En août 2004, alors que se déroulent les Jeux olympiques d’Athènes, des banderoles réclamant la liberté du Tibet sont déployées dans l’enceinte du complexe sportif olympique ainsi que lors de la finale d’une compétition. Une autre banderole a été brandie à Pékin au moment de la cérémonie de transmission du drapeau olympique par le maire d’Athènes. A cette occasion, les protestataires ont annoncé le redoublement de leurs actions d’ici à 2008 et leur volonté de faire des Jeux olympiques de Pékin le « théâtre de manifestations internationales sans précédent » si la situation du Tibet n’évoluait pas [1].
Pourtant, dès octobre 2002, Samdong Rimpoché, premier ministre du gouvernement tibétain en exil [2], demandait aux défenseurs du Tibet de ne plus manifester publiquement leur hostilité à la Chine jusqu’en juin 2003, afin de « créer une atmosphère de confiance » et de « tester la réponse » de celle-ci. Le mois précédent, une délégation tibétaine avait été autorisée à se rendre à Lhassa et à Pékin, signe que les contacts rompus en 1993 étaient renoués et méritaient d’être poursuivis. Ce « signe positif » incitait les plus optimistes à imaginer les prémices d’un dialogue et à affirmer l’imminence de négociations ; et les plus prudents à simplement attester une réaction de la Chine. Mais une réaction à quoi ?
Le délai que s’accordait Samdong Rimpoché correspondait à l’échéance d’une résolution du Parlement européen votée le 6 juillet 2000. Celle-ci prévoyait que si, dans un délai de trois ans, aucun accord négocié n’était advenu entre la République populaire de Chine et le gouvernement tibétain sur un nouveau statut du Tibet, le Parlement inviterait les Etats membres à « examiner sérieusement la possibilité de reconnaître le gouvernement tibétain en exil comme représentant légitime du peuple tibétain ».
Cette déclaration n’a pourtant jamais été pleinement prise en compte par le gouvernement tibétain en exil, au prétexte qu’il s’agissait là d’une simple « coïncidence ». C’est que la perspective de sa reconnaissance le mettait en contradiction avec ses propres objectifs : l’abandon de toute réclamation d’indépendance au profit de la seule autonomie [3]. Or, reconnaître le gouvernement tibétain en exil n’est rien de moins que reconnaître à travers lui le principe du droit à l’indépendance et la vocation à s’en prévaloir. Avec, pour autre conséquence prévisible et fondamentalement contraire à la ligne officielle tibétaine, la confrontation diplomatique avec Pékin.
En mai 2003, une seconde délégation obtint l’autorisation de se rendre au Tibet, à la veille des échéances établies par Samdong Rimpoché et par le Parlement européen. Cette visite ne déboucha sur aucun résultat en matière de dialogue ou de négociations. Les discussions informelles qui eurent lieu avec des responsables chinois furent présentées par le gouvernement tibétain en exil comme de « nouveaux » signes positifs. Ces signes étaient pourtant identiques aux précédents, tout aussi équivoques et sans aucune valeur ajoutée. Ils suffirent toutefois à désamorcer la résolution européenne et à voir la « trêve » des militants tibétains prolongée, cette fois-ci de manière indéterminée.
Les autorités de Pékin affirmèrent au sujet des deux délégations que des « compatriotes tibétains étaient venus en visite touristique » et qu’un « rapport mensonger avait évoqué des négociations » [4]. Il s’agissait là d’un « malentendu ». Elles ajoutèrent que « la porte de la communication entre le dalaï-lama et le gouvernement central était grande ouverte (...) s’il abandonnait véritablement sa position visant à rechercher l’indépendance » [5]. Dès lors, « les discussions entre lui et les autorités centrales sur son propre avenir pouvaient être abordées ».
Une manière pour la Chine de réduire le débat au sort particulier d’une seule personne et de mettre hors de portée la question du statut du Tibet, laissant le soin à son interlocuteur d’interpréter lui-même des signes ambigus. Dans ce sens, la diplomatie des « signes positifs » relève moins d’une stratégie tibétaine ou européenne que de celle de la Chine : elle permet à Pékin de faire cesser les contestations et de démontrer sa « bonne volonté », aussi longtemps que la politique d’ouverture tibétaine aura besoin de s’en alimenter pour éviter son propre échec.
En fait, le gouvernement tibétain en exil n’est reconnu par aucun pays du monde et lui-même ne réclame pas sa reconnaissance. Dès lors, quel statut envisage-t-il dans le cadre des négociations auxquelles il aspire ? Et quelle autonomie entend-il négocier alors que celle-ci existe déjà, dans la mesure où, la République populaire de Chine étant reconnue, la région autonome du Tibet l’est de ce fait aussi ?
Une diplomatie réactive
Réclamer l’autonomie nécessiterait d’abord de contester le statut d’autonomie existant pour en proposer un autre, ou bien de contester qu’il soit effectif afin qu’il le devienne. De quel droit se réclamerait le « gouvernement » tibétain en exil dans le premier cas de figure ? Du droit à l’autodétermination qu’il pourrait faire valoir en tant que représentant légitime du peuple tibétain ? Ou du droit chinois qu’il lui faudrait invoquer dès lors que les Tibétains seraient considérés par lui comme minorité nationale ?
Ne pas avoir la légitimité « reconnue » d’un gouvernement en exil ne lui permet pas de se réclamer du droit à l’autodétermination et de se prononcer au nom du peuple tibétain. Et le fait de se maintenir comme gouvernement en exil, même sans reconnaissance officielle, ne lui permet pas de faire appel au droit chinois. Cela supposerait d’admettre sans détour que le Tibet fait partie intégrante de la Chine et de renoncer définitivement à l’existence distincte d’un gouvernement en exil ainsi qu’à ses revendications. Quant à nier l’autonomie existante dans les faits, cela impliquerait de se confronter aux mêmes contradictions en contestant la non-application des textes chinois.
Par ailleurs, valoriser le rôle du dalaï-lama, comme s’y emploie le gouvernement tibétain en exil, ne permet pas de contourner ces obstacles. Qu’il soit « chef spirituel » ou « chef d’Etat non reconnu », le dalaï-lama n’a pas davantage compétence à négocier le statut politique du Tibet. Plus encore, cet ultime recours fausse le rapport avec la Chine, qui se voit confortée dans sa stratégie de ne discuter que le retour personnel du dalaï-lama.
Le gouvernement tibétain en exil se prévaut pourtant de poursuivre une politique d’ouverture qu’il qualifie de modérée et par conséquent de pragmatique. Ce qu’il nomme « voie médiane », « voie du milieu » ou « voie du dalaï-lama ». Mais, pour que la voie médiane fondée sur le dialogue et la demande d’autonomie puisse exister, il lui faudrait un contrepoids. Soit une voie radicale fondée sur une position unilatérale de demande d’indépendance ou tout simplement une voie indépendantiste sans nécessité de radicalité. Ce qui caractérise le paradoxe de la voie médiane est l’absence d’un tel courant, clairement identifiable, qui permettrait de la relativiser et de révéler chez elle, par contraste, son caractère modéré ou bien médian. Cette absence, ou plutôt cette inhibition, est principalement le fait d’une sorte d’autocensure parmi les Tibétains, lorsqu’il ne s’agit pas de censure délibérée, qui ferait de l’indépendance une option s’opposant à celle du dalaï-lama et nuisible à son action.
La cristallisation sur le caractère « modéré » de la voie médiane et sur son objectif politique – l’autonomie – a une double incidence. D’abord sur l’objectif de l’indépendance, qui est en soi une revendication naturelle et légitime du peuple tibétain, contraint à être perçu comme étant nécessairement radical. Ensuite sur l’action du gouvernement tibétain, qui se retrouve sans marge de manœuvre dans la définition ou la redéfinition de sa ligne politique. Ce qui est d’autant plus problématique que l’autonomie, considérée comme un objectif réaliste par ses défenseurs, se révèle être une impasse tant au regard de ses résultats que des paradoxes qui fondent sa revendication. Tandis que l’indépendance, certes difficile à obtenir, ne serait pas un objectif inconcevable en soi. Ce que justifie la diplomatie chinoise des « signes positifs », tout aussi réactive que préventive.
Enfin, alors que négocier suppose de faire des compromis, l’objectif de l’autonomie ne permet d’en faire aucun. Car dès l’instant où la Chine exige l’abandon de l’indépendance comme préalable à toute discussion, l’autonomie devient un objectif à la fois maximal et minimal. En deçà de cet objectif, il ne reste plus rien à négocier. Et discuter le modèle ou le degré d’autonomie représente un cas de figure optimal. Ce qui amène certains à s’interroger sur l’intérêt pour le gouvernement tibétain d’abandonner l’objectif de l’indépendance de manière inconditionnelle. D’un point de vue pragmatique, la cohérence de la demande d’indépendance résiderait en ce qu’elle permettrait de faire des concessions, en accréditant la nécessité d’une négociation menée par l’interlocuteur le plus modéré.
En tout état de cause, en publiant en mai 2004 un livre blanc sur « l’autonomie régionale ethnique au Tibet », les autorités chinoises ont fini par sonner le glas de la voie médiane ainsi que de la trêve des militants. Ce document, qui rappelle sans équivoque la position officielle de Pékin, exclut toute critique et toute négociation au sujet de l’autonomie existante, laquelle constitue « une réalité politique objective que nul ne peut ni nier ni ébranler ». Pourtant, des émissaires du dalaï-lama ont été reçus au mois de septembre 2004, avec l’espoir d’une « avancée du processus en cours vers des négociations substantielles ». Une manière pour la Chine de maintenir sa stratégie des « signes positifs » au moment où ses contradicteurs tibétains seraient plutôt tentés de la remettre en question.
Cette visite a fait suite aux événements qui se sont déroulés durant les Jeux olympiques d’Athènes et ont préfiguré les troubles qui pourraient avoir lieu durant ceux de Pékin, en 2008. En outre, son annonce a immédiatement fait suite à l’annulation par le Parlement tibétain en exil d’une résolution qu’il avait précédemment votée. Celle-ci prévoyait la « révision de la ligne officielle du gouvernement – la voie médiane – en l’absence de réponse positive de la Chine d’ici à mars 2005 ».
Enfin, en autorisant cette troisième visite, la Chine entendait rappeler que, « chaque année, un grand nombre de compatriotes tibétains sont autorisés à rentrer au pays, y compris des intimes du dalaï-lama » [6]. Selon elle, ces « prétendus émissaires » étaient venus « rendre visite à des proches et à des connaissances ». En ajoutant que « tous les patriotes appartiennent à une même famille qu’ils rejoignent tôt ou tard », la Chine rappelait au dalaï-lama que seul son retour éventuel serait susceptible d’être discuté. Et rien d’autre.
En août 2003, le dalaï-lama déclarait que si, dans « deux ou trois ans », la voie médiane ne donnait aucun résultat, il ne pourrait en expliquer le bien-fondé aux Tibétains qui s’impatientent et veulent l’indépendance. L’année suivante, le Parlement tibétain en exil évoquait la possibilité de réviser la ligne officielle du gouvernement en mars 2005.
En tirant les conclusions de la diplomatie des « signes positifs », les Tibétains, officiels ou militants, seront peut-être amenés à voir leur salut dans l’alternative de l’indépendance, occasion de nouvelles stratégies fondées sur une véritable ligne politique, dont l’un des premiers résultats serait celui de la cohérence. L’horizon des Jeux olympiques de Pékin leur donne ainsi trois ans pour en éprouver les différents champs d’application.