Conforté par le succès de l’enquête conduite par la police britanniqu après les tentatives d’attentats de Londres et Glasgow, Nicolas Sarkozy annoncé la mise en place d’un « plan de grande ampleur de caméras en France » et demandé au gouvernement de mener une « réflexion » en ce sens. La volonté de renforcer de façon significative l’arsenal sécuritaire sera-t-elle pour autant l’occasion, jusqu’à présent manquée, de susciter un débat public sérieux ?
Le passif du Président en la matière et sa volonté d’emboîter le pas d’une Grande-Bretagne, quadrillée de caméras, à grandes enjambées permettent d’en douter. Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, n’avait-t-il pas dénoncé en 1995 une « polémique stérile » lors de l’adoption de sa loi antiterroriste qui a multiplié, dans un contexte de « guerre contre le terroriste », le recours aux technologies les plus innovantes, allant de la rétention des données de connexion à la possibilité de photographier les plaques d’immatriculation hors de tout contrôle du juge. Cette perspective devenue réalité, qui participe au premier rang de la « grande politique », n’avait à l’époque guère ému les parlementaires alors qu’elle menaçait de rétrécir le périmètre de nos libertés. Depuis la création de la Cnil (Commission nationale informatique et libertés) il y a près de trente ans, née de la prise de conscience du caractère potentiellement liberticide du fichage informatique, les technologies de l’information ont profondément évolué.
Banalisation, miniaturisation et numérisation aidant, les systèmes de surveillance électroniques ont grignoté l’espace urbain jusqu’à se fondre dans notre quotidien. Chacun est tenu de décliner son identité et de montrer patte blanche dans la cité. Le nouveau « marché de la sécurité » suscite toutes les convoitises sans grande transparence et part à l’assaut des entreprises où les salariés, déjà fichés, tracés et surveillés, sont depuis peu incités à dénoncer tout comportement déviant. Identifiants multiples, codes-barres, clés d’accès ou localisation par GPS. Les encasernés du dehors n’en ont jamais fini d’échapper au contrôle. De façon simpliste et quelque peu paresseuse, la plupart des tentatives d’explication mobilisent les figures du Big Brother d’Orwell ou du Panoptique de Jeremy Bentham, parangon d’une surveillance centralisée et métaphore d’un pouvoir du regard omniprésent et omniscient. Pourtant, ces clichés apparaissent aujourd’hui usés et incapables de rendre compte de la multiplication des usages, de l’émergence d’un contrôle aveugle incarné par les procédés biométriques et de leur dissémination hors des traditionnels lieux d’enfermement qu’avait étudiés Foucault.
Notre Etat de droit peut-il se satisfaire d’une telle régression ? Et si la Cnil s’efforce de trouver un point d’équilibre, extrêmement précaire, entre les exigences de sécurité et le respect des libertés, son président, Alex Türk, peut déclarer sans ambages que « les Français devront accepter un affaiblissement des libertés individuelles afin de renforcer la sécurité collective ». La commission, étranglée par un budget de fonctionnement anémique, admet ne pas avoir prise face au déferlement de fichiers qui la conduit à multiplier les procédures simplifiées et les accommodements. Dans les faits, les contrepoids et régulateurs ne paraissent plus guère en mesure d’infléchir la course infernale aux technologies de contrôle, et il y a fort à parier que la Cnil pèsera à nouveau de peu de poids lors du vote de la nouvelle loi d’orientation et de programmation pour la sécurité dont accouchera la « réflexion » du gouvernement. De façon encore plus inquiétante, les mesures sécuritaires présentées comme inéluctables menacent de transformer la loi en un moyen d’acceptation inodore de la technique et de ses potentialités liberticides. Comment, en définitive, expliquer le désintérêt des leaders d’opinion et l’absence de mobilisation politique ?
Le prétendu « consensus » avancé autour du tout sécuritaire renvoie à « la privatisation » de l’individu qu’avait repérée Castoriadis, conduisant à une désertion progressive de la chose publique et au recul de l’inspiration commune au maintien des libertés. L’absence de tout débat de fond et le silence assourdissant de la plupart des intellectuels reflètent cruellement ce constat. Il y a pourtant tout à craindre de la confiance inquiétante accordée aux systèmes d’information alors que la transformation radicale des procédés de contrôle s’annonce irréversible.