C’est une histoire comme l’Amérique les aime – le petit terrassant le géant –, mais c’est surtout un jugement historique, susceptible de peser sur l’avenir de l’agriculture mondiale. La société Monsanto a été condamnée par la justice californienne, vendredi 10 août, à verser 289,2 millions de dollars (248 millions d’euros) à un jardinier américain, Dewayne « Lee » Johnson.
Agé de 46 ans et père de deux enfants, il est, selon ses médecins, en phase terminale d’un cancer du système lymphatique, qu’il attribue à son exposition à des herbicides – Ranger Pro et Roundup Pro – contenant du glyphosate et commercialisés par la firme agrochimique. Il réclamait environ 400 millions d’euros à la société, désormais propriété du groupe européen Bayer.
Dans un communiqué, Monsanto a annoncé faire appel du jugement. « Nous ferons appel de la décision et continuerons à défendre vigoureusement ce produit qui bénéficie de quarante ans d’utilisation sans danger et qui continue à être un outil essentiel, efficace et sans danger pour les agriculteurs et autres usagers », précise l’entreprise qui met en avant les avis favorables de la majorité des agences réglementaires. Mais le répit de l’appel pourrait n’être que de courte durée : l’agrochimiste est confronté, aux Etats-Unis, à plus de 4 000 procédures semblables, devant des juridictions d’Etat ou des cours fédérales, et le jugement des jurés californiens, le premier du genre, ouvre une boîte de Pandore.
Le jugement est accablant. Les jurés ont considéré que les produits à base de glyphosate visés par la plainte n’étaient pas aussi sûrs que les utilisateurs étaient en droit de l’attendre, qu’ils étaient « un facteur substantiel » de la maladie du plaignant, que les risques posés par ces produits « étaient connus ou pouvaient être connus à la lumière des connaissances généralement admises par la communauté scientifique au moment de leur fabrication, de leur distribution et de leur vente » et que Monsanto avait failli à en informer ses clients. Les jurés ont en outre estimé que la société avait agi avec « malveillance » (malice, en anglais).
Pesticide le plus utilisé
Pendant près d’un mois, les jurés ont écouté les exposés contradictoires des experts témoins commis d’un côté par les avocats du plaignant, de l’autre par Monsanto. Les présentations ont été de haute tenue, abordant des questions scientifiques complexes sur les mécanismes d’action du glyphosate, l’interprétation des études sur les animaux, la validité des études épidémiologiques conduites sur les humains, etc. Mais ce sont les documents internes de la société, obtenus par les avocats de M. Johnson, qui ont joué un rôle décisif.
« Nous avons enfin pu présenter au jury les documents internes tenus secrets par Monsanto prouvant que la société savait depuis des décennies que le glyphosate, et en particulier le Roundup, pouvait être une cause de cancer, a déclaré Brent Wisner, l’un des avocats de M. Johnson à l’audience. Nous sommes fiers qu’un jury indépendant, en dépit de l’échec de l’Agence de protection de l’environnement à exiger un étiquetage adéquat de ces produits, ait suivi les éléments de preuve présentés, et use de sa voix pour dire à Monsanto que les années de tromperie sur le Roundup sont derrière nous. »
Le glyphosate, tombé dans le domaine public au début des années 2000, est commercialisé par de nombreuses sociétés agrochimiques ; il est le pesticide le plus utilisé dans le monde, avec plus de 800 000 tonnes épandues chaque année. Mais il est d’une importance cardinale pour Monsanto, qui l’a placé au cœur de son modèle économique : l’entreprise est en effet spécialisée dans la vente couplée de l’herbicide et de cultures OGM (soja, maïs…) capables de le tolérer.
Le jugement tombe alors que la firme de Saint-Louis (Missouri) est dans une période singulière de son histoire. Elle a été formellement acquise, le 7 juin, par le géant Bayer. « A ce jour, le processus d’intégration des deux structures n’a pas commencé et ne devrait être mis en place que début septembre, expliquait au Monde une porte-parole de Bayer, quelques heures avant le jugement californien. Nous nous appliquerons à gérer les actions en justice lancées dans différents pays de la manière la plus transparente et responsable. »
Depuis mars 2015 et son inscription, par le Centre international de recherche sur le cancer, à la liste des substances probablement cancérogènes, le glyphosate est au centre de nombreuses polémiques, notamment en Europe où il n’a été réautorisé, fin 2017, que pour cinq ans.
D’autres nuages s’amoncellent. Deux procédures sont par exemple en cours en France. Et quatre jours avant la décision californienne, un juge fédéral brésilien ordonnait la suspension de l’autorisation des herbicides à base de glyphosate, le temps que cette substance soit réévaluée. La décision est sujette à appel, mais elle montre qu’un peu partout le produit phare de Monsanto est fragilisé. La victoire du jardinier américain devrait renforcer encore cette défiance.
Stéphane Foucart
• LE MONDE | 11.08.2018 à 00h56 • Mis à jour le 11.08.2018 à 10h24 :
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Les « Monsanto Papers », à la base de la controverse sur le glyphosate
En 2017, une procédure juridique a donné accès à des documents internes de la société Monsanto. Ce qui a joué un rôle déterminant dans la condamnation de la firme, le 10 août, par la justice californienne.
Le glyphosate est-il, ou non, cancérogène ? Au printemps 2017, plusieurs centaines de documents internes (courriels, fax, rapports internes, correspondances avec les autorités, avec des rédacteurs de revues scientifiques ou des consultants, etc.) de la société Monsanto, obtenus dans le cadre d’actions en justice, sont rendus publics par la justice fédérale américaine.
Ces « Monsanto Papers » ont joué un rôle déterminant dans la condamnation de la firme, vendredi 10 août, par la justice californienne. Ils mettent en lumière un profond hiatus entre les avis rassurants de la plupart des agences réglementaires et la connaissance que la firme a de son produit phare.
A l’exception du Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), qui a classé le glyphosate « cancérogène probable » en mars 2015, la plupart des agences réglementaires – comme l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA) ou encore l’Agence de protection de l’environnement américaine (EPA) – considèrent en effet que la substance ne présente pas de danger cancérogène.
LA FIRME AVAIT, DÈS LE DÉBUT DES ANNÉES 1980, DE SÉRIEUX DOUTES SUR LA SÛRETÉ DE SON PRODUIT
Mais les « Monsanto Papers » racontent une tout autre histoire. On y apprend notamment que la firme avait, dès le début des années 1980, de sérieux doutes sur la sûreté de son produit. En 1983, une étude commanditée par la société indique par exemple que des souris exposées au glyphosate développent une tumeur rénale rare. Dès 1985, l’EPA classe dans un premier temps le glyphosate dans la catégorie « cancérogène possible », en particulier sur la foi de cette étude interne.
Monsanto ne désarme pas pour autant et demande le réexamen des données par un professeur stipendié par la firme. Dans un fax échangé entre responsables de l’agrochimiste, la manœuvre est décrite sans ambages : « Le Dr Marvin Kuschner passera en revue les sections de rein et présentera son évaluation à l’EPA dans le but de convaincre l’agence que les tumeurs observées n’ont pas de rapport avec le glyphosate. » Ce qui sera fait : la substance sera rapidement blanchie par l’EPA.
A la fin des années 1990, plusieurs études indépendantes suggèrent que le glyphosate est génotoxique et mutagène, c’est-à-dire qu’il induit des mutations génétiques sur certaines cellules – processus qui peut induire des cancers. Monsanto commande à un biologiste réputé, James Parry, un rapport sur le sujet. « Je conclus que le glyphosate est un clastogène [un mutagène capable d’induire des aberrations chromosomiques] potentiel in vitro », estime le scientifique, qui conseille à la firme de lancer de nouvelles études.
Consternation
Les « Monsanto Papers » trahissent la consternation des cadres de la société. Celle-ci conservera secret le rapport de M. Parry. En septembre 1999, un cadre écrit à ses collègues que « Parry n’est pas la personne qu’il nous faut et cela prendrait pas mal de temps, de dollars et d’études pour l’amener à l’être ».
« Nous n’allons simplement pas conduire les études qu’il suggère », ajoute-t-il, avant de préciser, à propos de la génotoxicité du glyphosate : « Nous sommes actuellement très vulnérables. » Malgré ce sentiment de vulnérabilité en interne, les agences réglementaires européennes considèrent aujourd’hui que la substance n’est pas génotoxique.
Les « Monsanto Papers » indiquent en outre que les toxicologues de la firme craignaient de longue date que le CIRC ne se penche sur leur produit phare. En témoigne ce courriel d’une scientifique de l’agrochimiste qui écrit à l’un de ses collègues, en septembre 2014 : « Ce que nous redoutions depuis longtemps s’est produit. Le glyphosate doit être évalué par le CIRC en mars 2015. »
Le 23 février 2015, un mois avant que l’agence onusienne ne rende son avis, un « plan de préparation » interne indique que les cadres de Monsanto anticipaient un classement cancérogène possible ou probable par ce dernier. Le plan précise qu’il faudra « orchestrer le tollé » à l’issue de la décision du CIRC, en publiant des communiqués de presse conjointement avec les autres sociétés agrochimiques commercialisant du glyphosate, en « produisant du contenu pour les réseaux sociaux », en publiant ou en faisant publier « des billets de blog/Tweet réitérant que le glyphosate n’est pas cancérogène ».
« Dézinguer » l’expertise
D’autres documents indiquent que la firme bénéficiait d’appuis internes au sein de l’EPA, chargée de réévaluer la sûreté du glyphosate. Dans un message interne, un cadre de l’entreprise raconte avoir discuté par téléphone avec Jess Rowland, l’expert responsable, au sein de l’EPA, de la réévaluation du glyphosate. Celui-ci suggérait qu’il « mériterait une médaille » s’il parvenait à « dézinguer » l’expertise prévue sur le glyphosate par une autre agence fédérale américaine.
Dans un autre courriel, daté de septembre 2015, un autre cadre de Monsanto précise que M. Rowland « part à la retraite dans cinq-six mois, mais pourrait nous être utile, alors que nous déployons notre défense du glyphosate »… Aujourd’hui effectivement à la retraite, l’intéressé – qui n’a pas répondu aux sollicitations du Monde – remplit des missions de consultant pour des sociétés dont l’identité n’a pas été révélée dans le cadre des procédures en cours.
Les « Monsanto Papers » montrent en outre que les produits formulés à base de glyphosate comme le Roundup, tels qu’ils sont mis en vente et utilisés, n’ont pas fait l’objet de tests de cancérogénicité : conformément aux exigences de la réglementation, seul le principe actif isolé est étudié. Or, de l’aveu même des scientifiques de la firme, ce sont les mélanges qui posent le plus de problème.
En février 2001, un toxicologue maison écrit : « Si quelqu’un venait me dire qu’il veut tester le Roundup, je sais comment je réagirais : avec une sérieuse inquiétude. » Les études menées sur les substances mélangées au glyphosate se font avec grande prudence. En mars 2002, l’un des cadres explique à ce sujet : « Nous devons faire attention à ne pas générer de données qui pourraient compromettre les autorisations européennes. »
On comprend pourquoi, quelques mois plus tard, l’une des scientifiques de Monsanto explique par courriel à un de ses collègues communicants : « Vous ne pouvez pas écrire que le Roundup n’est pas cancérogène, car nous n’avons pas fait les tests nécessaires pour le dire. »
Stéphane Foucart
• LE MONDE | 11.08.2018 à 10h17 • Mis à jour le 11.08.2018 à 19h37 :
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