Jean Jaurès reste dans l’opinion comme le porte parole du monde ouvrier, l’unificateur du socialisme français, le défenseur de la justice et de la vérité à travers sa campagne pour Dreyfus, l’apôtre de la paix au prix de son existence . On l’oublie trop souvent. Une part importante de sa vie personnelle et de son engagement sont liés à son appartenance – je dirait même son amour – pour le monde paysan de son époque. Son père était paysan, lui-même se définissait comme un paysan cultivé. Il ne faut pas non plus oublier qu’il a été pendant vingt ans l’élu d’une circonscription ouvrière mais aussi très rurale où dominaient la petite propriété paysanne et aussi un sous-prolétariat sous la férule de la rente foncière et de l’usure. Sa pensée et ses combats peuvent nous aider à mieux comprendre la crise agricole actuelle et les moyens de la surmonter . Parce que la crise est là : en France, 50% de baisse du revenu agricole en deux ans, ce n’est pas rien et, dans le monde, si en 2003, 820 millions de personnes souffraient de la faim, elle sont un milliard sept ans après, soit 40 millions de plus par an.
Depuis le début de cette conférence, deux enfants sont morts de faim dans le monde. À la fin, dans deux heures ils seront 1200, lorsque nous fêterons la nouvelle année, dans 11 mois, il y en aura cinq millions. Un tel désastre humain devrait mettre en émoi la communauté internationale.
Pourtant, il y a peu de temps, à Rome, une réunion de la FAO, cet organisme spécialisé de l’ONU pour l’agriculture et l’alimentation a été snobée par les grands dirigeants de la planète. Il est vrai qu’ils s’étaient beaucoup fatigués à sauver le système financier, ce que le directeur du FMI, M. Dominique Strauss-Kahn, appelle dans son inimitable jargon, l’industrie financière. La priorité aujourd’hui, c’est la relance des marchés financiers, pas la faim dans le monde. À moins que l’expansion des marchés financiers n’ait pour nécessaire contrepartie l’accroissement de la faim dans le monde.
Les investissements dans l’agriculture ne sont plus, au niveau mondial, prioritaires depuis une trentaine d’années. Alors que 18% de l’aide publique au développement était destinée à l’agriculture en 1980, cette part ne s ‘élève plus qu’à 5% aujourd’hui. Depuis leur transition à l’économie de marché la Russie, l’Ukraine, la Pologne, la Roumanie … ont laissé leur secteur agricole en quasi déshérence.
Pourtant le problème agricole aujourd’hui, celui de l’alimentation de 6,5 milliards d’habitants, demain 9 milliards, celui des technologies à mettre en œuvre, celui du commerce international sont – à mon avis – les plus grands défis que les hommes doivent relever pour le 3e millénaire. Nous arrivons aujourd’hui, chacun en a bien conscience, au bout de ce que l’on a appelé la révolution verte qui pendant très longtemps n’a été contestée que de façon marginale et, dans notre pays, entérinée par le suffrage universel. Appuyé, juste après la guerre par de grands agronomes (René Dumont) cette révolution doit être analysée de façon dialectique, il faut éviter de faire preuve de manichéisme. Ce qui est positif, au niveau mondial, c’est que depuis 60 ans, la production agricole a suivi bon an mal an l’extraordinaire croissance de la population. La production agricole a été multipliée par 2,7 alors que la population était multipliée par 2,4.
En France, cette révolution verte a joué un rôle décisif dans la reconstruction et l’expansion économique des trente glorieuses par l’apport de force de travail à l’industrie et aussi, on l’oublie trop souvent, de capitaux par le rachat à chaque génération de l’outil de travail, la terre.
L’exode agricole – six millions de postes de travail en moins depuis 1945 – à contribué à l’émergence d’une classe moyenne nombreuse et, à partir du début de la crise en 1974 et de la fin du plein emploi, à la réduction du coût du travail dans l’industrie et les services. Dans la vision néolibérale dominante du développement économique cela a contribué à la compétitivité de notre pays.
Dans tous les pays développés la part des dépenses alimentaires a drastiquement décru, passant de 40 à moins de 15% de la dépense des ménages, ce qui a ouvert de radieux horizons consuméristes à une large fraction de la population. Enfin, au niveau européen, la politique agricole commune qui a accompagné cette révolution a été un projet structurant après la guerre dans la mise en œuvre de politiques communes en Europe.
Aussi si en 1945, en France, un actif agricole pouvait nourrir 5,5 personnes, aujourd’hui ce même actif est capable de nourrir 65 habitants, mais avec un capital d’exploitation très important et une consommation d’intrants qui représente plus de la moitié de son chiffre d’affaires, contre 15% en 1950. L’agriculture est devenue un secteur très capitalistique à forte composition organique (7€ de capital pour 1€ de valeur ajoutée). Dans notre pays la productivité du travail en agriculture augmente depuis des décennies au taux extraordinaire de 6% par an. Et la question fondamentale que l’on doit se poser est le suivant : qui profite de ces gains de productivité ? Les agriculteurs les plus performants ? Le secteur de l’agrofourniture, l’agroalimentaire, les grands commerces, les consommateurs, le secteur financier ? Il faut aussi remarquer que la force de travail agricole n’est plus aussi résiduelle qu’on veut bien le dire dans certains milieux. Dans notre région [Midi-Pyrénées], il reste 47.000 exploitations et 60.000 postes de travail, soit plus que le secteur touristique (45.000) et presque autant que le secteur agroalimentaire, cafés et restaurants (63.500).
On commence à percevoir dans la société les aspects négatifs de cette révolution verte et de ses dérives. Mais, comme dans toute crise le vieux ne veut pas mourir et le neuf a du mal à émerger, qu’il s’agisse de l’agriculture paysanne, l’agriculture biologique, et dans l’agriculture conventionnelle, l’agriculture raisonnée, de précision. Un des aspects les plus préoccupants est l’insuffisance de renouvellement de la force de travail. Depuis les lois d’orientation de 1960 et 1962, dont l’objectif premier était de mettre les champs à la taille des outils, l’agrandissement prend trop souvent le pas sur l’installation des jeunes, malgré les aides publiques. Il y a en moyenne une installation pour quatre cessations d’activité. Selon l’agronome François de Ravignan, il y aurait en France 15.000 paysans sans terre : ce sont des jeunes qui se sont formés le plus souvent en agriculture non conventionnelle et qui, faute de terre et d’appui bancaire ne peuvent pas s’installer. Sur Midi-Pyrénées entre 1988 et 2007, le nombre d’exploitations de plus de 100 ha est passé de 16 à 41%.
D’autre part, les technologies en œuvre dans la révolution verte ne laissent pas indemne l’environnement et peuvent contribuer à l’émission de gaz à effet de serre et au réchauffement climatique. L’abandon depuis des décennies de règles agronomiques de base – assolements, rotations, gestion de la matière organique – associée parfois à l’utilisation excessive d’engrais azotés, de pesticides … pour accroître les rendements face aux baisses de prix, peut mettre en cause sur le long terme la pérennité même de l’activité agricole.
L’agriculture est en effet une activité d’aménagement de l’écosystème, de transformation et de conservation – j’insiste sur ce mot – du milieu naturel, permettant de cultiver et produire des végétaux et animaux utiles à l’être humain. Si on accepte cette définition, l’agriculture ne peut être que paysanne, la notion d’agriculture industrielle est une contradiction dans les termes, un oxymore. La spécialisation excessive des exploitations, la monoculture, le développement exponentiel du hors sol, ont souvent négligé la recherche du maintien de la fertilité à long terme des sols et c’est une rupture historique et grave dans l’histoire paysanne. Dans beaucoup de régions de France, dont Midi-Pyrénées, le taux de matière organique des sols se réduit dangereusement. Globalement en France, on se situe dans la phase des rendements décroissants et il faut de plus en plus d’intrants pour maintenir les rendements. Depuis 1998, les rendements de blé plafonnent et la production fourragère à l’hectare a baissé de 11%.
Aujourd’hui il est de bon ton de vilipender le productivisme, cette recherche exacerbée de la productivité qui épuise l’homme et la nature et cette critique est justifiée. Mais elle est superficielle. On ne peut critiquer en soi le productivisme si on n’analyse pas les soubassements économiques de ce phénomène qui est la réaction perverse à une baisse tendancielle des prix agricoles, donc à une sous-rémunération institutionnalisée du travail paysan. Les paysans, dans l’histoire, ont toujours vu leur production payée en dessous de sa valeur. C’était vrai dans l’Ancien Régime, car il fallait bien financer les privilèges de la noblesse et du clergé. C’était vrai pendant la révolution industrielle pour stabiliser les salaires ouvriers. Est-ce qu’aujourd’hui la crise paysanne dans le monde ne contribue pas à l’expansion mortifère des marchés financiers ? C’est une hypothèse personnelle qui mérite discussion.
Le prélèvement sur le travail paysan a généré les pires abominations de l’histoire de l’humanité, les pires formes d’exploitation de l’homme par l’homme. Je vais citer quelques exemples emblématiques. Notre grand roi Louis XIV a donné la priorité aux fastes de la cour, aux guerres, au commerce triangulaire sur les besoins de son peuple à plus de 80% paysan qui a subi à la fin de son règne une famine abominable. Le code noir a organisé l’esclavage à l’extérieur de l’hexagone quand le servage sévissait à l’intérieur. Plus près de nous la République française a mis en place en 1881 le code de l’indigénat dans ses colonies, et ce code, qui n’a été aboli qu’en 1946, organisait l’exploitation la plus scandaleuse du travail indigène. Je pourrais faire référence à la grande famine irlandaise en 1845 sous la bonne reine Victoria et, dans le socialisme dit réel, la famine organisé en 1930 en Ukraine par le petit père des peuples, et l’aberrante collectivisation maoïste du grand bond en avant qui a généré plusieurs dizaines de millions de morts.
C’est Jean Jaurès qui a magnifiquement, dans son style chaleureux et lyrique décrit ce phénomène en 1895, alors qu’il était le député d’une circonscription ouvrière, mais aussi très rurale où un immense sous-prolétariat – journaliers, ouvriers, domestiques, métayers, petits fermiers – vivait dans des conditions souvent indignes.
« Mais les paysans, par quel prodige de résignation et d’ignorance, vivant en pleine nature, parmi les richesses évidemment créées par la seule vertu du travail ajouté à la vertu du soleil et de la terre, oui, comment ont-ils supporté leur éternelle vie de privation et de dénuement ? Toujours, depuis 18 siècles, sous la discipline des grands domaines gallo-romains, sous la hiérarchie de la propriété féodale, sous l’égoïsme de la propriété bourgeoisie et financière, toujours ils ont laissé couler vers d’autres ,vers une minorité oisive, les sources du blé et du vin, de richesse, de force et de joie qui jaillissent de la terre, sous leur outil, sous leur effort.
A eux la peine des labours et le souci des semailles, à eux le travail inquiet de la pioche au pied de chaque cep, à eux l’acharnement de la cognée sur la forêt résistante, à eux les courts sommeils dans l’étable et le soin du bétail avant la levée du jour.
Mais toujours c’est vers le noble gaulois, tout fier d’un récent voyage à Rome, c’est vers le suzerain féodal qui se harnache pour de somptueux tournois, c’est vers le financier gaspilleur, vers le bourgeois taquin et avare, que va de siècle en siècle la richesse des champs, des vignes et des bois. »
Et il ajoutait : « Il faut que ces hommes humbles, usés, dépendants qui enfouissent tout leur travail dans la terre d’autrui en attendant qu’on enfouisse leur corps dans la seule terre commune, oui il faut que ces hommes prennent peu à peu conscience de leur intérêt de classe. Il faut que ces prolétaires des prolétaires apprennent à s’organiser pour devenir une puissance, à réclamer peu à peu la propriété du sol fécondé par eux et à faire briller, au dessus de tous les privilèges de la propriété oisive, leur parole et leur force, comme ils font briller l’éclair de leur faux au dessus des herbes mûries. »
La rencontre que Jaurès souhaitait entre les travailleurs de la terre – petits propriétaires, ouvriers agricoles, métayers, petits fermiers, domestiques – et les autres travailleurs, sur ce bloc, disait-il « toutes les forces de la réaction ne pourront mordre », s’est réalisé à de rares périodes dans l’histoire de notre pays. Mais il a marqué pour longtemps l’activité agricole. Ainsi la création de l’office du blé en 1936, ainsi le statut du fermage et du métayage en 1946, ces outils fondamentaux d’intervention publique sur le marché et de socialisation de la rente foncière sont aujourd’hui mis en cause par le libéralisme.
Cette vision d’un bloc historique au sens où l’entendait Gramsci et que le socialisme de Jaurès cherchait à promouvoir a-t-elle quelque pertinence dans l’économie mondialisée et financiarisée d’aujourd’hui ? Sans doute pas dans les pays industrialisés où la population salariée est ultra dominante. Par contre la situation de la paysannerie mondiale ressemble fortement à ce que décrivait Jaurès à la fin du 19e siècle, ou même, dans certains pays, à la situation de la France en 1815, celle d’avant la révolution industrielle.
Il y a en effet aujourd’hui 1,350 milliards de paysans dans le monde ; cela représente à peu près la moitié de la force de travail. Seulement 26 millions de fermes, soit 2% sont mécanisées. 250 millions (18,6%) de paysans utilisent la traction animale. Un milliard (79%) travaillent manuellement sur des surfaces allant de 0,5 à 1,5 ha. La très grande majorité sont des paysans sans terre ne possédant que 0,10 à 0,50 ha. Dans le monde 53% de la population est rurale. À titre de comparaison c’est la situation de la France en 1925. Dans de très nombreux pays très peuplés comme la Chine, l’Inde, l’Afrique, la population active agricole représente plus de 40% de la force de travail (Chine 40%, Inde 60%, Vietnam 50%). Il y a 600 millions de paysans qui vivent ou survivent en dehors de tout circuit marchand, n’ont pas les moyens d’acheter quelque intrant que se soit. Doit-on les abandonner à leur sort ? Forment-ils une armée de réserve surnuméraire ? Le totalitarisme, disait Hannah Arendt, c’est quand l’homme devient superflu.
Le mépris vis à vis de ces travailleurs suinte dans les discours des élites, des classes dirigeantes et de leurs porte-paroles, comme l’a montré le désormais célèbre discours de Dakar de notre vibrionnant président de la République. Les travailleurs de la terre, spoliés de leur terre à l’époque coloniale sont pauvres à très pauvres, survivent avec 1 à 2 $ par jour. 75% des personnes qui souffrent de la faim dans le monde sont des paysans. 50 millions sont déracinés de la terre chaque année et vont grossir les bidonvilles qui regroupent aujourd’hui 15% de la population mondiale. C’est très méconnu, ça ne fait jamais la une des médias, mais l’agriculture manuelle dominante dans le monde travaille avec des outils rudimentaires : houe, bêche, machette, faucille, bâton fouisseur, panier, fléau pour le battage des céréales. C’est la situation que connaissait, il n’y a pas si longtemps, la communauté Kanak dans un territoire français, la Nouvelle Calédonie : elle était cantonnée dans des terres de collines peu fertiles et utilisaient des barres à mines pour défricher la terre…
Les paysans sans terre ou les minifundias sont majoritaires en Amérique latine, et en particulier au Brésil. Ce pays, qui selon certains commentateurs pourrait devenir la « ferme du monde », est le pays où la coexistence entre les hommes sans terre et les terres sans hommes est la plus obscène, où le colonialisme a généré une monstrueuse inégalité dans la répartition des terres. Il y a aussi ce type de structure au Mexique et en Afrique du Sud. En Inde, 80% des fermes ont moins de 1 ha. Toutes proportions gardés on trouve des minifundias dans certains nouveaux pays de l’Union Européenne comme la Pologne ou la Roumanie et également en Turquie.
Tous ces pays, qui regroupent plus de la moitié de la population mondiale, peuvent-ils envisager une révolution agricole analogue à celle que nous avons connu en France et dans les pays industrialisés ? En 1900, à l’époque de Jaurès, la motorisation agricole en France était très limitée, ¾ des paysans utilisaient la traction animale. Les exploitations mécanisées avaient 10 ha, les autres 5 ha. Le rendement moyen était de 10qx/ha. L’écart de productivité allait de 1 à 10. Actuellement cet écart va de 1 à 1000 à 1 à 2000. Avec des grandes structures, du gros matériel, peu de travail vivant, avec beaucoup d’intrants chimiques et les biotechnologies, un actif peut cultiver jusqu’à 500 ha. Peut-être pas de façon durable, peut-être de façon minière, mais le capitalisme financier peut-il, par essence, se soucier du long terme ?
Comment se forment les prix agricoles [c’est-à-dire le prix du travail paysan], dans une économie de marché ouverte, où le principe des avantages comparatifs de Ricardo, vieux de 200 ans est l’intangible règle, imposée aux États et aux peuples par l’OMC et sa succursale l’UE ? Sur le marché international des produits de base, nécessaires à la subsistance de l’humanité, le prix qui s’impose est calé sur les producteurs qui ont le prix de revient le plus bas dans un marché qui ne porte que sur 10 à 12% de la production. Cela semble aberrant, mais c’est le commerce de 10% de la production qui définit le prix mondial du travail paysan.
Quels sont les pays qui peuvent, sans protection, tirer leur épingle du jeux ? Les pays agro-exportateurs disposent de grandes structures : le Brésil, l’Argentine, l’Ukraine, le Canada, l’Australie, peut-être la Russie. Mais même les USA, même la Beauce, même les exploitations de plus de 1000 ha de notre région – il y en a ! – ne le peuvent pas. C’est dire que le principe de libre échange appliqué au secteur agricole est un non sens, une imbécillité. Donc le droit à la protection, qui est reconnu par l’ONU, ce que jusqu’en 1992 on appelait en Europe la préférence communautaire devrait être un droit, mais aussi un devoir pour les pays très agricoles dominants dans le monde qui auraient le souci du bien commun et de l’intérêt général. Or ce droit est interdit dans son principe par l’OMC. Il est toléré pour les pays riches et refusé aux pays pauvres, en particulier depuis la mise en place des plans d’ajustement structurels. En Europe comme aux USA il s’agit d’une forme de protection budgétaire qui ne peut être mise en œuvre que par les pays qui en ont les moyens, où l’agriculture ne représente que quelque % de la richesse nationale.
Le concept de souveraineté alimentaire, ce droit élémentaire des peuples à assurer leur subsistance est très – peut-être trop – consensuel. Mais les outils pour le rendre effectif ne font pas l’objet d’une campagne politique suffisamment pugnace dans les organes de presse non inféodés à l’idéologie dominante. La mise en concurrence sur un même marché des minifundia et de l’agrobusiness-man est évidemment une absurdité. C’est comme si on mettait sur un même circuit une Ferrari et une 2cv. C’est pourtant ce que propose l’idéologue du marché Pascal Lamy (très légèrement socialiste) en tant que directeur de l’OMC. Il a fait, cet homme, du libre échange le combat de sa vie. Le droit à protéger un secteur stratégique est pour lui l’abomination des abominations, même si ce droit est reconnu par la communauté internationale. Et il a beaucoup souffert lorsque le cycle de Doha en 2005 s’est terminé sans accord, a capoté simplement sur le fait que l’Inde a exigé qu’y soit intégré le principe d’une clause de sauvegarde pour empêcher la ruine de ses paysans.
Simplement le principe de souveraineté alimentaire induit un commerce international plus juste, plus équitable. Il ne s’oppose qu’à la priorité absolue à l’exportation. Il garantit la sécurité alimentaire tout en échangeant avec d’autres des produits spécifiques. À Haïti, lors du retour au pouvoir d’Aristide en 1994, le gouvernement Haïtien a accepté le plan d’ajustement du FMI. À l’époque Haïti produisait du riz dans l’Artibonite, avec des droits de douane de 55%. Ceux-ci, avec le « plan d’ajustement structurel », sont passés à 5%. La production indigène a été détruite, le riz était importé de Miami et les bidonvilles ont proliféré. On a dit qu’Haïti était le pays le plus pauvre du monde, c’est sans doute parce qu’il a été le pays le plus pillé au monde.
L’idée même de souveraineté alimentaire – qui est pour Pascal Lamy et l’OMC une horreur – s’oppose frontalement à des intérêts sordides mais puissants, à des oligopoles géants qui manipulent les prix et assurent 80% du commerce des produits de base : CARGILL, DREYFUS, ARCHER-DANIELS-MIDLAND, BUNGE et BORNE, TOPFER. Ces firmes sont liées aux marchés financiers et opèrent sur les marchés à terme dont l’activité dominante est la spéculation. Ainsi lors de la crise de 2007-2008, sur le marché de Chicago, des lots de céréales se sont vendus et revendus à la hausse (parce qu’il y avait risque de pénurie) 25 fois avant d’être livrés physiquement, générant des plus values artificielles qui ont enrichi de façon démesurée des opérateurs financiers au détriment des peuples, et ont été responsables des émeutes de la faim qui ont éclaté dans 30 pays.
Bref, l’agriculture de tous les pays, USA et U.E. comprises, est menacée si on accepte le libre échange. On ne peut nourrir l’humanité avec une telle politique parce que nous fabriquons des pauvres qui ne peuvent pas produire de quoi se nourrir. Le marché est incapable d’équilibrer la production et les besoins mais seulement la production et la demande solvable. Dans le monde actuel, il y a un milliard d’habitants qui ont faim et, – chose qu’on dit moins souvent – deux milliards qui subissent la malnutrition (47% de la population mondiale subit faim ou malnutrition). La quantité de nourriture nécessaire pour supprimer la malnutrition et la faim équivaut à 30% de la production mondiale. Il faut arrêter de dire que nous sommes en surproduction. Or les trois milliards d’hommes et de femmes qui ont moins de 2$ par jour devraient avoir 3$ pour au moins se nourrir correctement, c’est-à-dire pouvoir bénéficier des 2900 calories nécessaires à la vie de tout être humain, qu’il s’agisse de l’heureux titulaire d’une retraite chapeau ou d’un parachute dorée, ou du dernier habitant des bidonvilles. Mais cela représente 1000 à 2000 milliards de dollars. À titre de comparaison le budget militaire mondial est de 1000 milliards, l’aide publique au développement de 100 milliards. L’aide alimentaire représente 1% de la production.
Il faut comprendre l’oligarchie financière : elle préfère qu’une somme de cette ampleur alimente les marchés financiers, quelles que soient les conséquences sociales. Le phénomène dominant dans le monde c’est l’insolvabilité, la gigantesque sous-consommation d’une grande part de la population mondiale. L’agronome Marcel Mazoyer, qui a souvent des positions iconoclastes le dit : « Ce n’est pas la crise qui génère la crise agricole, c’est la crise agricole qui est responsable de la crise générale de l’économie ». C’est évidemment un peu réducteur parce que c’est le prélèvement sur la force de travail dans son ensemble (la plus-value du travail social) qui génère l’accumulation financière d’aujourd’hui et qui est à la racine de la crise, mais il est évident que la revalorisation du pouvoir d ’achat du plus grand nombre de paysans est la condition nécessaire à une nouvelle répartition du revenu plus favorable au travail et limitant l’empreinte délétère du capitalisme financier.
Les paysans du monde dans leur immense majorité (les 98% qui assurent 50% de la production) ont intérêt à ce que nous revenions à une politique de prix, de sécurité alimentaire, de stocks stratégiques, de réforme agraire. Mais aussi les autres travailleurs, aussi éloignés soient-ils de l’agriculture, et les générations futures. Alors, comme dirait le vieux copain de nombre d’ entre vous, Vladimir Illich, que faire ? D’abord prendre en compte l’évolution démographique qui est une tendance lourde. Nombre de pays du fait de leur niveau de développement, de leur histoire, non pas encore atteint la transition démographique. Les démographes disent qu’il y aura neuf milliards d’habitants sur terre en 2050. Le néo-malthusianisme qui fleurit de ci de là doit être combattu : c’est un pessimisme mortifère. Il faudra donc nourrir 2,8 milliards d’habitants en plus, 1,3 milliards en Asie, 950 millions en Afrique ,300 millions au Proche Orient, 300 millions en Amérique. Selon les experts il faudrait augmenter la production de 70 à 100%. Ça veut dire la doubler.
Nous disposerons de moins de terres : l’urbanisation et les infrastructures mangent 10 à 12 millions d’hectares par an. Faudra t-il récupérer des surfaces en Amérique Latine ou en Afrique subsaharienne qui ont selon la FAO « d’important fonctions écologiques » comme les forêts primaires ? Nous disposerons de moins d’eau. De moins d’intrants chimiques tous liés à la production pétrolière. Quelle est la tendance actuelle ? Celle de l’égoïsme absolu des nations nanties, de la sécurité alimentaire des riches à n’importe quel prix. Les pays dominants, les monarchies pétrolières, certains pays émergents vont chercher à l’extérieure des terres sur lesquelles est pratiquée la monoculture dans des conditions de productivisme exacerbé, voire d’exploitation minière. Des millions d’hectares (20à 30 millions soit l’équivalent de la surface agricole française) sont achetées ou mises à disposition. Cela concerne des pays très dépendants sur le plan alimentaire comme la Corée ou même des pays très ruraux (Chine et Inde).
Quelques exemples : le Coréen Daewoo envisage d’exploiter 1,3 millions d’hectares à Madagascar pour faire du maïs et de l’huile de palme. Vincent Bolloré 40.000 hectares au Cameroun pour les agrocarburants, notre ami Khadafi en Ukraine, une entreprise française qui porte le doux nom d’Agrogénérations et qui est liée à des fonds de pensions a loué des terres d’anciens kolkhozes en friche en Ukraine, 22.000 hectares actuellement, avec un objectif de 100.000 ha. VARUN-International, entreprise indienne en Ethiopie, 200.000 hectares. Ce sont des investisseurs privés liés aux milieux financiers qui sont à l’origine de l’accaparement des terres, appuyés par des États souvent minés par la corruption, obligés parfois de vendre leur patrimoine pour payer leurs dettes, avec un objectif strictement agro-exportateur et financier. Je cite Georges Soros (qui a acheté un million d’hectares en Argentine) : « Je suis convaincu que la terre va devenir un des meilleurs investissements de notre époque ». SLC Agricola, la plus grande entreprise brésilienne : « Nous ne sommes pas des agriculteurs, mais une grande entreprise qui utilise des technologies dernier cri pour produire du soja de qualité ».
Derrière cette forme d’agriculture se trouvent des grands groupes d’industries semencières et chimiques qui pilotent le progrès technique comme SYNGENTA, MONSANTO, PIONNEER, BASF, DOW, DU PONT, BAYER … et les géants du commerce international, CARGILL, DREYFUS, ADM, BUNGE & BORNE qui opèrent sur le marché à terme. Peut-on, pourra-t-on nourrir le monde comme ça, par la concentration drastique des terres, l’éradication des paysans, l’intensification ? Il faut répondre non, clairement :
1) Parce que le problème de la conservation des sols, celui de la pérennité de l’activité agricole est évacué. La monoculture n’est pas durable. C’est l’américain Lester Brown qui le dit : « Nous n’héritons pas de la terre, nous l’empruntons à nos enfants ».
2) Parce qu’il y a une fuite en avant dans des technologies discutables, même si les technologies sont labellisés dans le titre ronflant de mécanismes de développement propre, qui ouvrent l’accès au marché du carbone. Même si ces MDP sont appuyés par la formule 1 des ONG, le WWF. 90% du soja argentin est OGM. La loi des rendements décroissants va générer une consommation excessive d’intrants chimiques générant des pollutions.
3) Parce qu’on va faire partir les paysans dans les bidonvilles. Si on continue comme ça, 20% de la population mondiale survivra dans ce que le sociologue américain Mike Davis appelle le pire des mondes possibles … à moins que ce soit le meilleur des mondes en termes de profitabilité financière !
4) Parce que ces technologies sont émettrices de gaz à effet de serre, qu’il s’agisse du CO2 quand on déforeste, du méthane produit dans les élevages concentrationnaires comme les feedlots américains, ou le protoxyde d’azote (NO2) généré par l’épandage d’engrais azoté, pivot du rendement céréalier.
Enfin parce que c’est avec ces technologies qu’on développe les agrocarburants. C’est l’ancien rapporteur spécial de l’ONU pour l’alimentation, Jean Ziegler qui le dit : le développement des agrocarburants est un « crime contre l’humanité ».
L’INRA a calculé que si on transformait toute la production agricole en éthanol ou diester on assurerait..... 40% de nos besoins actuels en carburant. L’U.E. s’est engagée, par souci écologique, parce que le renouvelable est très tendance, à incorporer 10% de biocarburant dans l’essence ou le fuel de ses bagnoles. Cela correspondrait à la reconversion de 40% de sa surface agricole. L’U.E. deviendrait dépendante sur le plan alimentaire. Il faut donc aller chercher les agrocarburants ailleurs, au Brésil, en Indonésie, en Colombie, au Sénégal. Déjà l’Allemagne a reconverti certaines centrales thermiques à l’huile de palme. L’ Indonésie détruit les forêts primaires et la population indigène qui y vit, en libérant d’énormes quantités de CO2, au détriment de la biodiversité, pour planter des palmiers à l’huile.
Alors, est-ce que ce ne serait pas la paysannerie pauvre, qui produit pour les marchés locaux, qui a une fonction vivrière, à laquelle recherche et technologie ne se sont guère intéressés qui pourraient constituer la base stratégique pour élaborer le futur de notre système agricole et alimentaire ? C’est cette agriculture qui est capable de mettre en œuvre des technologies propres, capable d’augmenter la production sans atteinte à l’environnement si on lui en donne des moyens. Pour cela nous avons besoins dans le monde de réforme agraire. Selon l’agronome Michel Griffon il faudrait redistribuer 100 à 200 millions hectares de terre pour associer les plus pauvres à un processus de développement et s’orienter vers une agriculture intensive et écologique, ce qu’il appelle une révolution doublement verte.
Mais nous, européens, sommes concernés par le devenir de la paysannerie européenne, même si chez nous le salariat est hyper-dominant (91% des actifs). En Europe et en France, il est urgent de revoir la politique agricole commune qui a accompagné une forme de modernisation de l’agriculture qui arrive au bout du rouleau. Le bilan qu’on doit en faire n’est pas globalement positif en regard du rôle que doit jouer une agriculture paysanne en matière de sécurité alimentaire, d’aménagement du territoire, de création de paysages (on connaît la formule, pas de pays sans paysans, moins que celle de Georges Duby, pas de paysage sans paysans). L’agriculture est mise à l’index par la société, les autres couches sociales par son caractère budgétivore. Pour autant, dans le système mis en place depuis 1992 et conforté par le suffrage universel, les subventions sont la principale source du revenu agricole.
En Midi-Pyrénées par exemple, le revenu net des exploitations agricoles équivaut à la subvention accordée au secteur (900 millions d’ € pour 60.000 actifs) 15.000 €/actif/an, 1250€/mois. 50% des actifs ont un salaire horaire inférieur au SMIC. Ça n’a rien à voir avec le salaire de M. PROGLIO ! 43% du budget européen consacré à l’agriculture, 55 milliards, cela apparaît disproportionné. Mais il faut le mettre en relation avec la faiblesse du budget de l’U.E. : 130 milliards en 2009 pour 27 pays, l ‘équivalant du déficit de la France, ça met l’aide à l’agriculture à hauteur de 4‰ du PIB européen. Ce qui est scandaleux c’est la répartition de ce budget qui va en priorité, comme l’aurait dit Jaurès, à la propriété oisive. Chacun connaît les plus grands bénéficiaires, nécessiteux bien connus en Europe comme le prince Rainier, la reine d’Angleterre et une personne morale nouvelle, l’Église polonaise. Chacun en connaît les orientations discutables : incitation financière au système fourrager maïs-soja, aide dérisoire aux fruits et légumes (16% de la production, 3% d’aide). En France 1% des exploitations (2500) absorbent 50% du budget, 1,38 millions € en moyenne (9 millions de francs !) par exploitation. Et le pire, c’est que malgré les engagements internationaux l’Europe subventionne les exportations. Aussi l’entreprise de volaille DOUX a perçu en 2009 63 millions € pour exporter des carcasses de poulet congelé en Afrique, qui détruit les petits élevages africains.
Il faudrait aussi, si on veut simplement pour l’Europe la souveraineté alimentaire, ce qui n’est pas un objectif extravagant, dénoncer les accords de Blair House signés en 1992 par lesquels l’U.E. s’engage à limiter physiquement sa production d’oléo-protéagineux (soja, colza, tournesol, féverole, pois …) à 5,2 millions d’hectares ce qui la rend stratégiquement dépendante, paradoxalement soumise à l’arme alimentaire, donc politiquement affaiblie, voire inexistante. Il faudrait aussi se battre politiquement pour revenir aux principes initiaux de la PAC : solidarité, garantie de prix, préférence communautaire moins coûteux et plus juste que le système actuel. À condition que cette forme de protection soit étendue à l’ensemble des pays, en particulier les plus agricoles.
En tant que citoyens, même si nous pensons être très éloignés de ces problèmes – mais nous mangeons tous les jours – il y a des batailles à mener en haut et en bas.
En haut en appuyant les forces politiques qui luttent contre le libre échange, la spéculation, pour un système commercial équitable, la souveraineté alimentaire.
En bas en contribuant par nos choix de consommateurs à relocaliser la production en faisant travailler les producteurs locaux, en favorisant par nos achats, les nouveaux modes de production qui émergent. En faisant des choix budgétaires quand c’est possible – je pense aux classes moyennes à pouvoir d’achat correct – en ne privilégiant pas le plus bas prix par principe parce que le bas prix par principe est destructeur de l’agriculture de proximité. En bas en luttant contre la spéculation immobilière et l’excessive consommation foncière pour l’urbanisation et les infrastructures commerciales périphériques (dont Albi vient de donner un exemple édifiant en mettant en place un centre commercial, temple du consumérisme). Actuellement la consommation foncière au détriment de l’activité agricole représente 50.000 ha par an en France (un département du Tarn disparaît tous les 6 ans), 4 ha par jour dans le Tarn, 1500 ha par an.
On ne peut demander à l’agriculture de produire de façon moins intensive, plus douce, avec moins d’intrants si on continue à gaspiller la terre agricole dans un phénomène d’étalement urbain qui est tout sauf écologique. Je cite André Thévenot directeur de la FNSAFER : « La logique spéculative du tout résidentiel est fort peu compatible avec le maintien d’une agriculture capable d’assurer demain notre indépendance alimentaire et le nécessaire renouvellement du travail ». Le problème de la conservation des terres agricoles est devenu central en Midi-Pyrénées, en France et dans le monde. En Midi-Pyrénées l’inflation immobilière de ces dernières années fait que le prix du terrain à bâtir en zone rurale est désormais 100 à 250 fois le prix du terrain agricole. 28% des communes seulement (871 sur 3020) ont un POS/PLU approuvé. Trop de propriétaires, souvent des gros agriculteurs, dans les conseils municipaux, n’ont d’autre objectif que d’encaisser des plus values quasiment défiscalisées. Cela détruit souvent la cohérence des espaces agricoles et rend encore plus problématique l’installation des jeunes.
Bref, je termine là dessus, c’est un défi immense pour l’humanité de faire en sorte que, dans les 40 ans qui viennent, tous les hommes de cette terre puissent simplement se nourrir correctement. Il faut y mettre les moyens de recherche, d’intelligence, de savoir faire pour arriver à cet élémentaire objectif. C’est Churchill qui disait : « la guerre est une chose trop sérieuse pour être confiée à des militaires ». De même l’agriculture de demain est trop importante pour rester entre les mains de la profession, de fanatiques du libre échangisme comme le légèrement socialiste Pascal Lamy, de financiers ou de technocrates du plus bas étage qui soit, de politiciens qui méprisent les paysans comme notre vibrion national. Cela intéresse tous les citoyens. Nos enfants et nos petits-enfants, et sans vouloir être redondant, l’avenir de l’humanité.
Michel de Chanterac