France, la LCR a une attitude, en ce qui concerne le rôle de la classe ouvrière dans la lutte pour changer la société, différente de celle de Bové ou de Buffet. George Galloway et les « dirigeants communautaires » de Tower Hamlets ou de Birmingham ont une attitude tout à fait différente de celle des révolutionnaires consistants. L’unité pour lutter contre les partis dominants est une chose. Un programme négocié sur la manière de changer la société en est une autre.
Ces leçons sont importantes et vont continuer à l’être. Les quelques douzaines de révolutionnaires qui ont rejoint le groupe scissionniste dit Respect Renewal (« Renouveau de Respect’) vont apprendre cette leçon à la dure. Ils vont être confrontés à un choix entre éviter de s’exprimer sur toute une série de questions ou dire des choses qui fâchent l’une ou l’autre des composantes de Respect. Nous ne pouvons que souhaiter qu’à un certain stade les principes l’emportent sur l’opportunisme.
Pendant ce temps, le gros des troupes de Respect est confronté au défi permanent que constitue la tentative de construire un rassemblement de gauche consistant. Ce sera encore plus dur après la scission. Mais des développements politiques plus larges offriront certainement, à moyen terme, de nouvelles opportunités.