Chacun a ses mots pour dire qu’il n’est pas question dans les conditions actuelles de franchir dans l’autre sens le fleuve Naf qui sépare le Bangladesh de la Birmanie, où les Rohingya sont victimes depuis la fin de l’été 2017 d’une campagne de nettoyage ethnique. « Mieux vaut creuser un trou ici et nous y jeter vivants », se désole Dil Bahar depuis sa tente de fortune dans un camp de réfugiés devenu le plus étendu du monde. Son mari a été tué par l’armée le 25 août, au premier jour d’opérations militaires en représailles à l’attaque de postes de police et de gardes-frontières par un groupe d’insurgés de cette minorité musulmane victime de décennies de ségrégation.
Leur village, Shilkali, a été entièrement brûlé. Les habitants ne parvenant à s’enfuir sur les collines environnantes ont été systématiquement abattus par balles ou brûlés vifs, enfermés dans des maisons. Les trois enfants d’une voisine ont été tués. L’un d’eux, Raisal, 5 ans, a été décapité. « Ici, les rations alimentaires sont minimales, mais nos vies ne sont pas menacées », dit Dil Bahar.
Mais le Bangladesh, pays pauvre d’Asie du Sud, est déjà le plus densément peuplé de la planète derrière quelques micro-Etats. Pas question donc de laisser traîner l’affaire. C’est sans consulter les Rohingya que les deux pays ont signé le 16 janvier un accord prévoyant le rapatriement sous deux ans maximum des plus de 688 000 réfugiés arrivés ces cinq derniers mois.
Dès ce même jour, un groupe de « majhis », représentants traditionnels de la communauté, était convoqué par des officiels bangladais dans un bureau du camp de Kutupalong. Une heure durant, un responsable de l’armée a fait pression sur eux, leur ordonnant de rendre avant le 21 janvier une liste exhaustive des familles sous leur autorité. Selon trois des convoqués, chacun devait trouver dix foyers acceptant le rapatriement sur la centaine dont il est responsable. L’un d’eux se vit retirer ses coupons alimentaires juste pour la journée, pour l’intimider.
Equation difficile pour Dacca
Tout en s’engageant à ne pas désigner de familles, les majhis durent, de retour dans leurs secteurs respectifs, expliquer la situation. « Les gens ont été pris de panique, se souvient Abu Saïd, 67 ans. Ils disaient “autant jeter une bombe sur ce camp, au moins ici nous aurons des funérailles”, certains ont juré qu’ils boiraient du poison ou se jetteraient sous des voitures si on les forçait à rentrer. » Des centaines de personnes ont manifesté, mais elles ont rapidement été dispersées par l’armée bangladaise.
« Si je me trouve un jour forcé d’écrire le nom d’une famille sur la liste, il est certain que l’homme de ce foyer viendra m’assassiner », craint Salim, l’un de ces majhis. Ce n’est pas que spéculation. Deux majhis ont été tués, vendredi 19 et lundi 22 janvier, dans ces mêmes camps, suspectés de collaborer au processus. En abattant l’un d’eux, les assaillants auraient lancé : « Pourquoi as-tu mis nos noms sur la liste ? »
Le gouvernement bangladais a finalement dû se résoudre à l’évidence : les rapatriements ne commenceraient pas selon le calendrier établi. Jusqu’à quand durera ce sursis ? Pour Dacca, l’équation est difficile. Le Bangladesh s’accroche à l’idée que les Rohingya ne peuvent rester sur son sol. Mais il n’est pas non plus question de les renvoyer de force, souligne Abul Kalam, le commissaire à l’aide et à la réhabilitation pour les réfugiés du Bangladesh. « Il y a encore du travail », concède-t-il. S’il reconnaît que les Rohingya « n’ont pas été consultés pour l’heure », Abul Kalam garantit que « la vérification de leur souhait interviendra plus tard dans le processus ».
Le choix des Rohingya dépendra de la disposition de leur bourreau, l’armée birmane, à leur offrir des garanties de sécurité. Les militaires pourraient être tentés de ne rien céder et de constater alors que les Rohingya ne veulent pas rentrer : l’opinion birmane n’en serait pas mécontente. Le Bangladesh est tout à fait conscient que son voisin a les cartes en main. « Le Myanmar [le nouveau nom de la Birmanie] a dit qu’il assurerait leur sécurité et a signé. Nous espérons qu’il tiendra sa promesse », dit Abul Kalam.
De son côté, la Birmanie se disait, dès le 23 janvier, « prête à recevoir ceux qui viendront de ce côté de la frontière ». Comme s’il ignorait que des villages brûlaient encore et que le peu de Rohingya qui restaient encore dans le nord de l’Etat de l’Arakan, théâtre des massacres, étaient finalement en train de se joindre à l’exode.
Villages en cendres
Encore 1 535 nouveaux arrivants ont été répertoriés par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) entre le 1er et le 27 janvier – sans compter ceux qui ne se sont pas encore présentés à une organisation d’aide. « La situation qui a fait que les gens ont fui n’est pas réglée. Les conditions ne sont pas réunies pour un retour en sécurité, dans la dignité et durable », constate Caroline Gluck, porte-parole du UNHCR.
Les nouveaux arrivants décrivent une région totalement vidée de sa population musulmane, et des villages en cendres. Certains d’entre eux étaient restés jusque-là, espérant conserver leurs biens et parce que l’armée birmane n’avait pas encore frappé dans leur bourg. Comme Nur Alam, 30 ans, et sa famille, jusqu’à ce matin de la mi-janvier où des soldats sont passés dans son village avec un mégaphone : « Vous n’êtes pas des citoyens ici, vous êtes du Bangladesh, alors partez-y sinon nous vous tuerons ! » Avec des tiges de bambou et des bâches de l’ONU, il a construit un abri pour sa famille sur une nouvelle extension du camp de Kutupalong. Il a franchi la frontière cinq jours plus tôt.
D’autres, au contraire, n’ont pas pu s’échapper avant parce que leurs bourgs étaient encerclés par la même armée birmane qui menaçait de les abattre s’ils prenaient la fuite. Comme à Sindi Parang, où Amana Khatun a dû partir de nuit en courant avec sa fille de 11 ans.
De nombreux réfugiés avaient déjà été contraints à l’exode au Bangladesh lors de précédentes crises, certains à plusieurs reprises, et ils ont vu la ségrégation empirer dans les années suivant leur retour côté birman. Cette fois, après la violence que chacun a subie, ils n’y croient pas. La Birmanie ne semble nullement disposée à revenir sur leur statut de non-citoyens et de sous-hommes.
Les Rohingya seront-ils autorisés à se réinstaller sur leurs terres et leurs maisons incendiées seront-elles reconstruites avec la bénédiction de l’armée qui vient de les brûler ? Ne se trouveraient-ils pas plutôt parqués dans des camps comme ceux qui furent déplacés par de précédentes violences en 2012 ? La Birmanie n’acceptera-t-elle que certains d’entre eux pour montrer qu’elle a joué le jeu ? Au fond, personne ne s’explique pourquoi les mêmes soldats qui viennent de tuer leurs proches offriraient aux rapatriés un retour sûr.
« S’il y a l’ONU à côté de chacun de nous pour assurer notre sécurité et que nos droits sont garantis, je serai le premier à rentrer, et de moi-même, car personne ne veut vivre dans un camp, assure Salim, le majhi. Mais si nous devons nous retrouver une nouvelle fois seuls face à l’armée birmane, je ne rentrerai jamais. »
Harold Thibault (Camp de Kutupalong (Bangladesh), envoyé spécial)