Regards. Dimanche dernier à quelques heures de la marche, vous avez émis de sévères critique à l’encontre des dirigeants politiques invités en France…
Geneviève Garrigos. Oui, à la solidarité, et aux libertés. Mais je posais surtout la question de l’après. Que vont faire maintenant ces dirigeants ? Parmi eux, combien sont-ils qui bafouent au quotidien la liberté d’expression et les libertés dans leur ensemble ? Combien répriment les journalistes ou véhiculent des discours de haine ? Ne serait-ce que les Européens qui font preuve d’une inertie profonde par rapport au conflit en Syrie ou pour accueillir les gens qui souhaitent traverser la Méditerranée. Le Haut commissariat aux réfugiés se bat sans relâche sur cette question, mais peu respectent concrètement les conventions internationales. Et puis, il y avait Erdogan, le président de la Turquie, qui met des citoyens turcs en prison pour un rien, pour avoir twitté ou manifesté. Il y avait aussi un représentant du gouvernement russe. Regardez les nouvelles lois sur la liberté d’expression en Russie ! Regardez tout ce qu’il se passe contre les gays, lesbiennes, trans et bi ! Chacun des pays invités, au-delà de venir marcher à Paris pour exprimer son soutien, a beaucoup à faire pour faire évoluer la situation des droits de l’Homme dans son pays et dans le monde.
Sommes-nous à l’abri d’un Patriot Act à la Française ?
Les Américains ont voté le Patriot Act quarante-cinq jours après les événements du 11 septembre 2001. Ce n’était pas le lendemain matin. C’est pour cela qu’il faudra être vigilants dans les jours et les semaines qui viennent. Dans des moments d’émotion comme nous vivons, il peut arriver le meilleur comme le pire. En marchant dimanche, force est de constater combien nous étions tous en phase. Criant « Je suis Charlie » et dans la foulée « Je suis Ahmed ». Mais de nombreuses voix dissonantes ne se sont pas encore exprimées et la tentation est très forte de prendre de nouvelles mesures répressives. Le nombre de lois antiterroristes qui ont été créées en France depuis 2001 est impressionnant. La question qui se pose aujourd’hui à nous est d’empêcher de nouvelles mesures liberticides qui vont enfreindre nos libertés fondamentales.
Quel regard portez-vous aujourd’hui sur le Patriot Act ?
Le Patriot Act était un chèque en blanc émis par les États-Unis, mais aussi par l’Union européenne. On a permis, par exemple, à partir de 2004, que 70.000 personnes soient détenues dans des centres noirs dont on ne sait rien. Ce sont des prisonniers qui n’existent pas, qui n’ont recours à aucune défense. Ils ont été torturés, certains sont morts ou ont disparu, peu ont été relâchés. Dimanche, lorsque nous défilions, c’était aussi le treizième anniversaire de l’ouverture de Guantánamo. Sept cents personnes se sont retrouvées détenues dans cette prison. Aujourd’hui, il n’en reste que centre trente. Tous ont été torturés. Plus de la moitié de ceux qui restent est libérable. Tout cela pour illustrer qu’au nom de ce Patriot Act, on a volé des années à des personnes qui n’ont souvent rien à se reprocher. Il n’est pas possible que l’alternative, pour un jeune qui serait tenté de rejoindre une organisation terroriste, soit une autre forme de terreur. Répondre à la terreur par la terreur cultive la haine et la violence.
De nouvelles lois antiterroristes ont été votées en novembre. L’une d’entre elles permet à l’administration d’empêcher un citoyen de partir s’il est suspecté de vouloir rejoindre un camp d’entraînement au Djihad. Sans passer devant un juge. Ne sommes-nous pas déjà dans la configuration du Patriot Act ?
Évidemment, nous sommes contre toute mesure de cette nature. C’est à la justice de décider, comme c’est à la justice de décider de mettre quelqu’un sur écoute. Elle est la garante des libertés fondamentales. Dès que l’on prend des mesures d’exception, les dérives qui suivent sont très dangereuses parce qu’elles n’ont plus de barrières juridiques. La ligne rouge est franchie et tout est possible. Où est la limite ? Torturer pour obtenir des renseignements ?
« Soit les droits se développent partout, soit ils ne se développent pas »
Amnesty visite régulièrement les prisons. Sont-elles réellement un terreau de recrutement pour les réseaux djihadistes ?
Avant même de parler du djihad, un des gros problèmes des prisons est qu’elles augmentent la criminalité. Amnesty préconise fermement les peines alternatives ou avec sursis pour les petits délits afin de diminuer le taux de récidive. Les rencontres avec des délinquants de haut calibre sont une étape déterminante dans un parcours qui mène vers la criminalité. Ensuite, il est important de renforcer la surveillance pour éviter le recrutement idéologique en milieu carcéral.
Un cocktail détonant ne réside-t-il pas à la fois la montée de la désespérance sociale et la radicalisation de l’Islam à l’étranger ?
Quand on lutte pour les droits et que l’on cherche, pour le moins, à les préserver en France, on ne peut pas dans le même temps ne pas tenter de les garantir dans le monde. Soit ils se développent partout, soit ils ne développent pas. Aujourd’hui, en Europe, on fabrique une forteresse blindée. Et dans le même temps, on laisse pourrir une situation déplorable en Syrie. Aujourd’hui, ce pays compte des centaines de milliers de morts et des millions de déplacés. La semaine dernière, un jeune Saoudien a été roué de cinquante coups de fouets parce qu’il avait ouvert un blog, et il risque aujourd’hui mille nouveaux coups. L’Arabie saoudite est l’alliée des occidentaux, qui ne réagissent en rien face à de tels actes. On permet l’utilisation de drones au Pakistan, en Afghanistan, au Yémen et personne ne lève le petit doigt. Nos gouvernements aujourd’hui réagissent par la plus grande indifférence à cette manière grandissante de bafouer les droits dans le monde. Ne rien dire, c’est aussi provoquer de la désespérance en France et, derrière cela, les mouvements terroristes ont un boulevard pour recruter des jeunes. Si l’on veut lutter contre le terrorisme, ce ne sera jamais en instituant de nouvelles barrières. Une barrière n’arrêtera jamais le désespoir. C’est le désespoir que nous devons éradiquer à la source. Nous devons construire plus de droits et ainsi plus de sécurité pour tous.