Disparus début janvier, cinq blogueurs pakistanais critiques de l’armée et de l’extrémisme religieux sont désormais accusés de blasphème par plusieurs groupes musulmans conservateurs. Les familles et soutiens des cinq disparus ont reçu des jets de pierres de manifestants lorsqu’ils sont descendus dans les rues de Karachi, le 19 janvier, pour dénoncer l’inaction de l’Etat.
Leur disparition, à seulement quelques jours d’intervalle, ainsi que le mode opératoire laissent craindre une implication des services de renseignement de l’armée. Peu après l’enlèvement de Salman Haider, le 6 janvier, son épouse a reçu un SMS lui demandant de venir chercher son véhicule abandonné sur une autoroute d’Islamabad – une précaution qui serait inhabituelle de la part de groupes terroristes, qui préfèrent se débarrasser du téléphone de leurs victimes pour éviter d’être géolocalisés et ont également l’habitude de publier des messages de revendication peu après les enlèvements.
« Leur disparition quasi simultanée et la fermeture par les autorités de leurs blogs et sites Internet soulèvent de sérieuses questions quant à l’implication des autorités », s’inquiète l’ONG Human Rights Watch (HRW) dans un communiqué publié le 10 janvier.
Liberté d’expression menacée
Salman Haider, éditorialiste et professeur d’université connu pour ses prises de position contre le laxisme de l’Etat pakistanais vis-à-vis des talibans, avait publié en juillet 2016 ce poème prémonitoire : « Les amis de mes amis disparaissent/Viendra ensuite le tour de mes amis/Et ce sera ensuite le dossier de ma disparition que mon père ira chercher aux tribunaux. »
Ce défenseur des droits de l’homme ne cessait de dénoncer la répression, les enlèvements et la torture effectués par l’armée dans la province du Baloutchistan (ouest), en proie à une insurrection séparatiste. « Avec la disparition de Salman Haider et d’au moins trois autres militants, un nouveau chapitre sombre de la guerre illégale et trouble de l’Etat contre la société civile semble s’être ouvert », accuse le quotidien Dawn dans son éditorial du 10 janvier, quelques jours avant une cinquième disparition.
Ce même jour, le ministre de l’intérieur, Chaudhry Nisar Ali Khan, avait affirmé au Sénat que les autorités s’employaient à retrouver les disparus. La police a nié toute responsabilité dans ces enlèvements, tandis que le porte-parole de l’armée s’est refusé à tout commentaire. « Cette série de disparitions se produit quelques semaines seulement après la nomination d’un nouveau chef des armées, remarque l’éditorialiste Umair Javed. Est-ce que l’institution militaire veut montrer sa puissance et son autorité au gouvernement et à la société ? C’est une hypothèse probable. »
Pris en étau entre l’armée et les groupes terroristes, de nombreux journalistes, défenseurs des droits de l’homme ou combattants des groupes religieux radicaux sont réduits au silence. Certains ont été torturés, ou assassinés. Le Pakistan est l’un des pays où la liberté de la presse est la plus menacée. « Les conservateurs religieux et l’establishment sécuritaire entretiennent une paranoïa selon laquelle les libéraux, les progressistes voudraient transformer le Pakistan en un pays séculaire avec une armée en retrait, alors qu’en réalité ils sont désormais quasi inexistants », se désole Umair Javed.
Internet était l’un de leurs derniers espaces de liberté jusqu’au vote, en 2016, d’une loi contre la cybercriminalité. Cette nouvelle réglementation autorise le gouvernement à censurer des contenus et à accéder aux données privées des internautes sans contrôle des autorités judiciaires.
Craintes pour leur survie
Depuis les cinq enlèvements, de nombreux blogueurs ont fermé leurs sites. C’est loin d’être le cas des conservateurs, qui organisent des campagnes virulentes en ligne contre leurs détracteurs. La page Facebook « ISI Pakistan1 », qui compte 192 000 abonnés, a ainsi appelé à ce que ces « ennemis de l’islam » soient « éliminés ».
Le blasphème, dont plusieurs conservateurs, relayés par les manifestants, ont accusé les cinq disparus, est au Pakistan un crime passible de la peine de mort. « Cette campagne ne peut que viser à miner le soutien du public envers (…) nos proches enlevés », ont déploré les familles des disparus dans un communiqué. « Nous sommes très inquiets. Il faut garder en tête la gravité d’un tel sujet au Pakistan. Nous avons peur que tout ça nous mette en danger à l’avenir », a ajouté Faraz Haider, frère de Salman Haider.
Les proches des disparus craignent désormais pour leur sécurité si jamais ils réapparaissent. En 2011, le gouverneur de la province du Pendjab, Salman Taseer, avait été tué par son garde du corps après avoir appelé à réformer la loi sur le blasphème. L’assassin avait été célébré en héros dans tout le pays.
Julien Bouissou (New Delhi, correspondant régional)
Journaliste au Monde