Les périodes d’exception sont redoutables pour les démocraties. Dans un contexte où sont brandis les mots de « réarmement moral », ou de « guerre à la terreur », comme c’est le cas depuis les attaques terroristes survenues depuis début janvier, le risque de contrevenir aux principes qui fondent ces démocraties n’est pas négligeable. A commencer par la tentation de pallier les défauts du renseignement par des méthodes expéditives, ce dont les Etats-Unis ne se sont pas privés. C’est ce que montre un rapport de la commission chargée du renseignement du Sénat américain, déclassifié le 9 décembre 2014 (il sera publié le 4 février en français sous le titre La CIA et la torture, Les Arènes, 592 p., 24,90 €). Non seulement la CIA a mené des interrogatoires poussés, assimilables à des actes de torture, dans le cadre de « la guerre contre le terrorisme », après les attentats du 11 septembre 2001 (Le Monde du 11 décembre 2014), mais elle l’a fait en vain : le rapport démontre l’inutilité des renseignements ainsi obtenus, notamment dans la traque du leader d’Al-Qaida, Oussama ben Laden.
Contraire à l’esprit des Lumières, la torture avait peu à peu disparu en Occident depuis le XVIIIe siècle,et seuls les totalitarismes nazi et soviétique l’ont réintroduite en Europe. Une fois cette porte ouverte, elle a ensuite réussi à s’infiltrer dans le sein de la République française : quelques années seulement après la fin de la seconde guerre mondiale, la torture fut pratiquée durant les guerres d’Indochine ou d’Algérie, même si les gouvernants ne l’assumèrent jamais publiquement. Des intellectuels comme Pierre Vidal-Naquet (La Torture dans la République, Minuit, 1972) ou le communiste Henri Alleg qui l’avait lui-même subie dans sa chair (La Question, Minuit, 1958) protestèrent, avec d’autres, contre ce processus.
Dans le cadre d’un Etat de droit, l’unique argument à l’appui d’un éventuel recours à la torture est celui de la « bombe à retardement » (« ticking bomb »). On imagine qu’un suspect est en possession de renseignements susceptibles d’empêcher une explosion meurtrière. Après avoir épuisé les méthodes d’interrogatoires convenues, serait-il, sinon légal, du moins légitime de soumettre le prisonnier à la « question », afin de trouver l’engin de mort et de protéger les victimes potentielle ? Ce genre de calcul a été considéré comme un plaidoyer en faveur des « méthodes de contraintes » – expression utilisée par Jean-Marie Le Pen dès 1962, puis par sa fille Marine en décembre 2014 – même si l’un et l’autre se sont défendus de justifier par là explicitement la torture.
Ni l’extrême droite ni les nostalgiques de la colonisation n’ont eu toutefois le monopole de la casuistique sur le sujet, ainsi que l’a montré le philosophe Michel Terestchenko, auteur du Bon Usage de la torture (La Découverte, 2008). Sur la base de la « bombe à retardement », des philosophes américains de gauche comme Michael Walzer, ou libéraux comme le célèbre avocat Alan Dershowitz, ont également débattu d’une « idéologie libérale de la torture ». Certes, ces penseurs n’ont pas cherché le moins du monde à légitimer cette pratique qu’on appelait autrefois la « question ».Mais en adoptant le point de vue « conséquentialiste » fort partagé, qui juge de la moralité d’une action à ses effets, il devient difficile de pas qualifier comme un bien tout moindre mal qui épargne des innocents en faisant parler un terroriste de force. Seule l’approche inverse, « déontologique » (on apprécie un acte en vertu de principes et non de conséquences), peut désigner la torture comme un crime injustifiable.
Ce scénario de la « bombe à retardement » avait déjà servi à justifier l’usage massif de la torture dans les guerres d’Indochine et d’Algérie, notamment pendant la « bataille d’Alger » de 1957. D’après certains militaires, il aurait fallu alors répondre à « la terreur par la terreur ». L’un d’eux, le colonel Roger Trinquier, théoricien de la Guerre moderne (La Table ronde, 1961), le formule ainsi : « Dans la guerre moderne, comme dans les guerres classiques d’autrefois, c’est une nécessité absolue d’employer toutes les armes dont se servent nos adversaires : ne pas le faire serait une absurdité (…). Une surveillance implacable sera exercée sur tous les habitants : tout soupçon ou indice d’insoumission sera puni de la peine de mort qui ne surviendra bien souvent qu’après d’affreuses tortures. »
L’après-11-Septembre aux Etats-Unis illustre comme un cas d’espèce le mécanisme de ces dérives intellectuelles et politiques à la fois. En 2004, sont révélées sur Internet les images de soldats irakiens torturés par des soldats américains, notamment dans la prison d’Abou Ghraib. A cela s’ajoutent les pratiques de la base de Guantanamo, à Cuba, et autres prisons clandestines. En septembre 2006, le Commission Military Act, appelé aussi The Torture Law (loi de la torture), voté par le Congrès américain, rend recevable pour un tribunal militaire les témoignages obtenus de force. Certes, en 2008, le Congrès adopte un décret interdisant le waterboarding (noyade par simulation). Mais le président George W. Bush, qualifiant ce supplice de « technique coercitive » y oppose son veto. En 2009, l’administration Obama met fin aux aspects les plus choquants de la « guerre contre la terreur » et notamment le waterboarding. Mais dans l’après-guerre froide, aucune démocratie n’aura été aussi loin dans la légalisation d’usages inacceptables.
La littérature et, plus généralement, la culture populaire ont souvent été accusées de contribuer à faire accepter des pratiques contraires à toutes les conventions internationales. Ainsi, en 1960, dans Les Centurions (Presses de la cité) de Jean Lartéguy (1920-2011), ouvrage qui relate sur un mode à peine romancé et empathique l’équipée d’officiers français dans les conflits coloniaux des années 1950, l’un des personnages, le lieutenant Marindelle, lance à un prisonnier algérien en passe d’être torturé et qui l’adjure de respecter le code de l’honneur militaire : « Nous voulons maintenant gagner, et nous sommes bien trop pressés pour nous embarrasser de ces conventions ridicules. Nos faiblesses, nos hésitations, nos crises de conscience sont les meilleures armes que vous puissiez utiliser contre nous ; elles ne jouent plus. » Vendu à plus de 1 million d’exemplaires (et réédité en 2011), l’ouvrage deviendra le livre de chevet du général David Petraeus, commandant de la coalition militaire en Irak.
Un demi-siècle plus tard, certaines séries télévisées à succès de la décennie 2000 ont joué un rôle comparable à la littérature de guerre des années 1960. Michel Terestchenko a recensé, dans les cinq premières saisons de « 24 heures chrono », 67 cas de torture, censés démontrer son efficacité en cas de péril extrême, type bombe nucléaire sur Los Angeles, etc. Même si le protagoniste, Jack Bauer, finit par payer plus ou moins ses débordements, il n’en reste pas moins présenté comme un « tortionnaire noble » : prêt, à l’instar des « centurions » français d’autrefois, à sacrifier non seulement sa vie mais son honneur au salut de ses concitoyens. « Homeland », autre série à succès dérivée de la série israélienne « Hatoufim »,met en scène la « question » pratiquée par des agents de la CIA, de façon il est vrai un peu moins apologétique.
Pour Catherine Perret, philosophe spécialiste d’esthétique et auteure de L’Enseignement de la torture (Seuil, 2013), « il y a une médiatisation de la violence à l’écran qui est un viol continu des individus à travers l’abstraction de l’image, et cette violence est produite en série – le mot est d’importance ». Face à une torture qu’elle considère, à travers la souffrance infligée à un individu, comme une technique de remodelage et de terreur de la société entière, elle estime urgent que « les artistes prennent en main le dynamitage des scénarios contemporains. Ils doivent opposer à une culture de l’efficacité qui pense que les scénarios avec torture marchent mieux auprès du public, des représentations moins héroïques, plus problématiques, plus étranges, comme le fait la danse ou l’art contemporain, ce qui explique peut-être les “haros” qu’il suscite ».
Le rapport sur la CIA a enterré la fiction de l’efficacité sur laquelle avait jusque-là reposé le débat sur « l’idéologie libérale de la torture ». « L’inutilité de la torture est avérée », réagit M. Terestchenko, scandalisé par la quasi-impunité des tortionnaires américains qui l’ont exercée. « Mais aujourd’hui, déplore-t-il, le problème de la torture ne se pose plus car il a été remplacé par l’utilisation exponentielle des drones. Bush torturait ; Obama liquide des masses de gens parmi lesquels très peu de terroristes. » Dans un rapport du 18 octobre 2013, le rapporteur spécial de l’ONU sur les droits de l’homme et le contre-terrorisme, Ben Emmerson, estime que sur 2 200 personnes tuées au Pakistan par des frappes de drones au cours de la décennie écoulée, au moins 400 étaient des civils et 200 autres « probablement non-combattants ». Il a appelé les Etats-Unis à rendre publics leur chiffres de victimes civiles des tirs de drones. L’hydre conserve toujours quelques têtes.
Nicolas Weill
Journaliste au Monde
À LIRE
« Les Cahiers de Guantanamo », de Mohamedou Ould Slahi (Michel Lafon, 448 p., 18 €).