Citons, en guise d’introduction, la déclaration publiée le 1er février 2023 par le Women’s Peace Network (Réseau des femmes pour la Paix). Il exprime en effet avec force ce que nous ressentons toutes et tous, nous qui suivons au jour le jour le combat des peuples de Birmanie :
« Deux ans depuis la tentative de coup d’État de l’armée birmane, plus de cinq ans depuis ses attaques génocidaires de 2017, et après ses décennies d’atrocités contre nos communautés, nous, Women’s Peace Network, nous sommes en proie à une tragédie et à une rage indescriptibles. L’armée reste libre de brutaliser le pays tout entier, même après avoir assassiné près de 3 000 civils, arrêté et détenu arbitrairement plus de 17 000 personnes, et torturé des centaines de milliers d’autres en seulement deux ans. Ses forces intensifient leurs frappes aériennes et l’utilisation d’armes lourdes dans l’État Chin, la région de Sagaing, l’État Karen, l’État Kachin, l’Arakan et de nombreuses autres régions où résident nos communautés. Tant dans ces régions que dans les prisons et les centres d’interrogatoire du pays, les militaires patriarcaux et misogynes s’en prennent aux femmes et aux filles en leur faisant subir les formes les plus brutales de la violence sexuelle. Les Rohingyas sont maintenant confrontés à un risque croissant d’attaques génocidaires de la part de l’armée : au cours des deux dernières années, la junte a émis et réémis des politiques et des restrictions pour arrêter et détenir au moins 2700 Rohingyas, dont plus de 800 femmes. » [1]
Rage face à la solitude dans laquelle la population martyrisée a été laissée par la dite « communauté internationale », alors qu’elle s’est engagée dans la résistance à la dictature avec un immense courage. Rage, car si l’aide méritée avait été accordée en temps et en heure, le putsch aurait avorté et mille souffrances auraient été évitées. Admiration devant la capacité de tant d’organisations, de tant de personnes, à faire front à la pire des adversités. Espoir, car si la junte n’a pas été chassée du pays, elle n’a pas pu, pour autant, stabiliser son règne, malgré tout l’appui qu’elle a reçu des grandes puissances que sont la Chine et la Russie, mais aussi l’Inde et le Pakistan au poids régional considérable, du Vietnam et de ses (autres) voisins que sont le Laos et la Thaïlande… Elle ne contrôlerait militairement aujourd’hui que la moitié du territoire, ou un peu plus, et n’a pas réussi à briser l’esprit de résistance populaire. C’est pourquoi Women’s Peace Network parle de tentative de coup d’Etat.
Une affiche désignant le chef du coup d’État Min Aung Hlaing comme un criminel est vue lors d’une manifestation en février. The Irrawaddy
Deux ans après : la violence de la répression, les succès de la résistance
Chacun commémore à sa façon le deuxième anniversaire du putsch militaire [2]
La résistance a organisé une journée de « grève silencieuse » de 10h à 15h dans de nombreuses régions du pays, une opération « ville morte ». A l’étranger, des rassemblements se sont tenus devant des ambassades, conspuant le nom du dictateur-général Min Aung Hlaing, le chef de la junte. Le plus important de ces rassemblements s’est probablement tenu en Thaïlande, fort de plusieurs centaines de manifestant.es portant parfois un portrait d’Aung San Suu Kyi ou alors trois doigts levés, le signe de ralliement de la jeunesse mobilisée contre l’ordre monarchique absolue dans le royaume thaï, où réside une importante communauté immigrée birmane. Cette communauté est à la fois accueillie et placée sous surveillance par un régime qui, pour l’essentiel, soutient la junte.
Des manifestants à Mandalay réagissent à la répression, le 3 mars 2021. (The Irrawaddy)
La junte, elle, après avoir prolongé l’état d’urgence pour six mois de plus, a imposé la Loi martiale dans trente-sept localités (au sein de huit régions et Etats), dont les bastions de la résistance dans les régions de Sagaing et Magwe. Elle dote ainsi les commandants régionaux des pleins pouvoirs et ce seront les tribunaux militaires qui traiteront toute affaire pénale mettant, à leurs yeux, en cause le régime. Elle annonce que la peine de mort et des condamnations à perpétuité seront prononcées. Aucun appel des verdicts ne sera autorisé, sauf en cas de peine de mort, les appels pouvant alors être soumis au… généralissime Min Aung Hlaing en personne, pour décision finale.
En 2021, le régime avait déjà déclaré la loi martiale dans certaines parties de Yangon (Rangoon), de Mandalay et de l’État Chin. Près de 100 personnes avaient alors été condamnées à mort [3]
Quel est le bilan de la campagne de terreur poursuivie par la junte ces deux dernières années ? Selon l’Association d’aide aux prisonniers politiques (Assistance Association for Political Prisoners, AAPP), plus de 2.500 personnes auraient été tuées (dont quelque 300 dans les centres d’interrogatoire et de détention militaires), plus de 16.500 autres auraient été arrêtées et plus de 13.000 seraient aujourd’hui encore détenues. 138 condamnations à mort ont été prononcées, dont 41 in abstentia. En juillet, quatre prisonniers politiques accusés de « terrorisme » ont été pendus. Ce sont les premières exécutions effectuées depuis la fin des années 1980. En novembre, sept étudiants de l’université Dagon ont été condamnés à la peine capitale.
On estime à 1,1 million au moins le nombre de personnes déplacées par la guerre (certains évoquent trois millions). Plus de 40.000 bâtiments – maisons, édifices religieux, écoles, établissements de santé – auraient été rasés ou incendiés par la junte [4]
Cependant, malgré cette campagne de terreur et la supériorité criante de l’armée en matière d’armement, la situation militaire a évolué en défaveur de la junte. Le général Min Aung Hlaing a lui-même reconnu, le jour anniversaire du coup d’État du 1er février 2021, lors d’une réunion de l’état-major, que « L’état de la nation n’est pas encore revenu à la normale : plus d’un tiers des districts ne sont pas totalement sous contrôle militaire. ». Un euphémisme qui revient à un aveu d’échec. Il précisait, s’adressant au Conseil national de défense et de sécurité que son régime ne contrôlait que 60 % des 330 townships du Myanmar, tandis que 132 d’entre eux sont encore fortement contestés. [5] L’initiative est actuellement du côté de la résistance. Tatmadaw subit de sérieux revers dans les Etats Chin, Shan, Karen et Kachin, ainsi notamment que dans les régions de Sagaing et Magwe.
Outre les pertes subies par l’armée, plus de 500 membres ou partisans du Parti de la solidarité et du développement de l’Union (bras politique des militaires), des administrateurs nommés par la junte, des milices et des informateurs présumés ont été tués par les résistances. Des bâtiments gouvernementaux et environ 500 pylônes de télécommunication ont été détruits ou endommagés.
L’avenir de la Birmanie reste donc ouvert, envers et malgré tout. Un chapitre entier de l’histoire du pays s’est clos dans une crise paroxysmique. La junte voulait assurer à la caste dirigeante militaire la pérennité et le monopole de son pouvoir sur la société entière, ce pouvoir se voit au contraire remis en cause. Un retour à la situation d’avant le putsch apparaît impossible, la dernière tentative de transition démocratique pacifique ayant avorté dans un bain de sang. Il y a quelque chose de définitif dans cet échec. Les générations d’officiers supérieurs se sont succédé, mais l’armée, elle, n’a pas changé, ne changera pas. Les luttes en cours ne visent plus à imposer un compromis « acceptable » à Tatmadaw, mais à la défaire une bonne fois pour toutes.
Retour sur la révolution du printemps 2021
L’attention se porte aujourd’hui sur la situation deux ans après le putsch du 1er février 2021, commémoration des « anniversaires » oblige. Qui ne connaît pas l’histoire de la Birmanie pourrait donc croire que Tatmadaw s’est emparée du pouvoir en 2021, renversant un gouvernement civil. En fait, c’est en mars 1962 qu’une junte, alors dirigée par le général Ne Win (il se met en retrait en 1988 et décède en 2002), l’a conquit [6]. Elle ne l’a jamais vraiment abandonné depuis. Ne Win se prétendait à la fois socialiste (c’était à la mode, mais il ne l’était pas) et anticommuniste (ce qu’il était bel et bien). Il a plongé le pays dans la dictature, l’isolement et la banqueroute. Décidé à sortir de cette impasse, le général Than Shwe a partiellement libéralisé l’économie et la vie politique, permettant à la Birmanie de se réinsérer dans le marché régional et dans la « communauté internationale ». De 2011 à 2021, la « société civile » a connu un développement important, tant sur le plan associatif que partidaire et syndical, alors que précédemment, les mouvements antidictatoriaux étaient régulièrement brisés dans le sang.
Soucieuse de s’assurer une légitimité électorale, l’armée s’est dotée d’un parti politique, l’USDP (sigle anglais du Parti de l’Union, de la solidarité et du développement), convaincue qu’il gagnerait les élections de 2020. Elle a piloté la rédaction en 1998 d’une Constitution sur mesure. Cette dernière l’assure automatiquement d’une minorité de blocage dans toutes les assemblées législatives, où 25% de sièges non élus lui sont réservés, en sus des sièges que son parti et ses alliés auraient obtenus (elle peut ainsi interdire l’adoption d’un amendement constitutionnel, qui exige au moins 75% des votes). Elle reçoit d’office la direction de ministères clés (Défense, Intérieur et Sécurité des frontières). L’institution militaire est protégée de tout contrôle de la part d’une autorité civile. La junte impose ainsi sa prééminence au sein de la coalition gouvernementale.
Gros grain de sable cependant, c’est la Ligue nationale pour la démocratie et non l’USPD qui a emporté haut la main les élections de 2020, avec 82% des voix, Aung San Suu Kyi s’imposant sur le champ politique birman et cristallisant dans les régions centrales le rejet de l’ordre militaire. Forte de sa légitimité électorale, elle a accepté l’expérience très risquée de la cohabitation gouvernementale avec l’armée. Il était pourtant assez illusoire de croire que Tatmadaw allait céder volontairement ses prérogatives à la suite d’un scrutin législatif, du moins sans mobilisation massive de la population (dont Suu Kyi ne voulait pas). Elle a parié sur une évolution progressive du rapport de force civil militaire au sein du régime. Un pari qu’elle a payé d’un prix exorbitant : la détention sans fin, la mise au secret, l’arrestation massive et l’assassinat de cadres du parti dont elle était la figure de proue.
Le putsch et la riposte
L’objectif de l’armée n’était donc pas de conquérir le pouvoir, elle l’avait déjà, mais de le monopoliser à nouveau, alors qu’Aung San Suu Kyi menaçait notamment d’enquêter sur des affaires de corruption et de pousser son avantage au-delà de ce que Tatmadaw était prête à accepter. C’est pourquoi je parle généralement, pour ma part, de putsch, plus que de coup d’Etat, ou alors de coup d’Etat préventif.
Le putsch a suscité une immense levée populaire. Dès le lendemain du coup, dans le centre de Rangoon, la population a occupé les balcons dans un concert de casseroles, réputé chasser les « esprits maléfiques ». Les hôpitaux sont entrés en dissidence ouverte et la jeunesse lycéenne est descendue dans la rue. Les fonctionnaires n’ont pas été en reste, dans les chemins de fer, les banques. Dans sa grande majorité, le pays a refusé de se retrouver sous le contrôle de l’armée, de vivre et de travailler sous l’autorité de militaires ou de leurs représentants. Dès le 6 février, les ouvrières du textile ont manifesté dans la zone industrielle de Rangoon. La paralysie a touché une partie croissante de la production… La désobéissance civile s’est rapidement propagée dans l’ensemble du territoire avec, en premier point d’orgue, la grève générale du 22 février, plus d’un million de personnes défilant dans de nombreuses localités et bien d’autres multipliant les arrêts de travail.
Anti-regime protesters take up positions to confront the regime’s troops in Yangon in March. The Irrawaddy
Cette levée populaire spontanée a trouvé dans le Mouvement de désobéissance civique (MDC) un cadre de coordination efficace. S’y rattachaient en effet des représent.es des infirmières et du personnel soignant, de la jeunesse lycéenne, des fonctionnaires (de nombreux secteurs ont été nationalisés en Birmanie), des femmes et des étudiants, de syndicats du privé (dans le textile en particulier, base de la FGWM) et de la centrale CTUM, d’enseignants... Cette synergie a donné naissance à ce qui doit bien être l’un des plus grands mouvements de protestation civique, de grèves et de mobilisation de rue dans l’histoire moderne. Ainsi, par son ampleur, cette « révolution de printemps » a d’emblée dénié à la junte militaire toute légitimité, toute autorité – et ce dans un pays où l’armée se présentait comme la Gardienne de la Nation.
Des enseignants prennent part au mouvement de désobéissance civile à Mandalay en 2021. The Irrawaddy
Bien des commentateurs écrivent d’une plume distraite que c’est à l’appel du Gouvernement d’Unité nationale (GUN) que la population est entrée en résistance au lendemain du putsch. Problème : ce gouvernement n’existait pas encore… Il n’a vu le jour que le 16 avril 2021, près de deux mois plus tard. Or, ce n’est pas un détail, car cela escamote le rôle décisif joué par le Mouvement de désobéissance civile (MDC) et les limites de la LND.
Le GUN est certes l’émanation du CPRH [7], fondé le 5 février par des parlementaires de la LND ayant échappé à l’arrestation. Il incarne la continuité de la majorité parlementaire issue des élections de 2020, source première de sa légitimité face au SAC (la junte). Il n’est cependant pas que cela. Par sa composition multiethnique et ses premières déclarations de principe, il entre en dissonance avec l’héritage d’Aung San Suu Kyi et prend en compte l’entrée dans une nouvelle période.
Une opposition multicéphale à la junte.
La géographie, la culture et l’histoire s’invitent inévitablement quand on veut dresser une présentation, même succincte, des oppositions au régime militaire. On tentera d’y revenir. Plusieurs générations se sont rencontrées en 2020, dont des cadres survivants (souvent d’origine étudiante) des combats antidictatoriaux de 1988 et les jeunes générations lycéennes ou ouvrières. Les mouvements opérant dans la plaine centrale et ceux enracinés dans les Etats ethniques de la périphérie frontalière ont des histoires bien différentes. Des courants à l’identité religieuse (essentiellement bouddhiste) couvrent le spectre politique, des progressistes à un fascisme sui generis meurtrier. Les organisations sociales jouent souvent un rôle décisif.
Le Mouvement de désobéissance civile. Il constitue, on l’a vu, le principal cadre de coordination de la résistance dans la plaine centrale. Il a pu voir quasi instantanément le jour grâce à l’expérience cumulative des précédentes luttes anti-dictatoriales qui se sont menées sur divers terrains (sociaux, électoraux…) en 1988, 1990, 2007 notamment... [8] Sa réactivité et sa vitalité reflètent aussi le développement des mouvements sectoriels, associatifs ou syndicaux, durant la décennie relativement libérale ouverte en 2011 que referme le putsch de 2021.
Le MDC est indépendant de la Ligue nationale pour la démocratie. L’extrême gauche y est présente (au moins le SDUF [9], mais il s’agit avant tout, me semble-t-il, d’un centre de concertation des directions des mouvements sociaux.
De la LND au GUN. La Ligue nationale pour la démocratie s’est avérée, les années précédant le putsch, la principale formation politique du pays, sous la direction d’Aung San Suu Kyi. Elle bénéficiait d’une double légitimité, électorale et familiale : elle est la fille d’Aung San, figure titulaire, le plus connu des fondateurs de l’armée nationale durant la Seconde Guerre mondiale qui négocia l’octroi par les Britanniques de l’Indépendance, avant d’être assassiné, avec six autres membres du gouvernement provisoire, le 19 juillet 1947.
Le courage de Suu Kyi est indéniable, mais ce serait un contresens que de croire qu’il s’agissait d’une démocrate. Elle se réclamait certes d’un « socialisme bouddhique », mais n’avait rien d’autogestionnaire, s’inscrivant au contraire dans une traditionnelle conception « verticaliste » du parti et du pouvoir. Autoritaire, elle a durci des lois contre les droits et mouvements sociaux. Elle défendait l’ordre (capitaliste) existant et la prédominance de l’élite bamare (largement majoritaire dans la plaine centrale) sur l’Etat. Son aura était grande dans le centre du pays, mais il n’en allait pas de même dans les régions frontalières, même si la Ligue pour la démocratie nationale était implantée parmi les minorités.
Bien que maintes fois harcelée ou réprimée par les militaires, elle avait toujours refusé de s’exiler et de rejoindre sa famille en Grande-Bretagne et avait reçu pour cela le prix Nobel de la Paix, un prix qui lui a cependant été retiré après le génocide des Rohingyas, commis en 2017-2018 par l’armée, alors qu’elle partageait avec elle le pouvoir : elle avait, dans un premier temps, défendu bec et ongles les généraux dans l’arène internationale.
Le nouveau Gouvernement d’Unité nationale maintient évidemment dans leurs fonctions Aung San Suu Kyi, « Conseillère d’Etat » [10], et Win Myint, Président, mais on peut penser que la LND et le GUN sont de fait entrés dans l’ère post-Suu Kyi.
La composition du nouveau gouvernement est ostensiblement pluriethnique, il a reconnu les torts fait aux Rohingyas et assure que les coupables doivent être jugés. Il a pris des engagements importants concernant la refonte complète du droit à la citoyenneté, étonnamment complexe et particulièrement inégalitaire [11] en fondant dorénavant « la citoyenneté sur la naissance au Myanmar ou la naissance n’importe où en tant qu’enfant de citoyens du Myanmar ». Autre engagement d’importance : établir un véritable fédéralisme qui serait défini en coopération avec les minorités [12].
Selon le site Internet du GUN [13], « les chefs du gouvernement d’unité nationale de la République de l’Union du Myanmar [ont été] nommés conformément à la Charte fédérale de la démocratie ». Le président en exercice (acting president), Duwa Lashi La, est un avocat et homme politique Kachin. Le Premier ministre, Mahn Winn Khaing Thann, est Karen, chrétien. Bien entendu, le GUN doit montrer, de façon convaincante, que ces engagements ne sont pas cosmétiques, mais sa constitution confirme que, du côté de l’opposition aussi, un nouveau chapitre de l’histoire du Myanmar s’ouvre.
Les organisations ethniques de la périphérie. La Birmanie a la forme d’un fer à cheval dont le bras droit (à l’est) serait plus long que le bras ouest. La plaine centrale, où court du nord au sud le fleuve Irrawaddy, est bordée de montagnes frontalières. Sa façade maritime, dans la partie méridionale, ouvre sur la mer d’Adaman et le golfe du Bengale (océan Indien). ). Lesdites « organisations ethniques » opèrent à la périphérie où sept Etats ethniques sont constitués.
La Birmanie actuelle - Carte administrative.
Chaque Etat ethnique, identifié par son groupe majoritaire (Shan, Karen…), mais en règle générale pas unique, possède ses propres institutions gouvernementales ou législatives, ses partis politiques, ainsi, souvent, que des « organisations ethniques armées » (les EAOs dans le sigle anglais) actives depuis des décennies et qui peuvent entretenir des relations fluctuantes avec le pouvoir militaire central. Dans ces Etat, plusieurs organisations armées peuvent coexister (voire être en conflit) à la suite de scissions ou représentant des groupes ethniques différents. Elles peuvent être soutenues, voire armées, par un pays voisin, comme peut le faire au nord la Chine. A l’inverse, d’autres mouvements de résistance doivent tenir compte de l’existence à leur frontière d’un régime hostile (comme dans le cas de l’Etat karen).
L’Armée de libération nationale karen et ses alliés de la résistance après avoir occupé un poste de police dans le canton de Kyaikmayaw, dans l’État Mon, en novembre 2022. / SOF
Au lendemain du putsch militaire, des mobilisations populaires spontanées ont éclaté dans bon nombre d’Etats ethniques, portées par la jeunesse, même là où les autorités restaient attentistes, manifestant un sentiment de rejet similaire à celui exprimé dans la plaine centrale, de solidarité transethnique entre peuples de la périphérie et bamars. Une solidarité qui va devenir un enjeu décisif quand la violence de la répression va pousser dans la clandestinité et la résistance armée les habitant.es des basses terres.
Les mouvements bouddhistes. L’ordre monastique compte quelque 500.000 membres divisées en 9 sectes [14]. En tant qu’institutions officielles, les instances du bouddhisme (la Sangha) ne sont pas censées s’engager en politique, mais elles apportent traditionnellement leur appui au régime en place, fût-il dictatorial. Après le putsch du 1er février 2021, l’état-major a pris soin de courtiser plus que jamais la hiérarchie religieuse. Cependant, les mouvements de référence bouddhistes peuvent couvrir un large spectre politique – jusqu’au (quasi ?) fascisme : l’Organisation de Défense de la Race et de la Nation (Ma Ba Tha) a ainsi joué un rôle clé dans le génocide des Rohingyas. Cette organisation est dirigée par Wirathu/Parmaukha, un moine influent et ultranationaliste. A la veille du coup d’Etat, ce sont surtout des moines promilitaires qui se sont fait entendre, l’appelant de leurs vœux.
Cependant, sous la pression continue du mouvement de désobéissance civile, le bloc conservateur entre autorités religieuses et régime militaire s’est fissuré. Les moines prodémocratie se font entendre, notamment à Mandalay, le deuxième centre urbain de Birmanie et un bastion de la LND, où plusieurs monastères sont entrés en dissidence ouverte, prenant la tête d’une manifestation éclair afin de protéger, par leur présence, les manifestant.es. Cela avait déjà été le cas lors de la « révolution safran » de 2007, qui avait vu la formation d’une organisation clandestine, l’« Alliance de tous les moines birmans ».
Des monastères et des moines, pour la plupart jeunes, ont ainsi bravé les édits religieux qui leur interdisent toute activité politique afin de s’opposer aux généraux. La faction promilitaire du clergé reste néanmoins puissante, affirmant que le régime protège l’identité bouddhiste de la Birmanie contre la soi-disant menace d’une lente prise de pouvoir par l’Islam. Parmi ce groupe on retrouve le mouvement Buddha Dhamma Parahita Foundation, prolongation du Ma Ba Tha (interdit en 2017), pour qui Aung San Suu Kyi ouvrait la voie à « l’extinction de notre religion, de notre ethnie et du pays tout entier » [15]
Le passage forcé à la résistance armée
La répression militaire est devenue de plus en plus systématique, de plus en plus meurtrière. Il n’a pas été facile à Tatmadaw de reprendre le contrôle du terrain vu la massivité de la résistance, mais il est dans rapidement devenu impossible de poursuivre les grandes manifestations et rassemblements en plein air. Les rues sont devenues le théâtre d’intenses confrontations, la population, les jeunes, construisant dans les quartiers populaires, les zones industrielles et les grands axes routiers une multitude de barricades de fortune, pour bloquer les mouvements de troupes, faisant face à la soldatesque équipée de casques, de boucliers improvisés, si possible de masques à gaz, « armés » de lance-pierre ou de cocktails Molotov… mais aucun équipement de protection n’était suffisant quand les tirs à balles réelles ont débutés, quand les blindés sont intervenus. Témoin de la violence des événements, la « bataille de Hlaing Tharyar », dans un quartier ouvrier de Rangoon (Yangon) a duré quatre jours, faisant au moins soixante morts chez les ouvrières, les ouvriers et les étudiant.es. [16]
Les funérailles d’un jeune manifestant abattu par les forces de sécurité le 20 mars. The Irrawaddy
Petit à petit, l’armée a quadrillé les centres urbains, les villages des basses terres, imposant des couvre-feux, fouillant un à un les logements afin de recenser les habitant.es et de débusquer les activistes. Durant la période qui va de la grève générale du 22 février à celle du 8 mars 2021, la dynamique des mobilisations populaires s’est poursuivie, avec des mobilisations de rue nocturnes, des manifestations « éclaires », mais la participation à ces initiatives s’est peu à peu resserrée sur les noyaux les plus militants. Début mars, plus de 2.100 personnes avaient déjà été arrêtées et plus de 200 tuées, selon l’Association d’assistance aux prisonniers politiques.
La résistance a dû entrer en clandestinité et se préparer à la lutte armée, sans formation militaire préalable ni armement digne de ce nom. Elle s’est tournée vers les mouvements ethniques qui étaient prêts à les aider en ce moment particulièrement éprouvant où tout pouvait sombrer.
Comme le note Banyar Aung, « La lutte armée qui a débuté en 2021 diffère des crises passées, comme les troubles de 1948 qui ont conduit à la guerre civile. Dans le passé, la lutte armée était lancée par un parti ou une organisation particulière après une préparation minutieuse. En revanche, le soulèvement après le coup d’État de 2021 était un mouvement populaire et spontané, inattendu et non planifié. Les gens ont été poussés dans la guerre après qu’eux-mêmes, leurs parents ou leurs amis aient été confrontés à la puissance de feu militaire lors de manifestations de rue. Ce n’est qu’après que les gens se soient soulevés contre le régime que le gouvernement civil parallèle d’unité nationale (NUG) et son bras armé, la Force de défense du peuple (PDF), ont émergé pour unifier la résistance dispersée. » [17]
Le déroulement des événements qui ont conduit de la désobéissance civile de masse à la résistance n’a rien de mystérieux. Je ne pensais pas devoir y revenir. J’ai donc été très surpris de lire l’article de Robert Narai du 1er février 2022 (que j’ai traduit en français) [18] Dans un premier temps, il présente l’évolution des luttes et la situation actuelle dans des termes analogues aux miens. Dans un second temps, il s’attache à aborder des questions plus générales, relevant de l’analyse de classe des forces en présence, pour fonder, au final, une démarche qui me paraît dangereusement déconnectée des réalités… qu’il analysait lui-même dans la partie initiale de son article. Le point qui me paraît politiquement le plus problématique concerne l’idée selon laquelle le passage à la résistance armée était à la fois évitable et erroné.
Je vais citer extensivement ce long article, d’une part parce qu’il présente une synthèse d’informations fort utiles, et d’autre part pour ouvrir le débat sur un certain nombre de questions politiques qui me semblent importantes.
Dans la première partie de son article, Robert explique que « la réponse de Tatmadaw » à la levée populaire « a été de mobiliser les forces armées à sa disposition pour écraser le mouvement de masse dans une vague de terreur contre-révolutionnaire : les expulsions massives des travailleurs du secteur public des logements fournis par le gouvernement ont été combinées à des massacres dans tout le pays (…) Depuis lors, la campagne est devenue le principal lieu de confrontation. Des dizaines de milliers de jeunes et de travailleurs des villes ont cherché la sécurité dans les zones frontalières contrôlées par les ethnies, ont suivi un entraînement à la guérilla et ont formé un certain nombre de groupes armés sous la bannière des « Forces de défense du Peuple » (PDF). (…) La résistance urbaine se poursuit sous la forme plus limitée d’assassinats ciblés de militaires et de leurs informateurs, tandis que les manifestations quotidiennes de type “manifestations flash“ (“flash-mob“) se poursuivent dans les grandes villes et les communes. »
Robert Narai ajoute plus loin que « c’est la menace [représentée par la] grève générale étendue (…) qui a conduit à la terreur contre-révolutionnaire qui a suivi. Les expulsions massives des cheminots, des infirmières, des fonctionnaires et des employés de banque se sont ajoutées au carnage de Hlaing Tharyar et aux bains de sang qui ont eu lieu ailleurs dans le pays. La nature apparemment indiscriminée de la violence avait pour seul but de paralyser le moteur de la lutte de masse et d’écraser l’âme sociale au cœur du processus révolutionnaire. » Comme le note l’une des personnes interrogées par Narai via des communications cryptées « Nous avons l’habitude de faire des grèves dans les usines, mais faire une grève contre des militaires armés, c’est différent. Nous n’avons jamais participé à des grèves politiques auparavant. Mais les étudiants ont beaucoup d’expérience dans ce domaine. Et par ici, beaucoup de travailleurs savent que les étudiants soutiennent toujours les travailleurs quand ils font grève. »
« Le ciblage de ces militants [étudiants-travailleurs] et l’interdiction pratique de la plupart des syndicats au Myanmar depuis le coup d’État sont des mesures calculées pour déraciner ces réseaux et les priver de leur capacité d’action. L’un des effets de la répression a été la rupture de ces liens, mais pas entièrement. L’organisation clandestine des travailleurs sur le lieu de production se poursuit sous le nouveau régime militaire, malgré les difficultés et les dangers extrêmes que cela implique. » Ce qui est étrange, c’est que dans la foulée, Narai déplore « la tendance générale au sein de la gauche a été d’abandonner la promotion de l’autoactivité de la classe ouvrière et de rejoindre la prolifération des groupes armés qui ont émergé après la défaite de la grève générale de mars. »
Nous en étions en effet clairement arrivés au point où l’élargissement de la lutte armée dans les basses terres était devenu une nécessité vitale, y compris pour permettre le maintien de résistances sociales dans les agglomérations urbaines et les zones industrielles : les militant.es en trop grand danger devaient pouvoir trouver refuge dans les campagnes, il fallait que l’armée soit obligée de disperser ses unités dans l’ensemble du pays et que l’impunité des forces de répression cesse.
A ma connaissance, aucune organisation significative en Birmanie n’a « choisi » la lutte armée sans y être contrainte, comme cela a pu être le cas dans d’autres pays, telles les Philippines où le PCP (dans la tradition de José Maria Sison) juge qu’elle doit toujours être considérée comme la « forme principale » de lutte. Il serait tout aussi erroné de dire qu’en toutes circonstances, l’engagement dans la lutte armée signifierait déserter les combats sociaux des couches populaires.
Robert Narai note que le Gouvernement d’Unité nationale (GUN) a appelé à la « guerre révolutionnaire du peuple » et la constitution des « Forces de défense du peuple » (PDF) et s’attache à décrire le développement de la résistance armée : « Il existe deux types de PDF (…) les forces de défense locales autonomes et celles directement liées au ministère de la Défense du GUN. Les groupes locaux se sont développés à partir des luttes de la base contre les forces de sécurité et opèrent en grande partie indépendamment du GUN. Dans le même temps, les autres groupes armés entretiennent des liens plus étroits avec le GUN : certains ont été créés directement par le GUN, tandis que d’autres ont cherché à s’associer plus étroitement au gouvernement parallèle. »
Deux facteurs principaux « entravent » cependant « actuellement la “guerre révolutionnaire“ du GUN » : le « manque d’armement lourd, qui rend difficile pour les PDF de capturer et de conserver des territoires et de contrer la puissance terrestre et aérienne supérieure du Tatmadaw. » et « l’absence d’une structure de commandement et de contrôle centralisée capable de surmonter celle du Tatmadaw ». Toute cette présentation me paraît exacte et citer longuement Narai m’évite d’avoir à le répéter.
Plusieurs personnes ont été blessées à Myingyan, Mandalay, alors que la police anti-émeute et les soldats ont tiré des balles réelles et des balles en caoutchouc. Mars 2021. The Irrawaddy.
Là où le bât blesse, c’est quand Robert condamne « les membres de la gauche birmane qui rejoignent les milices populaires armées » qui se mettraient nécessairement au service d’une forme de restauration capitaliste par le haut, d’une démocratie bourgeoise, sous l’égide du GUN. Dans le flot de dénonciation de cette orientation « désastreuse », il note cependant qu’il « ne s’agit pas de nier qu’une certaine composante armée sera [je souligne] nécessaire pour renverser Min Aung Hlaing ; mais l’objectif de ceux qui s’engagent à voir réussir les tâches de la révolution inachevée du Myanmar (démocratie politique et économique, terres pour les petits agriculteurs et autodétermination pour les minorités ethniques) ne devrait pas être d’aider à la construction d’une nouvelle “machine bureaucratico-militaire “ qui serait incapable de ne résoudre aucun de ces problèmes. » Certes, l’objectif des luttes (armées ou pas) doit être la construction d’une Birmanie nouvelle au bénéfice des couches populaires, en défense des droits sociaux et nationaux. Mais c’est assez étrange d’utiliser ici le futur pour parler d’une guerre qui fait aujourd’hui rage et d’invoquer « une certaine composante armée » alors qu’il y en a déjà une multitude [19].
En attendant un avenir indéfini, la condamnation de ces militant.es qui ont rejoint aujourd’hui la résistance est sans nuance : « L’approche militarisée représente une rupture fondamentale avec le mouvement révolutionnaire observé au cours des premières semaines de février et mars 2021. Alors que les grèves et les manifestations de masse donnaient confiance aux autres travailleurs et les attiraient, ainsi que des couches plus larges, dans la lutte, les bombardements, les assassinats ciblés et les fusillades produisent le contraire. Tragiquement, la militarisation croissante de la résistance contribue à consolider un terrain politique qui exclut la participation démocratique et populaire de la classe ouvrière et du “peuple“. »
Daw Myint Myint Than pleure à côté d’un portrait de son mari, U Aung Min Htun, qui a été tué par les forces de sécurité le 31 mars.. (Frontier Myanmar)
Contre toute évidence, Robert Narai affirme que le renversement du pouvoir militaire était possible au printemps 2021 et que c’est l’engagement dans la lutte armée qui a frustré les masses de cette victoire à portée de main. Il en conclut que tous les mouvements qui ont conduit la résistance ont « trahie » la cause. J’ai déjà écrit tout le mal que je pensais de la LND sous Aung San Suu Kyi : elle a effectivement contribué à brider les mouvements démocratiques et sociaux. Condamner pour trahison la Confédération des syndicats du Myanmar (CTUM), le centre syndical qui a lancé la grève générale prolongée du 8 mars, c’est une autre affaire ! Le CRPH, fondé par des parlementaires liés à la LND, est composé avant tout par des membres des élites ? Certes, et il faut favoriser l’auto-organisation des luttes populaires, leur indépendance de classe. Cependant, il est pour le moins problématique de prétendre que la LND et le CRPH ont « joué un rôle important » dans « la défaite de la grève générale étendue » en « promouvant le “droit à l’autodéfense“ à la mi-mars (après un mois et demi d’appel à la “protestation pacifique“ face aux massacres perpétrés par la Tatmadaw), ils ont contribué à canaliser le sentiment répandu que Min Aung Hlaing devrait être renversé par la force armée, en abandonnant la lutte sur le lieu de production pour la “guerre révolutionnaire du peuple“. »
La victoire était-elle possible en mars 2021 ? Oui, à une condition réalisable que, curieusement, Robert ne mentionne pas : une aide et une solidarité internationale décisive sur le plan diplomatique, des sanctions à la hauteur des enjeux, la fourniture d’armements à diverses composantes de la résistance (dans les Etats ethniques), une aide internationale multiforme. Washington n’a, notamment, pas usé du pouvoir exorbitant qui permet à la justice des Etats-Unis de poursuivre toute entité utilisant le dollar pour des transactions entrant en contradiction avec les intérêts US.
La police tente de disperser des manifestants anti-coup d’État à Yangon, début mars 2021. The Irrawaddy
Nos faiblesses sont aussi en cause. Nous sommes nombreux à avoir fait tout ce que nous pouvions pour aider la résistance au putsch, sur le plan humanitaire et politique, puis sur le plan financier (pour notre part, nous avons rapidement commencé à collecter des fonds, comme nous avons participé à des campagnes contre « notre » compagnie pétrolière Total). Il faut cependant reconnaître les limites de nos actions et les difficultés que nous rencontrons pour faire de la guerre oubliée de Birmanie un enjeu dans nos propres pays (le soutien le plus actif étant venu de pays voisins, dont la Thaïlande et les Philippines).
Dans ces conditions, il faut commencer par reconnaître que ce qui a été accompli par les mouvements qui ont initié la résistance au putsch du 1er avril est remarquable, extraordinaire (hors du commun). En matière de trahison on fait mieux. Il ne faut pas réécrire l’histoire avec des « si », ce que fait, il me semble Robert. Comme nous disons en français, « avec des “si“ on mettrait Paris en bouteille ».
Selon Robert Narai, deux facteurs principaux expliqueraient pourquoi la classe ouvrière du Myanmar n’a pas réussi à renverser le régime de Min Aung Hlaing lors de la grande vague de grèves de février-mars : l’incapacité à créer un second pouvoir gouvernemental des masses laborieuses et l’absence d’une organisation révolutionnaire profondément enracinée. Il recherche (à raison) et met en valeur les exemples d’entre-aide population-grévistes, de comités de grèves prenant le contrôle direct de la production, la fusion entre des comités de grève et des organisations d’autodéfense de quartier. Toutes choses qui manifestent la profondeur et l’inventivité d’un soulèvement populaire. Pour conclure : « Malheureusement, ces initiatives révolutionnaires ne se sont jamais regroupées en un système cohérent d’autogestion collective. Pour atteindre le niveau d’un gouvernement révolutionnaire des masses laborieuses, ces expériences devraient être généralisées à un niveau local et national. Elles devraient également pénétrer dans les centres d’accumulation du capital qui sont restés largement épargnés par les grèves, en particulier les champs de gaz de la mer d’Andaman et les mines de jade de l’État de Kachin. Ce faisant, ils auraient pu commencer à jeter les bases d’un réseau de conseils de travailleurs qui pourraient éventuellement se disputer le pouvoir. »
Il juge que les comités de grève générale formés à la mi-février auraient pu impulser la création d’un organe national de double pouvoir face à la junte et offrant une légitimité alternative, prolétarienne, au GUN, initiant une dynamique de revendications transitoires portée par un « gouvernement révolutionnaire des masses laborieuses ». Il ajoute que les « formes de pouvoir ouvrier » auraient dû s’implanter dans la capitale Naypyitaw, ce dont elles ont été incapables, pour ne pas permettre aux militaires de « passer les jours les plus difficiles ».
Maisons civiles après que deux chasseurs à réaction de la junte aient bombardé le village de Kone Thar dans le canton de Demoso, dans l’État de Kayah, en mars 2022. / Central Region Special Operation Group
Pour Robert Narai, il est « raisonnable » de penser que tout cela aurait pu se produire avant que Tatmadaw ne reprenne l’initiative. Je crains qu’il soit déraisonnable de le croire. Nous parlons d’une période de six semaines ! Encore une fois, ce qui a été accompli durant ce très bref laps de temps mérite déjà la plus grande admiration. Ses enseignements sont exceptionnels et les succès comme les limites de ce qui a pu, être achevé méritent d’être analysé, mais n’exigeons pas a posteriori l’impossible…
Même si des organisations politiques révolutionnaires implantées avaient existé en février 2021, il est douteux que cela ait suffi sans aide internationale plus décisive, mais de toute façon, elles restaient à construire, comme le note Robert lui-même. Il utilise ici le singulier (une organisation révolutionnaire), alors que je préfère utiliser le pluriel, car le pluralisme du mouvement révolutionnaire s’impose souvent comme une donnée qu’il faut accepter positivement, sous peine de le fracturer.
Des roses et des messages d’amour et de chagrin jonchent l’endroit où Ko Phoe La Pyae, le « héros du 107e district », est tombé le 30 mars dernier. (Frontier Myanmar)
Je voudrais conclure ici sur deux questions.
• La flexibilité des stratégies et des tactiques. Il va de soi que les tactiques sont concrètes, mais les stratégies aussi. La Birmanie a vécu coup sur coup deux tournants majeurs : le putsch du 1er avril et son échec, puis la capacité de Tatmadaw à reprendre l’initiative en menant une campagne de terreur à très grande échelle. L’articulation des formes de lutte n’est évidemment pas la même en février et en mars. Dans un premier temps, il s’agissait d’associer de façon dynamique, au sein d’un vaste mouvement de désobéissance civique, combats démocratiques et sociaux, ancrages dans les lieux de production comme dans les quartiers populaires et zones industrielles, les centres urbains et les campagnes. Dans un second temps, le facteur « résistance armée » entre décisivement en jeu, alors qu’il était précédemment absent, ce qui implique un poids accru des zones rurales et des liens avec les organisations ethniques armées solidaires – en tentant de maintenir la résistance active dans les centres urbains, voire à reprendre l’initiative là aussi.
Quand des paramètres clés de la situation basculent, la stratégie en ressort modifiée. Disons qu’en février, une stratégie du « soulèvement de masse » non armé correspondait à la situation dans la plaine centrale, en sachant que ce type de levée populaire prend des formes territoriales autant que dans les centres de production, rurale autant qu’urbaine, sociale autant que politique.
Des manifestants anti-régime prennent position pour affronter les troupes du régime à Yangon en mars. The Irrawaddy
Nous entrons courant mars dans une phase intermédiaire où la résistance armée s’impose, mais où il est probablement encore difficile d’élaborer une stratégie appropriée, tant que l’évolution des rapports de forces reste indécise. Nous savons maintenant que la résistance armée s’inscrit dans la durée et non pas dans le court terme. Robert Narai n’en écarte pas moins d’un revers de la main la question de la « guerre révolutionnaire du peuple » déclarée par le GUN – et pourtant, il nous faut bien l’aborder, cette question.
Il y a un large éventail d’expériences asiatiques en matière de luttes ou résistances armées à base populaire – déjà anciennes (Chine, Vietnam, etc.) ou très contemporaines (dont aux Philippines). Le vocabulaire importe ici peu : guerre du peuple, guerre révolutionnaire prolongée... Rien n’est jamais transposable d’un pays à l’autre, d’une période historique à une autre. Cependant, ces expériences permettent de réfléchir à bien des questions : le rapport entre la mobilisation des forces sociales dans le processus révolutionnaire et la réforme agraire, le danger autoritaire que peuvent manifester des organisations armées vis-à-vis de leur bases sociales et les moyens de le combattre, la défense et le respect des droits des communautés populaires et des populations montagnardes en situation de militarisation aiguë, les modes de règlement des conflits entre mouvements armés (même progressistes), etc. Il ne s’agit évidemment pas, pour nous, de définir à des milliers de kilomètres la juste stratégie, mais d’apprendre et de transmettre les enseignements de ces expériences dans ce qu’elles ont de spécifique, d’original, ou de plus général.
• Qui doit représenter la Birmanie dans les instances internationales ? Nous ne pouvons pas ignore cette question, un terrain de bataille fort important. L’équation est assez simple.
Nous sommes pour que le SAC soit exclu de toutes les instances régionales et internationales. Il ne peut en aucun cas et nulle part représenter la Birmanie.
S’en tenir à la situation d’avant le putsch (ce que font de nombreuses chancelleries), c’est reconnaître la représentativité du gouvernement civil de la LND sous Aung San Suu Kyi et ne pas tenir compte de tout ce qui s’est passé depuis.
Dernière option, demander la reconnaissance du GUN, qui incarne à la fois la continuité de l’autorité parlementaire civile élue, mais prend acte aussi des évolutions majeures sur la reconnaissance du génocide des Rohingyas, les droits démocratiques et à la citoyenneté, la représentation pluriethnique, la co-élaboration d’un projet confédéral… Il ne s’agit pas de croire le GUN sur parole concernant le respect futur de ses engagements ou de prétendre qu’il va instaurer une démocratie socialiste. C’est d’abord un constat : il n’y a en l’état pas d’autre choix légitime acceptable sur le plan diplomatique. Nous devons le dire.
J’ajouterai que nous avons de la chance, car le GUN, pour une large part, n’est pas un gouvernement en exile, coupé du pays. Protégé par l’Etat karen, des cadres continuent à opérer sur le terrain et certains l’ont payé de leur vie. La coopération militaire avec les PDF s’impose dans bien des lieux comme une nécessité, même de la part d’unités qui ne veulent pas passer sous le commandement (effectif ou symbolique) du ministre de la Défense du GUN.
Le projet confédéral et l’ethno-nationalisme bamar
Ce qu’invoque le GUN ne sera pas simple à mettre en œuvre, car il implique une rupture radicale avec ce que fut la Ligue nationale pour la démocratie sous l’égide d’Aung San Suu Kyi tant en ce qui concerne sa politique envers les peuples des hautes terres que ses complicités dans le génocide des Rohingyas. Il faut surmonter un lourd passif qui remonte loin dans le passé.
Les élites bamars et l’ethno-nationalisme
Rappelons qu’au Myanmar, la plaine centrale est bordée de montagnes frontalières et que la façade maritime, dans la partie méridionale, borde l’océan Indien.
La birmanie – Carte physique.
La Birmanie (Myanmar) en Asie. DR.
Administrativement, le pays est pour l’essentiel divisé en sept Etats ethniques à la périphérie (40% de la population) et sept régions au centre (60%). 135 ethnies sont officiellement reconnues. La Birmanie est dotée d’un parlement bicaméral, l’Assemblée de l’Union, composée d’une chambre basse, la Chambre des représentants, et d’une chambre haute, la Chambre des nationalités. Il s’agit en réalité d’un faux fédéralisme, le gouvernement central n’ayant jamais articulé de politiques de développement pensées à l’échelle du pays entier. Par ailleurs, le mode de représentation institutionnel et de reconnaissance de la citoyenneté figent les « identités » dans la périphérie, car ils dépendent de l’appartenance à une ethnie recensée [20]. Historiquement, ce système a été, pour une large part, formalisé sous la colonisation britannique, connue pour sa politique de « diviser pour régner ».
Dans cette configuration, le pouvoir central est bamar, censé incarner, dans la tradition coloniale, le pays « utile ». Le régime fonde notamment sa légitimité sur la défense de « sa » Birmanie, face à la figure de « l’autre », les peuples non bamars de la périphérie. Les élites sociales bamares, auxquelles Aung San Suu Kyi appartient, sont culturellement ethno-nationalistes. C’est l’une des raisons qui explique que Suu Kyi ait pu cohabiter un temps avec l’armée et la défendre après le génocide des Rohingyas.
Suu Kyi est la fille d’Aung San, le plus connu des fondateurs de l’armée nationale durant la Seconde Guerre mondiale et, en 1939, du Parti communiste birman (PCB). Il fut assassiné, avec six autres membres du gouvernement provisoire, le 19 juillet 1947 par un dirigeant d’extrême droite. La formation de cette armée pendant la guerre est marquée par des retournements d’alliances et il n’y a pas eu, comme en Chine, un long processus combinant guerre populaire, lutte de libération nationale et révolution sociale. Le PCB avait d’indéniables racines dans l’histoire de luttes populaires, mais il restait de composition exclusivement bamare.
La stature d’Aung San Suu Kyi tient pour une part à cette filiation. L’ambivalence de son rapport à l’armée probablement aussi. Elle ne voulait pas ternir son aura historique tout en cherchant à affirmer la prééminence du gouvernement civile contre l’état-major de Tatmadaw, sa propre légitimité étant électorale. Par ailleurs, la tradition politique dans laquelle elle s’inscrit est celle d’une gauche « verticaliste », autoritaire. Durant la période relativement démocratique qui précède le putsch de 2021, quand la « société civile » s’est rapidement développée, Suu Kyi a refusé de s’appuyer sur elle et ses mobilisations autonomes. Ainsi, l’ethno-nationalisme et le verticalisme apparaissent comme deux des facteurs qui ont contribué à l’échec d’une transition démocratique, par ailleurs fort aléatoire.
Le génocide des Rohingyas. Les Rohingyas habitent depuis longtemps la Birmanie, en bordure du golfe du Bengale, et bon nombre d’entre eux étaient reconnus comme des citoyen.nes de plein droit. Rohingya signifie d’ailleurs « habitants du Rohang », plus généralement connu comme l’Arakan / l’Etat Rakhine – « habitants de l’Arakan », donc. Le régime militaire leur refuse le droit de s’appeler ainsi, les considérant comme des étrangers. Cette population a été soumise à diverses campagnes de discrimination, voire à des massacres comme en 2012, pour déboucher, en 2017-2018 sur un génocide et la fuite massive des survivants (quelque 750.000 réfugié.es, pour une grande part au Bangladesh ou errant entre divers autres pays).
L’aile extrémiste nationaliste d’extrême droite du bouddhisme birman a joué un grand rôle dans la diabolisation et la déshumanisation des Rohingyas. Comme bien souvent, derrière les discours enflammés en défense de cause « sacrées » – au nom de l’identité religieuse ou de l’ethno-nationaliste – se cachent des enjeux très terre à terre. Le génocide n’aurait probablement pas eu lieu s’il n’avait pas fallu faire place nette pour ouvrir le territoire où vivaient les musulmans à la construction d’un port en eau profonde, d’une zone industrielle et de nouvelles infrastructures au bénéfice des généraux, de l’Inde et de la Chine. C’est en effet là qu’aboutit le « corridor birman » qui relie le sud de la Chine à la haute mer. La politique des « corridors » permet tout à la fois au régime chinois de raccourcir les échanges commerciaux, d’investir massivement dans les pays concernés (il y a aussi un « corridor pakistanais »), de renforcer son influence à sa périphérie et de contourner un possible blocus que l’armée US pourrait exercer au niveau du détroit de Malacca, plus à l’est.
Le génocide a été occulté en Birmanie et aucune solidarité substantielle ne s’est manifestée chez les Bamars ou de la part d’Etats ethniques. C’est certes l’armée qui a commis le génocide, mais dans un premier temps, Aung San Suu Kyi a agressivement défendu les généraux dans l’arène internationale, allant jusqu’à dénoncer les organismes onusiens chargés de l’aide comme des « complices des terroristes ». Devant le tollé provoqué par son attitude, elle a reconnu l’existence du problème (sans admettre pour autant sa gravité) et a déclaré qu’elle organiserait le retour de réfugié(e)s après avoir vérifié leur citoyenneté (qui leur a été retirée !). Elle a toujours refusé de prononcer leur nom (Rohingya). On en est resté là.
La jeune génération birmane semble aujourd’hui prête à affronter ce lourd passé. Des Bamars subissant aujourd’hui la violence sans merci de Tatmadaw vivent dans leur chair le sort qui a été fait aux Rohingyas et se sentent coupables d’avoir regardé ailleurs en 2017-2018. Bien que le nouveau gouvernement d’Unité nationale ait reconnu le génocide dans son communiqué du 3 juin 2021 et affirmé que les responsables de ce crime devraient être jugés et condamnés, des représentants d’associations de Rohynghas restent sceptiques sur ce mea culpa et demandent à juger sur pièce, mais reconnaissent qu’un nouveau « possible » s’ouvre du côté de l’opposition à la junte, alors que rien ne peut être espéré côté Tatmadaw. Il est tout à fait possible que d’autres membres du GUN qu’Aung San Suu Kyi aient été personnellement impliqués, sous une forme ou une autre, dans l’occultation du génocide.
La coopération militaire des oppositions et Tatmadaw
C’est l’un des facteurs qui va affecter de façon décisive l’avenir du Myanmar. En 2021, il n’existait pas d’organisation progressiste armée dans la plaine centrale bamare, la LND cohabitant au pouvoir avec les militaires. Les militant.es et cadres politiques ou sociaux qui sont entrés en clandestinité n’avaient ni savoir-faire en ce domaine ni armement et les déplacements pour chercher aide et protection dans des Etats ethniques de la périphérie étaient très dangereux. Deux ans plus tard, l’expérience aidant, le panorama a bien changé.
Des forces du PDF dans le haut Myanmar.
Malgré tout, la situation peut encore varier beaucoup d’un endroit à l’autre et la résistance doit, parfois encore, combattre avec des moyens très rudimentaires [21] Le degré d’engagement des organisations ethniques armées contre la junte varie toujours, mais il est plus important que par le passé. Sur le terrain, la situation est souvent compliquée. Voici comment elle se présente actuellement, selon Banyar Aung, dans un article du 31 janvier 2023. [22]
« L’ampleur de la révolution armée en cours est sans précédent au Myanmar. Les forces du régime sont débordées et épuisées, et combattent sur de multiples fronts à travers le pays. L’armée est souvent incapable d’envoyer des renforts lorsqu’une base est attaquée. Au lieu de cela, ils ont de plus en plus recours à l’artillerie et aux attaques aériennes, dans le cadre d’une stratégie de la terre brûlée contre les civils, afin d’ébranler leur foi dans la révolution. » Les combats ont été les plus intenses dans les États de Kachin, Chin, Kayah (Karenni), Karen et Mon, ainsi que dans les régions de Sagaing et Magwe. Les forces de résistance peuvent à nouveau mener des attaques en zones urbaines, notamment dans les grandes villes comme Yangon et Mandalay. Plus de 8 000 affrontements de différentes tailles ont été enregistrés depuis le coup d’État. Il ne se passe pas un jour sans que l’armée du Myanmar ne subisse des pertes. Il n’est donc pas surprenant qu’elle ait du mal à recruter de nouveaux soldats.
Une cérémonie de remise de diplômes de la Force de défense du peuple en 202.
Le GUN a jusqu’à présent créé environ 300 bataillons et a des liens avec quelque 400 unités locales de PDF. Un bataillon de PDF comptant environ 200 hommes, le GUN a ainsi rassemblé une armée d’environ 60 000 résistant.es, sans compter d’autres groupes de défense populaires. « Bien qu’il n’ait pas encore unifié toutes les forces de résistance sous un commandement unique, le GUN a fait des progrès impressionnants en développant un réseau national de forces de résistance au cours des deux dernières années. Nombre de ces résistants ont suivi une formation militaire de base et ont acquis une expérience du combat. Mais armer tous ses bataillons, sans parler des PDF locaux, reste un défi pour le NUG. Cependant, la foule qui a combattu l’armée du Myanmar avec des fusils de chasse rudimentaires et des armes artisanales s’est transformée en une force armée formalisée, équipée de fusils automatiques modernes et de drones. »
Top from left to right : troops of the Karen National Union’s armed wing, the Karen National Liberation Army (KNLA) ; and the Kachin Independence Army (KIA). Bottom from left to right : troops of the Karenni National Progressive Party’s armed wing, the Karenni Army (KNPP/KA) ; and Kokang’s Myanmar National Democratic Alliance Army (MNDAA) / The Irrawaddy, KNPP and MNDAA
Le panorama des organisations ethniques armées et de leur degré d’engagement dans la résistance à la junte est fort complexe. Voilà ce qu’il en est, selon Banyar Aung :
• Les troupes aguerries des organisations ethniques armées (EAO) comprennent l’Armée de l’indépendance kachin, l’Union nationale karen, le Front national chin, la Force de défense chinland, le Parti national progressiste karenni, la Force de défense des nationalités karenni et le Front démocratique des étudiants de Birmanie. Leurs forces combinées de 45 000 soldats coopèrent pleinement avec la révolution de printemps pro-démocratique pour renverser le régime.
A member of the Loikaw-PDF from Kayah State during a clash in neighboring Shan State’s Pekon Township in November. / Loikaw PDF
• Bien que l’armée d’Arakan, l’armée de libération nationale Ta’ang et l’armée de l’alliance démocratique nationale du Myanmar aient participé à moins d’affrontements avec les troupes de la junte, ces trois groupes soutiennent les forces de la révolution du printemps en leur fournissant des armes ou des équipements. Ils représentent également une menace sérieuse pour le régime, car des affrontements entre les troupes de la junte et les trois EAO, dont les effectifs combinés s’élèvent à quelque 45 000 hommes, pourraient éclater à tout moment.
• Trois autres EAO, avec une force combinée d’environ 45 000 hommes - l’Armée unie de l’État Wa, l’Armée de l’alliance démocratique nationale et le Parti du progrès de l’État Shan - s’engagent à peine dans les forces de résistance du pays. Mais elles ne se battent pas non plus pour le régime, préférant le rôle de spectateurs intéressés.
• Deux autres groupes, le Conseil de restauration de l’État Shan et le Nouveau parti de l’État Mon, avec une force combinée d’environ 10 000 soldats, ont adopté une position neutre dans les combats, mais concluent également des accords avec le régime.
• Les signataires de l’accord de cessez-le-feu national, à savoir l’Armée démocratique karen bénévole, l’Union nationale karen/Conseil de libération nationale karen-Conseil de paix, l’Organisation de libération nationale palaung, le Parti de libération arakan et l’Union démocratique lahu, sont sous le contrôle du régime. Mais il est peu probable qu’ils se joignent à la Border Guard Force [Gardes frontières] et aux milices, favorables au régime, pour combattre aux côtés des forces de la junte.
« Il est donc juste de dire que la majorité des EAO se sont rangés du côté des forces anti-régime. Les forces révolutionnaires ont cependant encore certaines faiblesses. Elles ne sont pas encore totalement armées, elles ont peu d’armes pour contrer les frappes aériennes, elles manquent d’artillerie et elles ne sont pas encore sous une seule chaîne de commandement nécessaire pour mener des attaques synchronisées. »
Changement de période pour Tatmadaw. Tadmadaw était réputée pour sa cohésion. Devenue en quelque sorte la fraction dirigeante de la société, elle pouvait représenter un canal de promotion sociale. Par-delà ses divisions et rivalités, le corps des officiers supérieurs défendait solidairement ses prérogatives politiques et son empire économique (l’économie « kakie »). Il garde aujourd’hui encore d’importantes sources de revenus, « légales » ou pas (comme les trafics frontaliers) et maintient son emprise sur les conscrits (un par famille) par la menace. Tant que les troupes ont été envoyées combattre des organisations ethniques (« l’autre »), cette cohésion a été maintenue. Une fois que la répression a frappé les populations bamares, une série de défections se sont produites (évaluées à 2 000 soldats, mais aussi 6 000 policiers). Elles pourraient se poursuivre dans la mesure où l’armée subirait des revers couteux. Hier, Tatmadaw opérait de façon discontinue sur un nombre limité de théâtres d’opérations, dans certains Etats ethniques seulement. Aujourd’hui le pays entier est une zone de guerre, ce qui lui pose des problèmes opérationnels nouveaux.
Il ne faut cependant pas sous-estimer l’ennemi. La junte a encore les moyens de s’acheter des soutiens, de jouer sur des rivalités, de coopter quelques transfuges [23]… Elle ne cesse de renforcer son armement : aviation, tanks…
Les mouvements associatifs et syndicaux
La Birmanie a connu un bouleversement tardif de sa formation sociale avec les mesures de libéralisation économique et politique qui ont été mises en œuvre à partir de 2011 – « un vaste processus » selon les termes de l’Asian Labor Review (ALR) dans l’introduction à l’interview que lui accorde la syndicaliste Ma Tin Tin Wai [24]. Le gouvernement « quasi civil » appelant « à l’expansion des investissements directs étrangers et du commerce international. » La part de l’économie de subsistance dans les campagnes s’est rapidement réduite, provoquant un exode rural vers des emplois salariés dans les industries manufacturières des centres urbains. Il existe aujourd’hui encore des liens familiaux entre travailleur.es et pauvres des villes et la paysannerie qui ont été activés quand la répression a frappé les militant.es anti-junte.
« La majorité de la main-d’œuvre urbaine, dont un grand nombre de femmes, est employée dans le secteur de l’habillement, qui contribue de manière significative au revenu national du pays. Parallèlement à la libéralisation économique, la formalisation du marché du travail a été entreprise afin de faire respecter les protections légales du travail, d’assurer l’intégrité des investissements et de fournir des environnements de travail stables nécessaires à une production ininterrompue. », l’Asian Labour Review note que la loi sur l’organisation du travail promulguée en 2011 « a considérablement changé la nature des relations de travail et du marché du travail, en introduisant de nouveaux systèmes de sécurité sociale, des contrats de travail obligatoires, un salaire minimum et des mécanismes de résolution des conflits du travail. Cependant, ces politiques n’ont pas réussi à protéger adéquatement les droits des travailleurs. L’État est resté attaché à la protection des intérêts des employeurs, car leurs intérêts étaient alignés. »
Ainsi, la légalisation des syndicats, l’institutionnalisation de la négociation collective [25] et la création d’un organe d’arbitrage composé d’anciens militaires et de représentants des entreprises n’ont pas eu l’effet escompté : assurer l’ordre social remis en cause à la fin du règne Than Shwe : peu après l’adoption du premier texte de loi sur le travail en 2011, les districts industriels de Hlaing Tharyar, Shwepyithar et Hmawbi, dans la banlieue de Yangon, ont connu une nouvelle vague de grèves, qui a conduit à la création de dizaines de nouveaux syndicats d’usine. Comme le résume Robert Narai : « Une autre vague de grèves a submergé le secteur de l’habillement en 2015-17, notamment une émeute en 2017 au cours de laquelle des centaines de travailleurs sont descendus dans l’usine Hangzhou Hundred-Tex Garment, dans la banlieue de Yangon, endommageant les véhicules de l’usine, brisant les vitres, démolissant les machines, attaquant la direction et prenant plusieurs cadres en otage. (L’émeute faisait suite à une grève de 15 mois pour des heures supplémentaires non payées, qui a entraîné le licenciement du dirigeant syndical de l’usine). Puis, en 2019, les travailleurs de l’habillement ont mené une autre vague de grèves sauvages avant que COVID-19 ne soit utilisé pour réprimer le militantisme. »
Aujourd’hui encore, note l’ALR, « sous le régime militaire qui réprime sans relâche les grèves, condamne à mort les partisans de la démocratie et restreint la liberté d’expression et le militantisme syndical, on peut encore voir des manifestations spontanées organisées par les travailleurs dans leurs usines. ». Ainsi, la Fédération des travailleurs généraux du Myanmar (FGWM, anciennement connue sous le nom de Fédération des travailleurs de l’habillement), pour laquelle parle Ma Tin Tin Wai, « regroupe 20 syndicats d’usine, est à la pointe de la résistance contre la junte et s’organise contre l’exploitation capitaliste des travailleurs du Myanmar. Elle a aidé les personnes issues du mouvement de désobéissance civile à former des syndicats. Pour ces raisons, ses dirigeants ont été pris pour cible par la junte militaire et ont été contraints à l’exil. » [26]
Le renouveau militant s’est aussi manifesté dans le monde rural et sur les campus. Robert Narai [27] souligne que la mise en place par le gouvernement USDP de Thein Sein d’un organisme chargé des litiges fonciers, composé d’anciens fonctionnaires de l’État, a déclenché un certain nombre de luttes menées par de petits agriculteurs pour récupérer des terres confisquées sous la dictature de Than Shwe. « Ces luttes ont été particulièrement vives dans le delta de l’Irrawaddy dans les régions de Monywa et de Sagaing, ainsi que dans un certain nombre de zones peuplées de minorités ethniques. » Les étudiant.es se sont battus pour rétablir leurs syndicats, interdits sous la précédente dictature (« se heurtant à une forte résistance de la part des administrations universitaires et des partisans de l’ancien régime. » Dans ce climat combatif, des associations politiques ont vu le jour où « les étudiants pouvaient discuter et débattre ouvertement de sujets politiques pour la première fois en plus de cinq décennies. Un certain nombre de forums plus explicitement radicaux ont également fleuri, notamment des cercles de discussion marxistes à Yangon. »
Slum dwellings in South Dagon, seen on April 2. (Frontier Myanmar)
Ce bouillonnement syndical, associatif et politique a été temporairement placé sous une chape de plomb par le putsch du 1er avril 2021, mais il reprend actuellement, bien que dans les circonstances nouvelles de la guerre civile. [28]
L’impact géopolitique
Sur le front diplomatique, le soutien à la résistance s’accroît, tout en restant fort mesuré, tandis que les positions du régime militaire se détériorent.
• Etats-Unis. En décembre dernier, les Etats-Unis ont adopté une loi sur la Birmanie (le Burma Act), les engageant à contribuer au rétablissement d’une gouvernance civile au Myanmar (soutien au GUN) et à faire en sorte que les auteurs de violations des droits de l’homme rendent des comptes. Elle prévoit également une assistance non militaire aux forces anti-junte, notamment aux organisations armées ethniques (EAO) et aux forces de défense populaires (PDF). Cette décision montre que Washington ne croit plus que la négociation avec la junte soit une solution pratique.
Les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, le Canada et l’Australie (particulièrement critiquée pour la lenteur dont elle a fait preuve en ce domaine) ont annoncé un durcissement des sanctions internationales [29], suivis par l’Union européenne (mais pas du tout par le Japon). Justice for Myanmar se félicite du nouveau train de mesures adoptées par Bruxelles « plus de deux ans après la tentative illégale de coup d’Etat » [30]. Selon les pays, ces sanctions peuvent concerner l’élargissement de la liste noire de membres du SAC et des entreprises ou conglomérats sous le contrôle de l’armée, ou la fourniture de carburants destinés à l’aviation birmane.
• Chine. La Chine réévalue la situation. Elle ne fait en effet pas dans l’idéologie. Le PCC entretenait auparavant de fort bonnes relations avec Aung San Suu Kyi, mais avait néanmoins apporté un soutien décisif à la junte après le putsch du 1er avril 2021. La priorité, pour Pékin, est de traiter avec un pouvoir susceptible de garantir la stabilité du régime en place, la sécurité de ses nombreux investissements et la protection des entreprises chinoises implantées dans le pays. Le SAC s’avère aujourd’hui incapable de répondre à ces exigences.
Pékin a réduit ses relations de haut niveau avec la junte et ne s’est pas rendu à la deuxième réunion de coopération Lancang-Mekong. La Chine n’a pas opposé son véto à une résolution de l’ONU condamnant le régime militaire. Elle a suspendu ses grands projets d’investissement, notamment dans le corridor stratégique qui conduit à la frontière maritime de l’Arakan (Etat Rakhine).
La Birmanie (Myanmar) donne directement accès à l’océan Indien, c’est-à-dire à l’ouest du détroit de Malacca qui « verrouille » la mer de Chine du Sud. DR.
Fin décembre 2022, des rencontres ont été organisées dans la province chinoise frontalière du Yunnan avec sept organisations ethniques du nord de la Birmanie. Il aurait s’agit d’activer ou d’établir des contactes en attendant de voir comment Washington va mettre en œuvre sa nouvelle politique. [31]
• L’ASEAN. Sous la pression des événements et de l’opprobre internationale, les gouvernements membres de l’ASEAN ont été forcés de prendre position sur la situation en Birmanie (leur règle d’or étant pourtant de ne jamais « s’ingérer » dans les affaires des uns et des autres, mais de ne traiter que des questions régionales d’intérêt commun). Ils se sont divisés. Dans une déclaration de « consensus en cinq points » adoptée en avril 2022, l’Indonésie, la Malaisie, les Philippines et Singapour ont appelé à la restauration du processus démocratique, mais les autres pays ont accepté ce qu’ils considèrent comme un fait accompli en faveur du généralissime Min Aung Hlaing. De toute façon, ce dernier ne tient aucun compte de la déclaration majoritaire.
Pour Thitinan Pongsudhrirak, de fait, l’ASEAN (« s’est montrée impuissante à promouvoir un dialogue pacifique et risque de devenir complice passive des crimes atroces commis par le Tatmadaw contre sa propre population. Le Myanmar a mené l’ASEAN en bateau dans sa quête de légitimité, et l’ASEAN laisse faire. (…) Une grande partie de ce qui peut être fait au sujet du Myanmar, sans parler de la crédibilité globale de l’ASEAN, dépend de la présidence indonésienne de cette année. Le président indonésien Joko Widodo, à la fin d’une décennie au pouvoir, voudra probablement laisser un héritage durable en matière de politique étrangère, notamment le rétablissement de la centralité et de la cohésion de l’ASEAN. Mais tant que le SAC maintiendra son intransigeance et ignorera les recommandations de l’ASEAN, telles que le consensus en cinq points d’avril 2021, le groupement restera probablement inefficace pour favoriser la paix et le dialogue dans le contexte de la guerre civile au Myanmar. » [32]
• Les soutiens indéfectibles. Parmi les quelques pays qui offrent actuellement leur soutien au régime figurent la Russie, le Belarus, l’Inde et le Japon.
La Russie et le Belarus s’engagent auprès du régime principalement pour vendre des armes. Même s’il est peu probable qu’elle investisse massivement au Myanmar, la Russie s’associe avec les généraux (à la retraite) dans le développement touristique locale [33]
L’Inde et le Japon coopèrent ouvertement avec le régime. « Delhi a dépêché des délégations de haut niveau au Myanmar. Elle a également fermé les yeux récemment lorsque le régime a utilisé l’espace aérien indien pour attaquer le quartier général du Front national révolutionnaire Chin près de la frontière indienne, ce qui a entraîné l’atterrissage de bombes sur le sol indien. Le Japon coopère avec le régime par l’intermédiaire du président de la Nippon Foundation, Yohei Sasakwa, et de l’ancien député japonais Hideo Watanabe, qui a une influence dans les cercles gouvernementaux japonais.
L’intention principale de l’Inde et du Japon est toutefois de contrebalancer l’influence politique et économique de la Chine au Myanmar. Mais les deux pays n’ont ni droit de veto au Conseil de sécurité des Nations unies ni influence sur l’ASEAN. Et ils n’ont que des investissements relativement faibles dans le Myanmar sous domination militaire. Le régime ne peut donc pas attendre grand-chose des deux pays. » [34]
La solidarité
L’année en cours s’annonce décisive. Le rapport de force évolue favorablement et la victoire contre l’ordre militaire s’avère possible, mais le coût humain de la guerre civile est très élevé, très lourd à supporter pour la population. Pour que cette terrible épreuve se termine enfin, il faut que les forces de résistances reçoivent effectivement l’aide dont elles ont besoin, sur tous les plans et sans tarder.
Face aux crises de 1988 et de 1990, la « communauté internationale » s’était divisée entre les tenants de la politique de sanctions (qui n’étaient pas assez efficaces pour faire reculer la junte) et les tenants d’un « engagement constructif » visant à obtenir par la négociation un compromis avec l’armée birmane. Cette politique (qui avait ses soutiens dans le monde universitaire français et les cercles de l’Union européenne) a lamentablement échoué.
Il est bien difficile de faire de la guerre oubliée de Birmanie un enjeu politique, dans un pays comme la France. Cependant, avec toutes les autres composantes françaises de la solidarité, nous pouvons apporter notre contribution à un mouvement solidaire international multiforme qui n’est pas sans efficacité, tant s’en faut. Agir, donc, pour :
° Se joindre aux initiatives de solidarité internationale qui prennent de l’ampleur comme en témoigne la déclaration du 19 août 222 rassemblant 369 signatures, se référant à 57 pays [35]
° Imposer l’isolement diplomatique complet du SAC. Le GUN doit, pour l’heure, assurer la continuité de la représentation légale de l’Union birmane (Myanmar) dans toutes les instances internationales et régionales (ASEAN…).
° Dénoncer et sanctionner les firmes qui continuent à fournir, directement ou indirectement, les moyens financiers et militaires à la junte de poursuivre sa guerre.
° Exiger la libération inconditionnelle de toutes et tous les prisonniers politiques.
° Obtenir une augmentation significative de l’aide, y compris militaire, à la résistance, pour qu’elle reçoive notamment de quoi protéger les populations des frappes aériennes et de l’assaut des blindés.
• Assurer la sécurité et des conditions de vie décentes aux personnes déplacées de force en Birmanie et réfugié.es au Bangladesh, en Inde, Malaisie, Thaïlande et dans autres pays d’Asie du Sud et du Sud-Est.
• Assurer un soutien militant aux différentes composantes de la résistance, politique et financier. L’association Europe solidaire sans frontières a, pour sa part, assuré un suivi permanent de la situation en Birmanie via son site Internet et a envoyé 4500 € en 2022, versé au pot commun des mouvements de solidarité présents aux frontières du pays.
Pierre Rousset
Glossaire
Ce glossaire sera étoffé et détaillé ultérieurement.
Trois mots sont utilisés en français, dont un seul appartient à la langue courante : les Birmans, signifiant usuellement tou.tes les habitant.es de la Birmanie. Le terme de « bamar » renvoie précisément aux membres de l’ethnie majoritaire occupant les plaines. Le nom Myanmar, aujourd’hui très utilisé en anglais, est un synonyme de Birmanie.
AAPP : l’Association d’aide aux prisonniers politiques (Assistance Association for Political Prisoners).
ASEAN / ANASE : Association des Nations de l’Asie du Sud-Est (Association of Southeast Asian Nations). ANASE en français (Association des nations de l’Asie du Sud-Est), mais plus connue, même dans le monde francophone, sous son sigle anglais.
Bamar : Nom ou adjectif qui désigne l’ethnie très largement majoritaire dans la plaine centrale en Birmanie.
CDM – MDC Mouvement de désobéissance civile (Civil Disobedience Movement), formé le lendemain même du coup d’Etat. Il était indépendant de la LND.
CRPH : Comité représentant Pyidaungsu Hluttaw (Committee Representing Pyidaungsu Hluttaw), fondé le 5 février 2021 par des parlementaires de la Ligue pour la démocratie (LND) pour assurer la continuité de l’autorité civile de la Chambre basse. Le parlement en résistance.
CTUM : Confédération des syndicats du Myanmar (Confederation of Trade Unions Myanmar).
EAO / EROs : Organisations ethniques armées, Organisations de résistance ethnique
FGWM : Fédération des travailleurs généraux du Myanmar (anciennement connue sous le nom de Fédération des travailleurs de l’habillement), aujourd’hui rattachée au NUCC et du JCC. Federation of General Workers in Myanmar (formerly known as the Federation of Garment Workers)
GUN (NUG en anglais) : Gouvernement d’Unité nationale de la République de l’Union du Myanmar (National Unity Government of the Republic of the Union of Myanmar), fondé le 16 avril 2021 par le CRPH
JCC / CCC : Comité de coordination conjoint (Joint Coordination Committee).
NUCC / CCUN : Conseil consultatif pour l’unité nationale (National Unity Consultative Council).
PDF : Forces de défense du peuple (People’s Defence Force).
SAC : Conseil d’administration de l’État (State Administration Council), nom dont s’est doté la junte militaire après le coup putsch.
SDUF : Front uni social démocrate (Social Democratic United Front) [Attention : l’usage de la formule « social démocrate » renvoie ici au sens que donnaient à ce terme Lénine et les bolcheviks].
USDP : sigle anglais du Parti de l’Union, de la solidarité et du développement (Union Solidarity and Development Party), bras politique de l’armée.