L’espionnite sourd au cœur de l’Himalaya. Le soupçon n’en finit pas d’épandre son fiel le long des 4 000 km de frontière séparant l’Inde de la Chine, rivaux du nouveau monde émergent. Un jeune Tibétain vient de faire les frais de ce « Grand Jeu » des pics enneigés. Il a 25 ans, drapé de rouge garance, crâne rasé. Il s’appelle Ogyen Trinley Dorjé mais on le connaît mieux sous son titre de XVIIe karmapa. Troisième dignitaire le plus élevé des écoles du bouddhisme tibétain - aux côtés du dalaï-lama et du panchen-lama - ce « Victorieux Détenteur de l’activité éveillée » est suspect aux yeux de certains services de New Delhi à l’imagination fertile.
Le karmapa a beau avoir fui le Tibet sous joug chinois pour se réfugier début 2000 à Dharamsala, ville de l’Himachal Pradesh indien (Nord) où les Tibétains en exil ont planté leur capitale. Il a beau être très proche du dalaï-lama, l’icône du Tibet libre. Tout cela n’émeut guère les fins limiers de l’Intelligence Bureau indien. En coulisse, ces derniers alimentent la méchante rumeur : le jeune maître tibétain, réincarnation d’un sage né en 1100, serait en fait un « espion chinois ».
Ancien et tenace, le soupçon vient de ressurgir brutalement et d’inspirer un très fâcheux incident. L’amitié historique entre l’Inde et le Tibet en exil hébergé sur son sol - 90 000 réfugiés - se voile soudain d’une ombre triste.
Tout a commencé par la découverte, le 27 janvier, d’une jolie cagnotte au monastère Gyuto Tantric, où réside le karmapa, non loin de Dharamsala. A l’issue d’un raid, la police met la main sur une somme de 1,1 million d’euros en espèces. Le petit trésor est composé de billets émanant de 25 pays. Les enquêteurs ne s’intéressent pas trop aux yens japonais, aux wons sud-coréens, aux dollars canadiens ou aux ringgits malaisiens. Ils sont plutôt obsédés par les yuans chinois, représentant autour de 15 % du total. Des yuans chinois dénichés chez le karmapa ! Et si on tirait là le fil du fameux complot de Pékin, vieille suspicion ?
C’est que, dès son arrivée à Dharamsala en janvier 2000, le jeune exilé avait semblé louche aux services indiens. Sa fuite éperdue à travers l’Himalaya leur paraissait trop rocambolesque pour être honnête. Un scénario s’échafaude : le karmapa serait un faux dissident envoyé par Pékin pour diviser la communauté tibétaine en exil après la mort du dalaï-lama. Le doute était si profond que la police indienne a toujours corseté sa liberté de mouvement. En dix ans d’exil, il n’a pu quitter l’Inde qu’une seule fois. C’était une visite aux Etats-Unis en 2008.
Alors, la découverte du petit trésor du monastère est une aubaine. La fièvre s’empare de la police de l’Himachal Pradesh. Le karmapa est passé au gril de longues auditions. Les ordinateurs de son institut tantrique sont dépiautés. Les cartes SIM des téléphones mobiles décortiquées. Et la presse indienne, alimentée par des « sources », s’interroge sans ambages : « Le karmapa est-il un espion chinois ? » L’hebdomadaire India Today titre finement : « Hidden dragon, crouching lama » (« dragon caché, lama tapi ») en référence au fameux film Crouching Tiger, Hidden Dragon (2000).
Les Tibétains sont effondrés par cette horreur médiatique roulant au pied de l’Himalaya. Les fidèles de l’école Karma Kagyu, dont le karmapa est le chef, affluent des altitudes glacées et défilent sous son balcon, bougies à la main et lèvres tremblant de mantras. Le dalaï-lama en personne intervient pour témoigner son soutien au karmapa diffamé. Et celui-ci se justifie. Le trésor de billets de banque ? Le fruit de donations à travers le monde, explique-t-il. Les yuans chinois ? Ses fidèles sont légion en Chine populaire et eux aussi livrent oboles, répond-il. La cache du monastère ? Sa fondation, Karmae Garchen Trust, précise-t-il, a moult fois demandé aux autorités indiennes l’autorisation de déposer des devises sur un compte en banque, requête restée sans réponse. Le but de l’argent ? Acheter un lopin de terre pour établir son propre monastère, car il ne dispose toujours pas d’un monastère en propre, réplique-t-il. Au fil des interrogatoires, les réponses du karmapa semblent convaincantes. La théorie de l’ « espion chinois » s’effiloche.
L’incident laissera des traces. Entre l’Inde et les Tibétains, une fissure vient-elle de s’ouvrir ? Officiellement, rien n’est tragique. « Il y a une déception, mais elle n’altérera pas la relation entre l’Inde et les Tibétains, qui est trop vieille et trop profonde pour être facilement endommagée », rassure Tempa Tsering, le représentant du dalaï-lama à New Delhi. Phurbu Thinley, le directeur de l’agence de presse tibétaine Phayul basée à Dharamsala, est d’accord, mais il ajoute une nuance : « Les sentiments religieux des Tibétains ont été blessés. » D’autres sont plus inquiets. « La Chine gagne de cet épisode sans avoir levé le petit doigt », analyse, dans un entretien au site Zeenews.com, Dibyesh Anand, expert sur le Tibet à l’université de Westminster. Il anticipe qu’il sera désormais difficile pour le jeune karmapa de succéder - en qualité de chef politique des Tibétains - au dalaï-lama après la mort de celui-ci, affaiblissant d’autant les Tibétains vis-à-vis de la Chine.
Aveuglée par sa paranoïa, l’Inde vient-elle de se tirer une balle dans le pied sous l’oeil ravi de Pékin ?
Frédéric Bobin