Il y a six mois, Talia Khattak, 20 ans, était une étudiante pakistanaise comme les autres. Ses deux grands centres d’intérêt faisaient son bonheur : suivre ses études d’informatique et prendre soin de son père, qui l’a élevée seul.
Aujourd’hui, elle se bat pour retrouver ce dernier. Idris Khattak, défenseur des droits de l’homme et militant politique, a été enlevé en novembre 2019 par des hommes non identifiés dans la province du Khyber Pakhtunkhwa, dans le nord-ouest du pays.
Il aurait été victime d’une disparition forcée, comme des milliers d’autres de ses concitoyens dont le sort fait l’objet de recherches par des organisations de défense des droits de l’homme.
“Pas un jour ne passe sans qu’il nous manque. Nous avons déclaré sa disparition à la police, nous avons engagé une action en justice, mais personne ne nous dit rien.”
Talia est d’autant plus inquiète que son père, âgé de 56 ans, souffre de diabète et a besoin de soins réguliers.
La dernière fois qu’elle a vu son père, se souvient Talia, c’était la veille de sa disparition, le 13 novembre, et tous deux ont évoqué ce long voyage en train que devait faire la jeune fille, d’Islamabad jusqu’à la ville portuaire de Karachi, dans le Sud. “La sécurité n’est pas bonne sur le réseau ferroviaire, disait-il, et il avait un mauvais pressentiment”, écrit Talia dans une tribune qu’elle a publiée. Nous avons finalement trouvé un compromis : il devait m’appeler toutes les heures pour prendre de mes nouvelles.”
Mais le lendemain, alors que son train entrait en gare de Lahore, dans l’est du pays, après cinq heures de voyage, son père ne l’avait toujours pas contactée.
“Étonnée, c’est moi qui l’ai appelé. Il a décroché et m’a répondu qu’il était très occupé et qu’il était parti quelques jours chez des amis, raconte-t-elle dans la même tribune. Puis bizarrement il a ajouté que son téléphone n’avait presque plus de batterie et qu’il avait oublié son chargeur à la maison.”
Rassurée sur le moment, la jeune fille s’affaire les jours suivants aux préparatifs d’une fête pour l’anniversaire de son père.
“C’était le 18 novembre, la veille de l’anniversaire de papa. J’allais prendre un train quand j’ai reçu un texto d’un camarade de la fac m’annonçant que mon père s’était fait enlever cinq jours plus tôt”, a expliqué Talia sur Radio Mashaal [la filiale pakistanaise de Radio Free Europe].
Six mois plus tard, nul ne peut dire précisément ce qui est arrivé à Idris Khattak, ni où il se trouve. Une semaine après sa disparition, Amnesty International a appelé les autorités pakistanaises à “libérer immédiatement Idris Khattak et les autres personnes victimes de disparition forcée, à moins de les faire comparaître devant un tribunal civil qui précisera les charges retenues contre eux”.
Le chauffeur de Khattak a été libéré le lendemain de leur disparition. Signe qu’il ne s’agit pas d’une affaire criminelle, aucune rançon n’a été demandée. Et l’enquête de police n’a débouché sur rien. [En juin 2020, le renseignement militaire a admis que le défenseur des droits de l’homme était entre leurs mains.]
Des enquêtes sur les disparitions
Selon Talia, son père travaillait sur des affaires sensibles de protection des droits de l’homme.
“Je suis sûre que sa disparition est liée à son travail.”
Idris Khattak, en contact avec Amnesty International, enquêtait sur des disparitions forcées attribuées aux forces de sécurité dans les anciennes zones tribales administrées fédéralement.
Cette région située à la frontière avec l’Afghanistan, qui a fusionné [en 2018] avec la province du Khyber Pakhtunkhwa, fut la proie de violences de la part des talibans de 2003 à 2014. Khattak s’était aussi penché sur des violations des droits commises au Baloutchistan, dans le sud-ouest du pays, où, selon des militants, des centaines de personnes auraient disparu depuis qu’une insurrection séparatiste s’y est déclarée.
Après des mois à contacter fonctionnaires et parlementaires, Talia a enfin pu engager une procédure en justice.
En janvier 2020, elle a introduit une requête en habeas corpus [procédure permettant la comparution immédiate d’un détenu devant une autorité judiciaire, afin de contester la légalité de la détention et de permettre ainsi une éventuelle remise en liberté] devant la haute cour de Peshawar, la plus haute juridiction du Khyber Pakhtunkhwa.
Des milliers de cas
Les cas de disparitions forcées se comptent par milliers, et l’on est en droit de se demander pourquoi ces personnes ont disparu et ne sont pas traduites en justice pour leurs délits, si tant est qu’elles en aient commis.
Les nombreux appels lancés pour que les familles de victimes au Pakistan trouvent des réponses à leurs inquiétudes n’ont pas mis un terme aux disparitions forcées, un phénomène qui sévit depuis vingt ans et l’insurrection séparatiste au Baloutchistan.
Des Baloutches soupçonnés de séparatisme et des islamistes supposés du Khyber Pakhtunkhwa et d’autres régions ont été arrêtés et détenus pour une durée illimitée par des agences de renseignements et de sécurité. Ces dernières années, les disparitions forcées touchent aussi des membres de partis politiques et de groupes religieux, des blogueurs et d’autres militants.
Selon les autorités pakistanaises, le nombre de disparitions forcées est exagéré, et tous les disparus ne sont pas entre leurs mains. La Commission d’enquête sur les disparitions forcées, créée par le gouvernement, assure avoir élucidé depuis 2011 plus de 4 000 affaires sur les 6 500 cas présumés.
L’espoir intact
Dans son rapport 2019 sur le Pakistan, Amnesty International, elle, n’a guère constaté d’amélioration. “Dans certains cas, des personnes sont arrêtées au grand jour par la police ou par les services de renseignements, et les familles qui tentent de découvrir où elles se trouvent n’obtiennent pas d’informations auprès des autorités, notait le rapport. Certaines victimes sont finalement libérées, ou alors le lieu où elles se trouvent est révélé à leur famille.”
Talia ne peut qu’espérer faire partie de ces familles qui ont la chance de retrouver leurs proches.
“Papa nous a enseigné le courage et l’optimisme. Tous les soirs, je m’endors avec l’espoir de le retrouver le lendemain.”
Bashir Ahmad Gwakh
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