ENTRETIEN
Antoine Védeilhé est journaliste et réalisateur free-lance, installé en Inde depuis 2020 après quatre ans de correspondance en Chine. Il collabore essentiellement avec Arte, France Télévisions et la BBC. Il a réalisé le reportage sur la Birmanie avec le journaliste reporter d’images Thomas Blanc.
Découpages est une agence de presse audiovisuelle dont la productrice est Myrto Grecos, qui réalise chaque année plusieurs heures de documentaires et de grands reportages ainsi que des émissions de télévision. Ses productions ont remporté plusieurs grand prix, notamment le Prix Scam de l’investigation Figra 2022 pour Chine : le drame ouïghour, réalisé par François Reinhardt et Romain Franklin et diffusé sur Arte.
Le journaliste Antoine Védeilhé (Crédit : Compte Linkedin [1])
Hubert Testard - Pourquoi avez-vous choisi d’enquêter sur le combat des Chin pour illustrer les conflits ethniques en Birmanie ?
Antoine Védeilhé - On parle très peu de ce qui se passe en Birmanie, et quand on en parle, c’est en général par le prisme de la rébellion Karen. Les Karens occupent la jungle à la frontière avec la Thaïlande. C’est une frontière assez poreuse. Il est assez facile de s’y rendre pour les journalistes et les Karens sont très organisés dans leur communication (attaché de presse, site internet…), ce qui explique leur présence médiatique. Je voulais enquêter par un autre prisme, et j’ai choisi les Chin car j’habite en Inde, et il est possible de se rendre directement dans l’État Chin à partir de l’Inde. Par ailleurs, les Chin sont réputés relativement pacifistes parmi les ethnies historiquement en conflit avec le pouvoir central. Et pourtant, ils ont été les premiers à prendre position pour le gouvernement en exil et à reprendre les armes contre la junte birmane après le coup d’État de février 2021.
Quelles difficultés avez-vous rencontré pour réaliser ce reportage ?
Le passage de la frontière à partir de l’Inde était long mais relativement simple en saison sèche, avec une petite rivière à traverser et des postes frontières birmans assez faciles à contourner. En revanche, le plus difficile était de se déplacer d’un village à l’autre. On est en zone de montagne, les grands axes sont contrôlés par l’armée birmane, et nous ne pouvions circuler que très lentement sur des pistes. C’est aussi une zone où il n’y a pas de réseau téléphonique, pas d’Internet, et nous allions dans des villages sans savoir à l’avance ce que nous serions en mesure de faire pour le reportage. S’agissant des risques, nous n’avions pas eu un sentiment de danger pendant le reportage car nous n’avons pas été directement attaqués. Mais un village où nous sommes passés a été bombardé une heure après notre venue, et une équipe de soldats qui suivait le même parcours que le nôtre, lorsque nous avons accompagné une patrouille vers Thantlang, a été attaquée à plusieurs reprises.
Votre reportage commence avec les portraits de quatre combattants et combattantes qu’on voit opérer sur la ligne de front. Quelle est votre appréciation sur leur moral et leur état d’esprit ?
Le reportage commence avec une patrouille organisée dans Thantlang, une ville de 12 000 habitants entièrement détruite par les combats, et aujourd’hui désertée. Cette patrouille est dirigée par le commandant Sang Uk Thang, qui est à la tête d’une importante unité de 700 soldats. Nous avons aussi interrogé une jeune étudiante de vingt-cinq ans, Grace Sui Hlawn Tial, un ancien membre de l’armée birmane qui a déserté pour rejoindre l’armée Chin, le sergent Aung Koko Win, et un jeune lieutenant de vingt-deux ans, Aung Soe Linn. Leurs témoignages montrent à la fois une grande détermination et parfois une grande anxiété pour l’avenir. Le sergent Aung Koko Win ne cache pas le déséquilibre des niveaux d’armement entre les Chin et l’armée birmane, qui est équipée par la Chine et la Russie. La jeune Grace admet qu’elle a parfois envie de tout abandonner face aux dangers et aux difficultés de la vie quotidienne.
En fait, la plupart des combattants Chin sont des jeunes étudiants qui n’avaient jamais tenu un fusil précédemment, et ils font face à des militaires birmans mieux équipés, plus entraînés et plus nombreux. Et pourtant, ils ont regagné du terrain à Thantlang. Leurs états d’âme me paraissent refléter ce que l’on pourrait entendre sur n’importe quel terrain de guerre, mais que l’on n’entend pas parce que la communication est en général très verrouillée, et qu’ailleurs – en Ukraine, au Kurdistan, en Colombie – les journalistes sont très encadrés et les questions-réponses sont triées. Rien de tel avec les Chin : nous étions totalement libres d’aller où nous voulions et d’interroger chacun comme nous le souhaitions, sans personne pour nous surveiller. Il y a donc beaucoup d’authenticité dans leurs témoignages.
Vous avez également rencontré d’anciens habitants de Thantlang dans un camp de réfugiés à quelques heures de route. Comment survivent-ils ?
Il s’agit d’un couple, Nun Cung et Tial Tin Dim, et de leurs enfants. Au début du reportage, ils reviennent à Thantlang et découvrent les ruines de leur ancienne maison, entièrement détruite par les bombardements. Nous les retrouvons ensuite dans le camp de réfugiés où ils sont contraints de vivre avec une centaine d’autres familles de Thantlang. Il faut savoir que l’État Chin était déjà avant cette guerre l’État le plus pauvre de la Birmanie. On estime que les trois quarts de sa population vivaient sous le seuil d’extrême pauvreté selon les critères de la Banque Mondiale. La guerre les a privés du peu qu’ils avaient et le camp où ils habitent est situé dans une zone de montagne où les habitants sont à peine mieux lotis qu’eux. Ils reçoivent des sacs de riz distribués par des ONG locales liées à la diaspora Chin américaine et canadienne, qui est leur principal soutien international. Les familles du camp se nourrissent de riz, de pâte de crevette et parfois de quelques feuilles de chou cultivées sur place. La population de ce camp est aujourd’hui stabilisée car plus personne n’habite à Thantlang. Les autres habitants sont soit répartis dans des camps de réfugiés dispatchés sur le territoire de l’État Chin, soit partis en Inde dans l’État voisin du Mizoram où se trouve également un grand camp de réfugiés toléré par les autorités indiennes. Les Chin contrôlent actuellement 70 % du territoire de l’État Chin, mais pas les principales villes, qui sont toutes contrôlées par l’armée birmane à l’exception de Thantlang. C’est ce qui fait de cette ville fantôme un enjeu stratégique important.
Vous faites également le portrait d’un médecin et de sa femme qui tentent de faire vivre un dispensaire dans un petit village de montagne…
Oui, il s’agit d’un jeune médecin, le docteur Amos, tout juste diplômé d’une université à Rangoon, et de son épouse Rebecca qui est infirmière. Ils ont participé aux manifestations contre la junte et ont dû fuir car ils travaillaient pour un hôpital public. Tous deux sont originaires de Thantlang, ce qui explique leur installation dans l’État Chin. Ils ont pris en main un dispensaire abandonné et ils soignent principalement des civils, parfois quelques soldats. L’approvisionnement en médicaments et équipements médicaux de base se fait par l’Inde, au prix de trajets durant un à deux jours pour atteindre la capitale de l’État indien du Mizoram. Les financements proviennent également des dons de la diaspora nord-américaine. Le docteur Amos doit tout faire. Il est à la fois chirurgien, pédiatre, anesthésiste et gynécologue. Nous filmons une scène où il fait une échographie à une patiente, et se rend compte au bout d’un moment qu’elle est enceinte, car sa pratique de l’échographie est minimale.
Le reportage se termine par deux scènes très émouvantes…
Le porte-parole du front national Chin, qui est la branche politique de l’armée nationale Chin, Salai Thet Ni, nous a emmenés dans le cimetière qui vient d’être créé au camp Victoria pour accueillir les victimes des derniers bombardements de l’armée birmane. Le porte-parole nous a expliqué d’où venaient ces jeunes, pour la plupart des étudiants sans expérience antérieure de la guerre. Au total, on estime à 300 le nombre de soldats Chin tués depuis le coup d’État, sur un total d’environ 2 000 combattants. L’attaque du camp Victoria montre que cette guerre est totale. Il n’y a pas seulement des morts sur le front, il y en a aussi dans les bases arrière et dans des villages où n’habitent que des civils, comme celui de Than Glo que nous avons traversé.
Nous sommes ensuite allés à la rencontre des blessés, tout aussi nombreux, et des mutilés qui ont perdu un ou deux membres en sautant sur des mines. Le plus jeune d’entre eux avait 17 ans. La multiplication des mines va poser en Birmanie le type de problème qu’on a connu au Cambodge ou au Laos, où des décennies d’efforts après la fin des conflits n’ont pas permis d’assainir entièrement les sols.
Votre reportage a été réalisé il y quelques semaines. Comment évolue la situation sur le terrain ?
La junte est en train de mener une contre-offensive sur Thantlang, avec l’objectif de reprendre la ville avant la saison des pluies à partir de mi-juin. La situation que nous avons décrite est très probablement en train de s’aggraver. Les crimes de guerre commis par l’armée birmane n’ont rien à envier à ceux reprochés à l’armée russe en Ukraine. Il est important d’avoir conscience du drame que constitue cette guerre inégale en Birmanie, et de susciter une mobilisation internationale qui ne se limite pas à la diaspora Chin.
Propos recueillis par Hubert Testard