Espagne. Face à la criminalisation de classe du droit de grève, quelle riposte ?
Les appareils des deux centrales syndicales espagnoles UGT (Union générale des travailleurs) et CCOO (Commissions ouvrières) dominantes mènent, finalement, une certaine campagne contre les fortes peines de prison infligées, ou requises par le Ministère public, pour participation à des piquets de grèves.
Mercredi 9 juillet 2014, UGT et CCOO ont organisé des réunions de dénonciation ou des manifestations dans les capitales des 50 provinces du pays « Pour la défense de la liberté syndicale et du droit de grève ». Les deux secrétaires généraux, Cándido Méndez et Ignacio Fernández Toxo, ont été reçus à leur demande par le ministre de la justice Alberto Ruiz-Gallardón.
Ces dernières années 81 procédures pénales ont été ouvertes contre quelque 265 militants par les ministères publics qui ont requis contre eux des peines de prison totalisant 120 années.
Cela principalement au titre du troisième alinéa de l’article 315 du Code pénal espagnol.
Cet article mérite examen.
L’article 315 : l’instrument contre les grèves
1. Seront punis de peines de prison de six mois a trois ans et amende de six à douze mois ceux qui, au moyen de la simulation ou l’abus de situation de nécessité, empêchent ou limitent l’exercice de la liberté syndicale ou du droit de grève.
2. Si les conduites désignées dans le précédent alinéa se réalisent par la force, la violence ou l’intimidation, elles seront sanctionnées par les peines du niveau plus élevé.
3. Les mêmes peines du deuxième alinéa seront infligées à ceux qui, agissant en groupe, ou individuellement mais en accord avec d’autres, contraignent d’autres personnes à commencer ou continuer une grève. [1]
Cet article 315 fait partie du Titre XV du Code pénal espagnol Des délits contre les droits des travailleurs :
L’article 311 sanctionne les employeurs qui violent les droits de leurs salariés, tels qu’ils sont reconnus par la Loi, la Sécurité sociale, ou les conventions collectives.
L’article 312 sanctionne les employeurs qui font trafic de main-d’œuvre.
L’article 313 sanctionne les employeurs qui incitent de manière trompeuse des travailleurs à émigrer.
L’article 314 sanctionne les employeurs qui discriminent les travailleurs selon leur idéologie, religion, ethnie ou nation, sexe ou orientation sexuelle, situation familiale ou maladie ou infirmité, ou pour représentation syndicale.
Les articles 316 et 317 sanctionnent les employeurs qui mettent en danger la santé et la vie des travailleurs.
Enfin l’article 318 prévoit que si les délits sont commis par des personnes juridiques, ce sont les administrateurs ou directeurs responsables qui seront poursuivis selon les articles précédents.
L’article 315, date de 1995, soit sous le gouvernement PSOE présidé par Felipe Gonzalez. On voit tout de suite que son alinéa trois, qui vise les grévistes et syndicalistes, est une insertion perfide dans ce titre XV du Code pénal. Une insertion incongrue mais caractéristique des dominants qui savent retourner en leur contraire les droits acquis par les travailleurs. Cet alinéa permet de condamner les participants à des piquets de grèves pour Atteintes aux droits des travailleurs. Rien que ça !
En juillet 2014, les centrales syndicales UGT et CCOO ont enfin – après des années d’inaction face à cette question d’importance, comme face à d’autres – entamé une campagne publique de protestations. En effet, les premières entrées en prison sont imminentes, alors que les effets suspensifs de recours et les reports d’entrée en prison sont échus. A cette occasion, le quotidien El Pais a publié dans un dossier du 30 juin six cas exemplaires, que nous résumons ci-dessous.
Six cas exemplaires… de répression antisyndicale
• En 2008 à Vigo, en Galice, a eu lieu une grève des transports. Deux grévistes, Carlos Rivas et Serafín Rodríguez, ont été condamnés en mai 2011 à trois ans de prison au titre du 315.3 « pour empêcher un groupe de travailleurs d’accéder à leur poste de travail en lançant des objets contre le véhicule dans lequel ils se trouvaient ».
• Début 2010, les travailleurs des piscines publiques de plusieurs villes de Galice ont mené un mouvement de grève pour obtenir une convention collective commune pour toute la Galice. A Pontevedra, une cinquantaine de grévistes ont envahi une piscine en appelant « esquiroles » (briseurs de grève, jaunes ), les employés au travail, et en versant dans l’eau de la peinture et du savon liquide. Tamara Vidal et Ana Outerelo, professeures de gymnastique, ont été condamnées à six mois de prison. Tamara parce qu’elle avait travaillé là et qu’on l’a reconnue, et Ana parce qu’elle a admis avoir été présente. Leurs avocats ont fait recours et, en appel, l’Audience provinciale de Pontevedra, en avril 2014, a élevé leur peine à trois ans de prison.(sic) Les manifestations de soutien se sont multipliées en Galice. Aussi bien la municipalité de Pontevedra que le Parlement de Galice ont voté une demande de grâce. La peine est exécutoire. Tamara et Ana attendent d’un jour à l’autre leur convocation en prison.
La justice espagnole est notoirement très lente. En outre, elle procède dans une mesure importante par écrits échangés entre les parties. Des années s’écoulent avant une séance publique de tribunal. Cela rend plus difficile le soutien en diluant l’affaire dans le temps. Ce sont donc des années de vie des accusés qui sont dévastées par les procédures. A la prison s’ajoute la perte de l’emploi dans un pays où il est si difficile d’en trouver un.
• Lors de la grève générale du 29 septembre 2010, contre la réforme du droit du travail par le gouvernement PSOE de José Rodriguez Zapatero, environ 400 salariés de Airbus à Madrid Getafe se réunissaient, à six heures du matin, devant la porte de l’usine. Ils y trouvèrent plusieurs cars de police déjà présents. Quand un gréviste voulut entrer dans l’usine, la police chargea brutalement. Un policier tira sept coups en l’air. José Alcazar, militant syndical, se présenta à la police et chercha à rétablir le calme. Le lendemain, il était convoqué à la police. Il s’y rendit accompagné de deux camarades. Les trois furent aussitôt mis en cellule. Le juge inculpa finalement José et sept autres au titre du 315.3 ainsi que pour émeute et violences en groupe. Soit les huit qui s’étaient présentés ce matin-là à l’infirmerie de Airbus. Ils payèrent le lendemain l’amende de 31’700 euros sous peine de confiscation de leurs biens. L’écrit d’accusation ne leur parvint qu’en février 2014 : le procureur requiert contre eux huit ans de prison. Le procès n’aura pas lieu avant deux ans.
• Lors de la grève générale du 29 mars 2012, le mouvement du 15 mai (15M) organisa des piquets à Grenade, comme ailleurs. Carlos Cano, étudiant en médecine et Carmen Bajo, au chômage, participèrent à un piquet réunissant une quarantaine de personnes. Parce qu’ils avaient été reconnus, eux deux furent condamnés en mai 2013 à trois années de prison pour « menaces, inscriptions sur des murs et destructions de biens », suite à une altercation dans un bar qui avait fait pour 700 euros de dégâts. La peine fut confirmée en appel par l’Audience provinciale.
Ce printemps 2014 à Grenade, une grande manifestation de trois mille personnes a eu lieu en leur faveur et une collecte publique a été organisée pour les aider à payer leurs amendes. Carlos est déjà en prison tandis que Carmen a obtenu un report d’une année.
• Lors de la même grève générale du 29 mars 2012, Ruben, 39 ans, et José Manuel, 60 ans, – – des responsables de l’UGT – organisèrent un piquet volant de plusieurs dizaines de militants qui, à quatre heures du matin, voulaient faire du bruit devant les hôtels de luxe de la Gran Vía de Madrid. Une terrible charge de police les laissa par terre roués de coups de matraque et ils se retrouvèrent en cellule avec d’autres. Le procureur requiert contre eux deux sept ans de prison pour atteinte aux droits des travailleurs au titre du 315.3, plus coups et blessures, et atteinte à l’autorité.
C’est devenu habituel et systématique. Les victimes d’une charge policière sont considérées comme s’étant battus contre les policiers et sont inculpées de coups et blessures et atteinte à l’autorité. Comme il n’est pas « économique » de poursuivre des dizaines de participants, un petit nombre sont réputés avoir été seuls reconnus et sont inculpés, pour l’exemple.
Ruben rappelle que les propriétaires de la boulangerie de Valence qui, il y a quelques années, ont abandonné sur le trottoir, à deux cents mètres de l’hôpital, un salarié immigré illégal à qui une machine avait coupé un bras, ont été condamnés à 11 mois de prison !
• A la suite de la même grève générale du 29 mars 2012, Katiana Vicens, secrétaire générale de CCOO aux Iles Baléares, fait l’objet d’un acte d’accusation du procureur qui requiert
contre elle quatre ans de prison, et 13000 euros d’amende, pour avoir « avec intention d’endommager la propriété d’autrui et de rallier à la grève le travailleur qui accomplissait les services minimaux » est montée dans un autobus en disant au chauffeur « arrête de travailler », en arrachant les affiches du service minimum et « en frappant la vitre avant jusqu’à la casser ». [2]
« Demander la grâce » et reconnaître cette « Justice » ?
Les centrales syndicales UGT et CCOO ont organisé le 1er juillet une manifestation à Madrid, en Navarre et en Galice, tout en convoquant aux actions du 9 juillet dans tout le pays. A Madrid, ils se sont dirigés vers le Ministère de la Justice, le Conseil général du Pouvoir judiciaire, et le siège du Procureur général de l’Etat. Aux cris de « No nos van a callar » (Ils ne vont pas nous faire taire), ils dénoncent la violation de droits fondamentaux « qui ont été pacifiquement reconnus durant 30 ans mais qui sont désormais menacés par des actions disproportionnées du Ministère public ». Ils exigent la grâce de plusieurs condamnés dont ils ont soumis les cas au ministre de la Justice.
Dans le Royaume d’Espagne, le droit de grâce revient au gouvernement. Et non au Roi comme habituellement dans les monarchies constitutionnelles. En France, c’est au Président de la République. En Suisse, au parlement. Le gouvernement espagnol examine la demande de grâce en prenant l’avis du tribunal qui a condamné et du procureur qui a requis.
Mercredi 9 juillet, Cándido Méndez et Ignacio Fernández Toxo ont soumis au ministre de la justice, Alberto Ruiz-Gallardón, les demandes de grâces de six accusés, car « dans ces cas il n’y avait eu ni violences ni contrainte » : Carlos Rivas et Serafín Rodríguez, de Vigo, dont la grâce avait déjà été refusée par le gouvernement en 2013 ; Tamara Vidal et Ana Outerelo, de Pontevedra ; Carmen Bajo et Carlos Cano, du 15M de Grenade, dont les cas sont résumés plus haut.
Le ministre, l’ancien maire de Madrid – qui a pris l’initiative du projet d’abolition du droit à l’avortement – a déclaré à l’issue de l’entretien que le ministère étudiera « chacun des trois cas, cas par cas » et « il n’y a pas eu de violence contre les personnes et cela il faut le prendre en considération. » [3]
UGT et CCOO font campagne pour la défense du droit de grève et pour une réforme de l’article 315. Et surtout pour la grâce des condamnés. Pour les condamnés, la grâce fait évidemment toute la différence. Et quand on voit 25’000 signatures récoltées à Vigo pour la grâce de Carlos Rivas et Serafín Rodríguez, la Municipalité qui la soutient, et aussi la Députation de Pontevedra et le Parlement de Galice par un vote majoritaire, il est clair que cela permet une campagne populaire et que cela révèle que bien des secteurs sociaux sont indignés par de telles condamnations pour fait de grève.
Mais demander la grâce, c’est en Droit reconnaître la justice de la condamnation tout en faisant valoir des mérites et souffrances particulières des condamnés qui justifient qu’ils soient pardonnés. C’est alors la personnalité des condamnés qui est mise au centre, alors que les tribunaux n’ont fait qu’appliquer systématiquement la loi à un grand nombre d’accusés et situations. D’ailleurs, bien des condamnés ou accusés, dont Katiana Vicens, ont déjà refusé de demander la grâce, à ce gouvernement !
Tant le gouvernement que le Procureur général de l’Etat ont répondu qu’il n’y avait pas de consignes données aux procureurs, et encore moins aux juges. L’écrasante hégémonie des nationaux-conservateurs dans la magistrature rend inutiles de telles consignes. Chaque procureur ou juge est bien capable tout seul de sanctionner cruellement des grévistes et manifestants, qu’il méprise et déteste de toute façon !, qui plus est dans une époque de crise économique et sociale, et d’alarme des possédants devant l’agitation populaire.
L’Union des procureurs progressistes fait remarquer qu’il n’y a rien de nouveau, que c’est un problème de législation, et que des condamnations pareilles au titre du 315.3, il y en a déjà eu dans le passé. [4]
Distinguer des cas « où il n’y a pas eu de violences ni de contrainte contre les personnes », c’est escamoter que l’alinéa trois de l’article 315 porte précisément sur la contrainte et que les procureurs et tribunaux ont interprété chaque fois très largement contre les accusés la notion de « violence ».
Combiner les revendications socio-économiques et la défense des droits démocratiques
En réalité, fidèles à eux-mêmes, les dirigeants de l’UGT et des CCOO souhaitent une négociation avec le gouvernement qui porterait sur les manières « acceptables » et « non acceptables » de faire des piquets de grève et des manifestations. Donc à négocier, sur des détails dits concrets, plus de « réserve » de la part des piquets de grève. Cela dans un pays où le droit de grève est déjà très restreint par des obligations d’annonce préalable et de services minimaux qui remontent aux Pactes de la Moncloa d’octobre 1977 entre syndicats, PC, PSOE et le gouvernement d’Adolfo Suarez d’alors. Ces deux Pactes, celui économique, et l’autre politique, sanctionnèrent alors le ralliement de la gauche espagnole officielle à une démocratie bourgeoise restrictive qui s’incarnera dans la Constitution de 1978, dont le Mouvement du 15M a dénoncé avec fracas, depuis 2011, le caractère de camisole de force.
Par ailleurs, cet article 315 du Code pénal espagnol, datant de 1995, s’inscrit dans un mouvement commun à tous les pays occidentaux depuis 30 ans à multiplier les articles et les possibles infractions aux Codes pénaux, tout en accroissant sans cesse la longueur des peines et en restreignant par la précision de la lettre des alinéas la liberté des juges pour fixer la peine.
Le gouvernement espagnol vient d’approuver vendredi 11 juillet 2014 sa nouvelle Loi de la sécurité citoyenne (Ley de Seguridad Ciudadana). Malgré toutes les belles paroles qu’en dit le gouvernement, elle restreint le droit de manifestation en l’enserrant dans tout un corset minutieux de nouvelles infractions possibles. Qui produiront de nouvelles charrettes d’accusé·e·s. Toute la gauche l’appelle déjà « la loi bâillon » (Ley mordaza). Greenpeace a suspendu ce vendredi 11 juillet à Madrid des banderoles géantes « Non à la Loi anti-protestations, Non à la Loi bâillon ! » sur plusieurs grands édifices, dont celui des Cortès. Mais cette loi remplace la précédente de 1992, tellement répressive que le gouvernement d’aujourd’hui peut lui comparer favorablement la sienne. Celle de 1992, en vigueur jusqu’ici, portait le nom du ministre de l’intérieur d’alors, répressif… et corrompu, Corcuera, ministre socialiste du gouvernement Felipe Gonzalez : la Ley Corcuera.
La prise de conscience publique de l’ampleur de cette criminalisation des luttes ouvrières va s’accentuer. La présence dans les pénitenciers de dizaines de grévistes condamnés à des longues peines ne peut que faire scandale. Combiner les mobilisations sociales et celles portant sur la défense des droits démocratiques – en particulier les droits d’organisation et de lutte des salarié·e·s – devient un élément important d’une stratégie de lutte contre une politique d’austérité dont la concrétisation nécessite des mesures s’approchant de l’état d’exception. Pour faciliter sa mise en place, les dominants ne vont pas cesser d’assimiler des luttes sociales à des « actions terroristes ». Dès lors, si un gréviste est condamné cela répond à ce raisonnement : « S’il est en prison, c’est qu’il est dangereux ». La campagne de calomnies contre Pablo Iglesias, figure publique la plus connue de Podemos, par Esperanza Aguirre, – ancienne présidente de la Communauté de Madrid et leader de l’aile dure du PP – annoncent la couleur. Elle a traité Iglesias de chavista (référence à Chavez) et Etarra (référence à ETA).
Robert Lochhead