Première partie
ÉCHANGE AUTOUR DES PROPOSITIONS DE JONATHAN DURAND FOLCO : (1) DE L’UNITÉ CITOYENNE POPULAIRE ; (2) DE LA STRUCTURE LOGIQUE DU PROJET POLITIQUE
Les 2 derniers textes de Jonathan Durand Folco sont à plusieurs égards très stimulants. Ils nous obligent à réfléchir sur le moyen et le long terme. Ils cherchent aussi à nous hisser à la hauteur des efforts menés par les différents courants de la gauche historique pour éclairer leurs interventions pratiques et en faire le bilan. Et cela, en ne se contentant pas de répéter les ritournelles d’autrefois. Ni non plus en sautant à pieds-joints sur tout nouveau concept mis à la mode par les milieux universitaires. Encore moins en se drapant d’un radicalisme militant vidé de tout autre fondement que celui de la pureté morale de ses intentions.
On ne peut donc que saluer cet effort de renouvellement et d’actualisation théorique. D’autant plus qu’il ne se cantonne pas à rester dans l’abstraction d’une théorie détachée de toute pratique sociale et politique. Il cherche de manière critique et comme militant, à mettre en perspective l’actuel projet socio-politique de QS, en lui proposant non seulement une alternative, mais aussi en s’efforçant de l’inscrire dans un nouvel ensemble conceptuel plus en rapport avec les réalités sociales et politiques contemporaines.
Ces textes ouvrent donc un véritable débat qui sera d’autant plus riche et fécond si d’autres s’y aventurent en y ajoutant leur propre grain de sel.
C’est ce que je tenterai de faire ici, en traitant tout d’abord de son second texte (celui touchant à la question de la nécessité d’un projet politique) avant de m’attarder au premier texte, là où sont esquissés les fondements d’une approche théorique renouvelée. Sans toucher à toutes les affirmations qu’on y retrouve, je chercherai plutôt à m’arrêter sur celles qui touchent plus directement au devenir de Québec solidaire ainsi qu’aux interprétations et solutions que ce parti pourrait à brève échéance faire siennes.
1) De la nécessité pour QS de disposer d’un authentique projet politique
Quelle alternative trouver aux orientations politiques passablement floues de QS ? Telle pourrait être la question centrale à laquelle Jonathan Durand Folco cherche à répondre. Et s’il fait de la nécessité de se doter d’un authentique projet politique l’axe de toute son argumentation, c’est parce qu’il juge que la démarche actuelle de QS –« disloquée » qu’elle est, entre un programme qui ne se bâtit que très lentement et des plateformes électorales toujours marquées par la conjoncture et la logique du marketing politique — ne lui permet pas de disposer d’une orientation politique très lisible ; orientationt pourtant indispensable à toute organisation de gauche qui veut non seulement tracer les « jalons de la société à construire », mais aussi pouvoir s’adresser aux « gens ordinaires, avant, pendant et après la période électorale ».
Sans reprendre ici le détail de son argumentation et en particulier son analyse très juste des limites des deux plateformes électorales de 2012 et 2014 (l’une formant « un programme unifié mais confus », l’autre renvoyant à trois thèmes judicieux mais peu pensés « dans leur inter-dépendance »), il faut souligner que Jonathan Durand Folco touche ici un des points aveugles de la démarche menée par QS depuis 2006 ; point aveugle qui à terme pourrait bien l’affaiblir considérablement et sur lequel il faut bien s’arrêter.
Un des points aveugles de Québec Solidaire
Certes la volonté de dépasser la multitude des divisions et la pluralité des positions caractérisant la mouvance de gauche du Québec au début des années 2000, a fait au départ pencher QS vers une approche très pragmatique, toute tournée vers la recherche de consensus larges et flous ainsi que l’obtention de premiers résultats électoraux et d’un minimum de légitimité médiatique. Mais si cette approche a pu donner des résultats et être en son temps nécessaire, elle n’est plus suffisante aujourd’hui, surtout au regard des défis posés par le retour au pouvoir du Parti libéral et par ses politiques globales d’austérité néolibérale.
En effet quand on aspire à être de gauche, faire de la politique ce n’est pas seulement occuper avec habileté la scène électorale, ce n’est pas non plus se proclamer –le cœur sur la main— un parti des urnes et de la rue. C’est aussi savoir manier l’art de la stratégie.
C’est donc se donner les moyens d’avoir une véritable vision stratégique pouvant se déployer sur le moyen et le long terme. Et cela parce que l’on sait qu’en cette époque de néolibéralisme débridé, la politique consiste d’abord à constituer/reconstituer la force collective des gens d’en bas, à stimuler, favoriser l’affirmation d’une puissance commune capable de se confronter avec quelque chance de succès aux diktats imposés par une minorité qui fait passer frauduleusement ses intérêts bien comptés pour ceux de tous et toutes.
Impossible donc de poursuivre un tel objectif sans disposer d’une stratégie politique qui soit adaptée à l’objectif poursuivi et qui tienne compte du contexte dans lequel on se trouve. D’où toute l’importance de se doter –comme le rappelle si bien le texte de Jonathan— d’un projet politique qui dessine en termes stratégiques –et non pas seulement en termes utopiques ou purement conjoncturels— les objectifs à atteindre, les moyens à utiliser pour y parvenir, le tout en fonction du contexte historique qu’il nous est donné de vivre. N’est-ce pas aussi à cette tâche que devrait s’atteler QS ? Et si de toute évidence l’idée privilégiée aujourd’hui par QS d’aller à la rencontre des mouvements sociaux est une très bonne chose, cette démarche ne prendra toute sa force et son sens que si elle est, en même temps accompagnée d’une réflexion touchant au projet politique de fond que nous poursuivons et dont nous pourrions nous servir comme d’une véritable boussole.
La logique de la transition et des ruptures continuées
Reste bien sûr à définir ce projet politique de fond. Et là une fois encore, Jonathan Durand Folco apporte une série de propositions intéressantes dans la mesure où il cherche à échapper à la fausse alternative : projet radical (mais totalement irréalisable dans l’état actuel des rapports de force politique) versus projet modéré (mais totalement prisonnier des contraintes et exigences néolibérales contemporaines). Et il y parvient à travers sa proposition des 3 révolutions auxquelles il souhaiterait que QS s’attelle : 1) la révolution fiscale comme moteur de la justice sociale [1]. 2) la révolution citoyenne comme moteur de la souveraineté populaire ; 3) la révolution solidaire comme moteur de la démocratisation de l’économie.
Car chacune de ces révolutions cherche à s’attaquer à des réalités à la fois sensibles et concrètes, en somme à des injustices ou à des maux flagrants, dénoncés ad nauseam depuis des années par de nombreux spécialistes comme par l’ensemble des mouvements sociaux, et dont on trouve la source ultime dans le redéploiement du capitalisme néolibéral initié à partir des années 80.
Ce qui est donc proposé, c’est une nette rupture (d’où le nom de révolution), mais une rupture en même temps partielle qui s’effectue à propos de problèmes ciblés et criants ainsi que sur la base de solutions concrètes qui n’on rien en elles-mêmes de révolutionnaire sinon par le fait qu’elles se combinent les unes aux autres et qu’elles tendent toutes, sur le mode transitoire, à la démocratisation en profondeur de la politique, de la société et de l’économie, et cela à l’encontre de toutes les logiques néolibérales à l’œuvre aujourd’hui. Il y a donc ici la mise en œuvre d’une stratégie transitoire qui en tenant compte des rapports de force socio-politiques en vigueur, cherche autour de l’idée de démocratie à approfondir et à renouveler de part en part, à constituer puis mettre en branle un mouvement de transformation social grandissant.
En utilisant une autre mode d’approche et en m’appuyant sur les caractéristiques de la période qui est la nôtre, c’est ce que j’ai appelé ailleurs le projet politique de la « rupture démocratique » [2], projet qui consiste à oser proposer en pleine période néolibérale, des politiques de ruptures qui deviennent possibles concrètement parce qu’elles font écho à de très fortes aspirations démocratiques qu’on retrouve de manière latente dans de larges secteurs de la population et qui le sont d’autant plus qu’elles sont régulièrement flouées et exacerbées par les logiques néolibérales d’aujourd’hui.
Politique de ruptures qui –en termes politiques— se traduisent par des propositions d’approfondissement de la démocratie, et pas seulement de la démocratie formelle (le scrutin proportionnel) mais aussi de la démocratie réelle (la démocratie participative) recoupant ainsi pleinement les 3 révolutions proposées par Jonathan Durand Folco. N’y aurait-il pas là un fil à plomb —dans cette volonté de construire un mouvement socio-politique de démocratisation de la société chaque fois plus large— dont QS pourrait s’emparer pour dépasser les difficultés que ce parti peut connaitre aujourd’hui en termes de projet politique d’ensemble ?
La lutte centrale de l’indépendance : vers la Répubique du Québec ?
Il n’en demeure pas moins que dans le cas du Québec, ce ne serait pas encore suffisant dans la mesure où toutes ces propositions politiques (de révolution fiscale, citoyenne ou solidaire, en somme de ces volontés plurielles de ruptures démocratiques), resteraient encore bien abstraites et générales. À moins qu’elles puissent par exemple se concrétiser au travers du projet de l’indépendance du Québec.
Et c’est ce que n’a pas oublié Jonathan Durand Folco. En soulignant dans son texte, que la question nationale « ne constitue pas un enjeu spécifique, mais une problématique transversale qui touche l’ensemble des questions évoquées précédemment », il souligne bien, non seulement qu’il faut étroitement combiner question nationale et question sociale, mais aussi cette évidence que QS aurait aujourd’hui tout intérêt à prendre en compte : même si la question nationale a pu au terme de la dernière campagne électorale (voir la question de la date du référendum) apparaître comme un véritable « os » (selon l’expression de Françoise David), elle n’en demeure pas moins une question qui doit rester au cœur de son projet politique, sans être aucunement secondarisée parce que jugée difficile ou conflictuelle.
Elle devrait au contraire être prise à bras le corps et clarifiée collectivement. Car c’est elle et elle seule qui donnerait au projet politique de QS toute sa dimension concrète, lui permettant au passage de mettre enfin en pratique cette dimension stratégique si essentielle et qui lui manque tant aujourd’hui. Et là sans doute, il faudrait ne pas avoir peur des mots et reprendre comme l’évoque Jonathan, l’idée d’une République du Québec [3] (« sociale, indépendante, démocratique et écologique ») mettant en œuvre une authentique souveraineté populaire.
En somme cette perspective stratégique culminant autour du projet d’une République du Québec, aurait au moins l’avantage d’obliger QS à clarifier rapidement ses positions –encore si floues et ambiguës– quand au rôle actuel donné à la constituante, lui donnant ainsi les moyens de rendre son projet politique à la fois plus conséquent, et en même temps plus accessible à tous et toutes, plus proche aussi de leurs aspirations les plus profondes.
Et n’est-ce pas cet objectif de fond qui est au cœur des propositions de Jonathan Durand Folco ?
Deuxième partie
OUI POUR UNE UNITÉ NOUVELLE, MAIS LAQUELLE ?
La semaine dernière, nous avons cherché à mettre en lumière comment Jonathan Durand Folco avait su, dans son texte De la structure logique du projet politique, pointer du doigt certaines limites de QS, et comment il ouvrait des perspectives stimulantes, notamment en proposant que ce parti se dote d’un authentique « projet politique » articulé autour de « 3 révolutions » (fiscale, citoyenne et solidaire) trouvant leur achèvement stratégique dans la constitution d’une « République du Québec ».
Cette fois-ci nous reviendrons sur son texte De l’unité citoyenne-populaire, en essayant d’apprécier si les nouvelles perspectives théoriques qu’il esquisse, permettraient à QS de mieux s’orienter sur le long terme ainsi que de saisir les éléments clefs de la période sociopolitique dans laquelle nous nous trouvons.
Ce que l’on peut dire d’emblée, c’est que ce texte est ambieux puisqu’il cherche à mettre en place les éléments d’un nouveau discours permettant à la gauche d’ « aller au-delà d’elle-même, c’est-à-dire de parler un langage qui n’est pas le sien afin d’intégrer ses idées émancipatrices dans un parler populaire ». Un parler qui lui permettrait « de dire franchement quelles sont les contradictions fondamentales de la société que les gens ressentent dans leur vie quotidienne ».
C’est un objectif à la fois louable et nécessaire qui n’en est pas moins difficile à atteindre, tant la gauche –et pas seulement au Québec— a traversé et continue de traverser une période mouvementée, une période de crise au fil de laquelle elle a vu tous ses modèles et idéaux historiques être brutalement questionnés, quand ils n’étaient pas tout simplement jetés aux orties, ou renvoyés à la critique rongeuse des souris.
En effet, il s’agit de trouver, dans l’ici et maintenant du Québec d’aujourd’hui, les moyens de pouvoir faire la part de ce qui, en termes de concepts sociopolitiques explicatifs, continuerait de tenir la route, et ce qui au contraire doit être irrémédiablement abandonné parce que dépassé et correspondant aux termes d’une époque révolue.
Une tâche loin d’être simple
Et comme lorsqu’on privilégie une approche politique, on cherche toujours à dessiner un projet global, en somme à accéder à une certaine représentation de la totalité. Il faut donc pouvoir distinguer l’essentiel de l’accessoire, les tendances de fond d’éléments plus conjoncturels, en somme, il faut parvenir à mettre le doigt sur ce qui reste le plus déterminant, tout en distinguant les différents niveaux d’analyse.
Par exemple l’analyse sociologique des classes sociales pouvant exister au Québec doit être distinguée de l’analyse des mouvements sociaux qui peuvent se déployer à un moment ou à un autre, ou encore de l’analyse des milieux sociaux d’origine à partir desquels, par exemple, s’est constitué QS. Il faut aussi se donner les moyens de situer ces éléments dans leur contexte historique, c’est-à-dire dans la dynamique qui les a vus naître ainsi que dans les sauts et ruptures qui marquent le devenir historique et permettent de distinguer une période sociopolitique d’une autre.
On voit donc que la tâche est loin d’être simple. Et le texte de Jonathan Durand Folco –même si plusieurs de ses affirmations restent discutables— nous ouvre plus d’une piste intéressante. Notamment parce qu’il cherche à faire apparaître avec beaucoup de force ce qui a véritablement changé dans la période historique que nous vivons.
Changement complet de paradigme, est-ce si sûr ?
Partant de l’idée que les principaux interlocuteurs de QS sont d’une part les progressistes (issus des mouvements sociaux et communautaire) unis dans un « cercle multicolore » de « forces citoyennes », et de l’autre « les groupes subalternes » (les minorités et groupes opprimés), il note que ces 2 ensembles –parce qu’ils vivent dans un contexte bien différent de celui de la Révolution tranquille— sont loin de représenter une « majorité sociale », car rappelle-t-il, même si « (…) une majeure partie de la population est salariée, (…) la plupart des individus se trouvent au sein de « positions de classes contradictoires », c’est-à-dire qu’ils sont employés et partagent certains intérêts des couches populaires, tout en étant gestionnaires ou en position d’autorité en intégrant certains intérêts ou valeurs des groupes capitalistes ».
Par ailleurs poursuit-il, comme la désindustrialisation a fait place « à une économie de services flexible et molécularisée (postfordisme), la classe ouvrière est loin d’être unifiée ». Ce qui fait que selon lui « La solidarité de classe ne se trouve plus d’abord au sein de l’usine ou dans la contradiction capital/travail, mais dans une série de luttes opposant le capitalisme et l’environnement ou le milieu de vie, le système et le monde vécu ».
Allant même encore plus loin dans cette direction, il affirme que « Le paradigme n’est plus celui de l’« exploitation », mais de la « dépossession » des biens communs (éducation, espace urbain, ressources naturelles, territoire, etc.) ; les nouveaux mouvements sociaux contestataires, qu’ils soient étudiants, féministes, écologistes, citoyens, autochtones, etc., s’inscrivant justement dans cette dynamique. ».
Avançant ensuite dans son analyse des changements décisifs que le Québec a connus, il rappelle que suite à l’échec des projets collectifs (comme le communisme, la social-démocratie ou l’indépendance nationale), se sont développés des mouvements particularistes pour la reconnaissance tournant autour de politiques d’identité (mouvement féministe, autochtone, queer, etc.). Ce qui fait que spontanément la gauche se voit incapable de s’adresser à une palette large de gens, se confinant naturellement aux seuls « secteurs progressistes » et « couches subalternes », l’empêchant ainsi de s’adresser à de larges majorités.
Faire appel à la notion de peuple, oui mais lequel ?
Sans doute on pourrait ici avoir envie de l’arrêter tout de suite, en critiquant son parti-pris de vouloir à tout prix faire ressortir l’importance du « nouveau » qui émerge et de manquer ainsi de nuances quant au portrait d’ensemble qu’il cherche à esquisser. Et sans doute pourrait-on objecter que Jonathan Durand Folco prend souvent pour un fait accompli, ce qui n’est qu’une tendance à l’œuvre (par exemple la disparition du paradigme de l’exploitation au profit de celui de la dépossession), ne mettant pas suffisamment le doigt sur le caractère complexe et contradictoire de la période dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui et qui fait que ces deux paradigmes coexistent plutôt l’un à côté de l’autre, tout comme s’enchevêtrent les uns aux autres, anciens et nouveaux mouvements sociaux.
C’est là un élément central, et pour prendre un seul exemple, s’il est tout à fait juste de faire ressortir l’importance de nouveaux acteurs et mouvements sociaux (féministe, écologiste, autochtone, etc. ; une des indéniables caractéristiques de la période contemporaine), on ne peut pas pour autant au niveau de l’analyse, mettre définitivement de côté la contradiction capital/travail (et donc l’acteur du mouvement ouvrier et populaire) sous prétexte que l’ensemble des salariés se trouverait dans des « positions de classes contradictoires » et que le mouvement ouvrier et syndical serait de moins en moins le protagoniste de luttes radicales ou « antisystémiques ». Surtout si l’on admet du même souffle que le capitalisme néolibéral reste un élément décisif du portrait d’ensemble.
Si la constatation de l’apathie de plusieurs secteurs de ce qu’on pourrait appeler la classe des salariés est indéniable, il faut se demander en même temps à quoi la doit-on ? À « des positions de classes contradictoires », ou à des politiques syndicales soumises aux contraintes de rapports de force éminemment défavorables et d’orientations stratégiques discutables ? Ou encore à une combinaison de toutes ces causes ? Et rien ne prouve d’ailleurs qu’elle ne pourrait pas prendre des formes d’expressions nouvelles. Ici, pour aller plus loin et se prononcer en toute connaissance de cause, il nous faudrait disposer d’une véritable sociologie des classes sociales qui reste –à ma connaissance ?— encore largement à développer. [4]
Il n’en demeure pas moins que sa conclusion centrale tient parfaitement la route et rejoint un des manques de QS : « la gauche n’arrivera pas à élargir son influence en se rivant sur les particularismes, les forces éclairées et les groupes les plus opprimés, qui représentent pour l’instant le cœur de son projet d’émancipation ».
D’où la nécessité d’avoir un point de vue plus large, et pour cela de faire peut-être appel –comme il le recommande— à la notion de peuple, à condition cependant d’en préciser le sens de manière rigoureuse, et je dirais aussi à condition d’en spécifier le cœur ou le centre vital. Jonathan Durand Folco le fera lui intuitivement, en reprenant la distinction pratique faite par les Indignés [5] (le 1% versus le 99%) et en insistant très justement sur l’existence d’une véritable polarisation entre une élite ou caste dirigeante (le 1% favorisant un capitalisme sauvage prenant la forme de l’austérité et de la destruction du territoire), et le reste de la population (les 99% autres). Mais lorsqu’il tentera de définir ces 99%, il le fera sur la base de catégories sociologisantes, certes évocatrices, mais peu à même de nous aider en termes politiques à définir le pourquoi et le comment de cette nouvelle unité si nécessaire, néanmoins composés selon lui « des forces citoyennes », « des créatifs culturels », « des classes moyennes » et « des classes populaires (…) précaires ».
Là où le bât blesse
C’est là où le bât blesse, car les catégories descriptives qu’il utilise pour faire le portrait d’ensemble de ce peuple (à constituer comme nouvel acteur politique), ressortent comme il le dit d’ailleurs lui-même d’un « portrait sociologique primaire », et ne peuvent pas à elles seules rendre compte des comportements des acteurs sociaux en jeu [6], ni faire ressortir ceux qui sont politiquement les plus essentiels [7] en cette époque historique de redéploiement du capitalisme néolibéral à l’échelle du monde. Plus encore il tend ici à confondre catégories sociologiques et catégories politiques (expliquant le comportement des gens uniquement à partir de certaines conditions d’existence spécifiques quand ce n’est pas de caractéristiques psychologisantes), finissant par faire apparaître des oppositions rigides (entre par exemple la génération de la Révolution tranquille et celle du Printemps érable) dont la portée reste vite discutable et beaucoup plus relative qu’il ne le fait apparaître [8]. Ce qui fait qu’en dernière analyse, on peine à savoir s’il pense pour l’avenir à « une unité sous l’égide des classes populaires » ou à « une unité de type populiste » beaucoup plus lâche et construite autour d’enjeux d’abord conjoncturels.
Reste qu’il touche un point central, décisif une fois encore, en tirant très justement la conséquence logique de l’ensemble de son raisonnement : « l’objectif de la gauche est de former une unité entre les forces citoyennes et populaires contre l’élite dirigeante, la caste des financiers, banquiers et politiciens corrompus (…) ». Ce qui l’amène à conclure que la gauche doit « dépasser son identité politique actuelle, qui n’est pas essentielle mais relative à une phase déterminée de son processus de développement, pour embrasser une nouvelle forme symbolique, culturelle et pratique, qui permettra de faire bloc avec le peuple qu’elle cherche à rassembler. »
L’apport de Gramsci : ne point craindre la polarisation
En fait Jonathan Durand Folco croise ici un problème central que certaines des théories de Gramsci, à condition qu’on les actualise et les ré-interprète à l’aune des enjeux de notre période historique, nous aideraient à résoudre. Et c’est dommage qu’il ne s’appuie pas plus –alors qu’il le fait dans d’autres textes— sur la démarche de cet auteur pour penser cette unité nouvelle si nécessaire, et parvenir à le faire loin de l’ancien paradigme effectivement moribond voulant que « les classes populaires et la bourgeoisie, (...) trouvent leur unité dans un grand projet national et/ou social-démocrate [9] ».
Pour Gramsci en effet, il s’agit, lorsqu’on est confronté à l’hégémonie d’une classe dominante donnée, de se donner les moyens de mener jusqu’au bout une bataille pour l’hégémonie et par conséquent de constituer peu à peu, sur le mode de la polarisation grandissante, « un pouvoir contre-hégémonique » qui ne peut se construire qu’autour des classes populaires (la classe des salariés) et sur la base d’alliances sociales s’élargissant progressivement, le tout à partir d’une stratégie politique globale pensée sur le long terme.
Plus encore il s’agit pour Gramsci de gagner la bataille du « consentement », c’est-à-dire de gagner une hégémonie culturelle en cherchant à rallier à sa cause par un intense travail d’explication et de ralliement idéologique très large, une série de couches sociales qui a priori n’en partageraient pas les présupposés. En ce sens la théorie de l’hégémonie de Gramsci se distingue de celle, par exemple –récemment très en vogue— de Laclau et Mouffe qui tendent à définir la lutte pour l’hégémonie « comme la simple articulation des divers mouvements sociaux qui, à la faveur d’un regroupement de volontés collectives, réorganise dans la société un nouveau type d’antagonismes ou de conflits [10] ».
En fait la conception de l’hégémonie de Gramsci, si elle appelle à l’unification de forces sociales, en somme à la constitution d’une nouvelle majorité sociale disposant de la force nécessaire pour se confronter à la classe dirigeante, cherche à le faire à partir d’une définition très stricte des classes sociales s’enracinant dans la structure même du capitalisme et mettant au cœur du processus de constitution de la contre-hégémonie, la classe des salariés.
Il est vrai que nous ne sommes plus dans les années 30, et que la classe des salariés s’est depuis profondément modifiée (perdant de sa lisibilité traditionnelle notamment à travers certains processus de désindustrialisation en cours), tout comme s’est redéployé à travers de nouvelles modalités, le mode de production capitaliste. On doit donc en tenir compte avec la plus grande attention. Mais si l’on maintient au centre de l’analyse –comme le fait Jonathan Durand Folco— à la fois le rôle central du capitalisme néolibéral et la nécessité de s’en défaire, on ne voit pas comment on pourrait se passer d’une analyse des classes sociales, ni non plus du rôle clef d’une classe salariée, se donnant peu à peu les moyens d’aller au-delà de sa fragmentation actuelle et de refaçonner un langage politique commun avec les autres mouvements sociaux en lutte (en particulier le mouvement écologiste). Mais dans cette perspective, on le voit, l’unité se constitue sur la base d’une démarche d’abord politique.
Et si l’on en revient aux problèmes d’orientation de Québec solidaire, tout l’intérêt de cette analyse est là, à condition qu’on précise plus que ne le fait Jonathan Durand Folco, le rôle des acteurs autour desquels elle devrait se formaliser puis s’élargir. Car elle permet non seulement de saisir toute l’importance de la rencontre actuelle de QS avec les mouvements sociaux, mais aussi et surtout d’orienter l’intervention de QS à partir d’une autre logique : celle de la recherche d’alliés que l’on gagne à travers la dénonciation systématique d’un système et de ceux qui en profitent. Comme l’explique Jonathan Durand Folco : loin de chercher à tout prix à en rester à un discours consensuel et modéré, il serait beaucoup plus judicieux pour QS de tenir un discours qui « peut sembler un peu trop agressif, mais (qui) permet de canaliser les frustrations des classes moyennes et populaires vers les réels profiteurs du système, alors qu’elles sont actuellement gagnées par le discours de la droite et d’une extrême droite larvaire (des radio-poubelles) ».
En guise de conclusion générale
Bien sûr je ne me suis arrêté ici qu’aux éléments qui me semblaient les plus décisifs, et au terme de cette patiente relecture, bien des questions resteront encore en suspens. Mais l’important est là : les deux textes de Jonathan Durand Folco tentent de dessiner non seulement une alternative pratique, mais aussi une alternative théorique à l’actuel cheminement de QS. En cela, ils sont un précieux stimulant pour tous ceux et celles qui aspirent à ce que QS puisse mieux –à travers une véritable action sociopolitique unificatrice— jouer son rôle « d’organisateur collectif pluriel » et de « coordonnateur démocratique » qui devrait être le sien.
Et n’est-ce pas le mérite essentiel de tout ce travail de mise en forme théorique : nous aider collectivement à enfin poser le problème clairement et à ouvrir en ce sens un débat fécond ?
Pierre Mouterde
Sociologue et essayiste