KANGDING (Sichuan) ENVOYÉ SPÉCIAL
Tsewang sursaute chaque fois que la serveuse frappe à la porte de la pièce particulière où se tient notre conversation, dans un salon de thé tibétain de Kangding, chef-lieu de la préfecture autonome tibétaine de Ganzi (province du Sichuan). Agé d’une trentaine d’années, Tsewang - nom d’emprunt - travaille dans le milieu associatif. Son activité est entièrement dépendante du bon vouloir des autorités locales, et il se sait sur la liste des « suspects habituels ».
« Il est aberrant de dire que les protestations au Kham (ancien nom de Ganzi) ont été instiguées par the »Big D« (ainsi qu’est désigné le dalaï-lama dans toute conversation en anglais avec un Tibétain). Tout Tibétain qui a appris l’histoire du Tibet et est confronté aux mesures imposées par les Chinois souhaite au fond de lui-même que ce genre de manifestations ait lieu. Je voudrais aussi y participer. Mais je ne veux pas être amené à tuer quelqu’un, ni à me battre contre les Chinois », confie-t-il.
Connu pour ses guerriers, qui ont souvent, dans l’Histoire, servi de rempart au Tibet contre les Han, l’ancien Kham tibétain est en ébullition : des mouvements de protestation ont à ce jour éclaté dans près de huit localités des districts de Daocheng, Ganzi, Dawu, Litang, Seda et Luhuo. « Les Chinois ont particulièrement peur du Kham, car les gens, ici, savent se battre », nous dit Tenzin - dissimulant lui aussi son identité sous un nom d’emprunt -, originaire de Tagong où, un matin, les habitants ont découvert un drapeau tibétain hissé sur un pylône de téléphonie mobile.
Le déploiement des forces paramilitaires et de police vers l’intérieur de la préfecture, interdite d’accès aux étrangers au-delà de Kangding, est massif. Dans nombre de ces localités, les tensions accumulées remontent à plusieurs mois, voire plusieurs années.
Seda est connu pour la mise au pas, en 2001, par les autorités, des 8 000 étudiants d’un célèbre institut bouddhiste. A Dawu, pendant l’été 2007, des habitants ont mis le feu à plusieurs voitures appartenant aux membres du gouvernement local, ainsi qu’aux employés d’une mine de zinc, des Han, car ceux-ci exploitaient le mont Yala, considéré comme sacré. Des personnes âgées qui avaient adressé des pétitions aux autorités locales ont été malmenées. « Après ces événements, la police armée est passée dans chaque maison pour exiger de l’argent en réparation, ou bien confisquer des choses », dit un témoin.
Le district de Litang a été, lui, le théâtre, en août 2007, d’un incident qui a eu un grand retentissement dans la région : Ronggye A’drak, un nomade tibétain de 52 ans, chef de clan, est monté sur l’estrade lors d’une cérémonie de la fête des chevaux, en pleine commémoration des 80 ans de l’Armée populaire de libération (APL), pour mettre au cou du lama présent une écharpe blanche. S’emparant du micro, il a alors déclaré ouvertes à tous les terres de son clan. « Il y a plusieurs années, le gouvernement a décidé que chaque clan se verrait attribuer des terres délimitées par une clôture. Cette politique a créé beaucoup de conflits parmi les Tibétains, et elle a été dénoncée plusieurs fois par le dalaï-lama comme inepte », explique D., issu lui aussi du milieu associatif tibétain.
Du haut de son estrade, alors que les officiels chinois présents, ne comprenant rien à ses discours, l’applaudissaient, Ronggye A’drak a dénoncé nommément deux Tibétains collaborateurs puis souhaité « mille ans de vie au dalaï-lama ». Il a aussitôt été arrêté. Le soir même, une foule a encerclé le siège du gouvernement local pour réclamer sa libération. La police a tiré en l’air. Ronggye A’drak a été condamné en octobre 2007 à huit ans de prison. Selon D., « cet homme, tout seul, a fait paniquer les autorités ».
Indice de ce climat très chargé, le gouvernement de la préfecture de Ganzi a lancé, en septembre 2007, une nouvelle « campagne d’éducation patriotique ». Dans les monastères ou les administrations publiques, les autorités ont imposé des engagements écrits dénonçant le dalaï-lama. Dans les villages, les habitants ont été convoqués à des dizaines de sessions éducatives. On leur a fait conspuer le drapeau tibétain, et louer ce que la « libération » du Tibet leur avait apporté.
Toutes sortes de restrictions ont été mises en œuvre dans le sillage de cette campagne : « Jusqu’alors, c’était toléré d’avoir chez soi une photo de »Big D.« Plus maintenant », dit l’un de nos interlocuteurs. L’interdiction des monastères aux moines âgés de moins de 18 ans, qui était peu appliquée, est devenue stricte.
A plusieurs occasions, dans la région de Litang, des moines ou des nomades ont interrompu des sessions d’éducation patriotique, appelant à chaque fois au retour du dalaï-lama. Leur arrestation a mis la population en émoi. En 2007, tous les fusils des nomades ont été rachetés par les autorités ou confisqués. « Le (terme de) génocide culturel employé par le dalaï-lama est totalement correct », dit D. Il évoque la sédentarisation forcée des nomades et les multiples ingérences dans les pratiques traditionnelles, dont la religion.
Des paysans aux nomades en passant par les moines, les jeunes désoeuvrés, et même ceux qui sont plus éduqués, une partie croissante la population s’est ainsi raidie face au pouvoir chinois. Paradoxalement, la campagne d’« éducation patriotique » a contribué à éveiller la conscience des gens : « En réalité, beaucoup de Tibétains, ici, ne savaient même pas, avant, à quoi ressemblait le drapeau tibétain ! » confie notre interlocuteur.