Huit documents classés « confidentiel défense » émanant de la direction de la surveillance du territoire (DST), et dont Le Monde a eu connaissance, ont été communiqués, le 11 juin, au vice-président de la 16e chambre correctionnelle du tribunal de Paris, Jean-Claude Kross, chargé de l’affaire des six Français de Guantanamo soupçonnés d’avoir appartenu à Al-Qaida. Ces jeunes gens avaient été détenus hors de tout cadre légal dans le centre de détention américain après leur capture en décembre 2001 par l’armée pakistanaise alors qu’ils tentaient de fuir l’Afghanistan. Rapatriés vers la France en 2004, ils ont comparu devant le tribunal correctionnel de Paris du 3 au 12 juillet 2006, qui, au terme de l’audience, avait ordonné un « supplément d’information ».
Dans l’un des documents daté du 3 février 2004, intitulé « nouvelle évaluation de la situation des détenus de Guantanamo », un fonctionnaire relate une mission menée du 17 au 24 janvier 2004 par « une délégation conjointe MAE (ministère des affaires étrangères)-DGSE (direction générale de la sécurité extérieure)-DST à Washington puis sur la base américaine de Guantanamo dans le but de rencontrer les six détenus français du camp Delta et de procéder à de nouveaux debriefings de ces individus ».
En fait de debriefings, ce sont de véritables interrogatoires de police que les délégués français ont conduits sous la surveillance des soldats américains. Des interrogatoires à l’issue desquels le fonctionnaire conclut : « En l’état actuel du dossier, (les détenus) pourraient être mis en garde à vue durant quatre jours au maximum s’ils venaient à être renvoyés en France, mais leur mise en examen et leur incarcération n’apparaissent pas assurées. En effet, au stade actuel de nos connaissances, ils ne sont liés à aucune activité en France pouvant être poursuivie. »
Les informations recueillies par les agents du renseignement et du contre-espionnage français à Guantanamo révèlent le parcours qui a conduit les six détenus de la France jusqu’aux camps d’entraînements d’Al-Qaida en Afghanistan. A la lecture de ces pièces, il apparaît que les aveux qui ont ensuite permis aux juges antiterroristes français de confondre les six prévenus ont été consignés à Guantanamo.
Depuis le début de cette procédure, les autorités ont d’abord tenté de dissimuler l’existence de ces visites d’officiels français à Guantanamo, puis se sont opposées à verser les pièces au dossier. Se réclamant du secret défense, l’ex-sous-directeur de la DST, Louis Caprioli, un officier appartenant à ce service, Jean-Louis Gimenez, et un représentant du Quai d’Orsay, Barry Delongchamps, en poste à Washington pendant la période concernée, avaient refusé de répondre aux questions du juge Kross en décembre 2006.
Celui-ci cherche à savoir dans quelles conditions les prévenus ont été entendus pendant leur séjour à Guantanamo. Au plan judiciaire, ce point recèle un aspect de la plus haute importance : si, comme le suspectent les défenseurs, le renvoi de leurs clients devant le tribunal correctionnel se fonde sur les déclarations obtenues à Guantanamo, la procédure pourrait être entachée d’un vice. Lors du procès de juillet 2006, l’un des défenseurs de Nizar Sassi et de Mourad Benchellali, Me William Bourdon, avait plaidé que ces déclarations avaient été soutirées dans le cadre « d’interrogatoires illégaux sur des personnes illégalement détenues ». La vice-procureure Sonya Djemini-Wagner avait alors admis « le caractère arbitraire » de la détention à Guantanamo.
Les documents désormais à la disposition du juge Kross prouvent que des fonctionnaires ont procédé aux interrogatoires dans le cadre de cette détention arbitraire. Cette mission relevait-elle exclusivement du renseignement, comme le soutient l’accusation, ou de police judiciaire, comme le dénoncent les défenseurs ? Dans le second cas, la procédure serait menacée de nullité.
Le nouveau procès, prévu du 3 au 12 décembre, devrait aider le tribunal à éclaircir ce point.