L’initiative est inhabituelle. Dans un appel publié, lundi 16 avril, par le quotidien Libération, une dizaine de chercheurs et cliniciens français appellent à suspendre l’utilisation d’une famille de produits phytosanitaires mis sur le marché à la fin des années 2000. « Il nous paraît urgent, écrivent-ils, d’attirer l’attention sur les risques potentiels pour la santé humaine et l’environnement de l’usage d’une classe de pesticides, les SDHI (inhibiteurs de la succinate déshydrogénase), désormais utilisés à grande échelle comme antifongiques en agriculture. »
La singularité de cette alerte est qu’elle est lancée par des spécialistes des mécanismes biologiques ciblés par ces substances, tous issus du monde universitaire ou hospitalier, ou encore des organismes de recherche publics (Inserm, CNRS, INRA).
En bloquant l’action d’une enzyme spécifique, la SDH (« succinate déshydrogénase »), ces fongicides bloquent le fonctionnement des mitochondries (les petites usines énergétiques des cellules), et donc la respiration cellulaire des champignons. Mais le mécanisme cible est à l’œuvre dans le reste du vivant – chez les humains en particulier. « Début novembre 2017, je faisais un passage en revue de la littérature sur les causes des maladies humaines liées au blocage de cette enzyme et je suis tombé, par hasard, sur le mode d’action de ces fongicides », raconte Pierre Rustin (CNRS), coauteur de l’appel.
Le chercheur, qui travaille depuis plusieurs décennies sur les maladies liées au mauvais fonctionnement de cette enzyme, s’en inquiète. Il contacte alors l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), chargée de l’évaluation des risques des pesticides, qui lui transmet une part de la documentation réglementaire fournie au niveau européen en vue de l’homologation.
« Ce type de document semble être fait pour être incompréhensible. Cela commence par douze pages d’abréviations : aucun être humain normal ne peut lire ce genre de texte, relève le chercheur. Ensuite, je n’y ai pas trouvé trace du moindre test mené sur des cellules humaines, ce qui est incroyable. La première chose à faire avant d’autoriser ces produits aurait été de savoir s’ils bloquent le fonctionnement de l’enzyme SDH chez les humains ! » Des inhibiteurs des fonctions mitochondriales sont utilisés en agriculture depuis les années 1960, mais, écrivent les chercheurs, ils « ont été graduellement abandonnés du fait de leur dangerosité, de leur efficacité réduite et/ou de l’apparition de résistances ».
« Encéphalopathies sévères »
Avec les huit autres signataires de l’appel, M. Rustin conduit alors un test simple sur des cultures cellulaires d’humain et de nématode (ver de terre). Le résultat, posté sur la base de prépublication BioRxiv, indique que les nouvelles générations de fongicides bloquant la SDH agissent également sur ces deux autres espèces.
Or, chez les humains, le défaut de fonctionnement de l’enzyme SDH peut être à l’origine d’« encéphalopathies sévères », écrivent les chercheurs, mais aussi de « la formation de tumeurs du système nerveux au niveau de la tête ou du cou, ou encore dans les zones thoraciques, abdominales ou pelviennes ». Le blocage de la SDH « prédispose en outre à certains cancers du rein ou du système digestif »… D’autres maladies sont associées au blocage de la SDH : maladie de Huntington, de Parkinson, perturbation de la mobilité des spermatozoïdes, etc.
L’une des raisons pour lesquelles ces fongicides peuvent avoir passé sans encombre le filtre de l’homologation tient à leur mode d’action. Ces molécules ne sont, en effet, pas mutagènes – la mutagénicité est l’une des étapes-clés vers la cancérogénèse – mais elles agissent indirectement sur l’épigénome (le système de régulation des gènes), augmentant ainsi les risques de certains cancers. Ces mécanismes, écrivent en substance les chercheurs, ne sont pas recherchés par les tests réglementaires, préalables à la mise sur le marché. L’Anses n’était pas en mesure, le 16 avril, de réagir.
Les auteurs précisent qu’en France, en 2014, ces produits étaient utilisés sur près de 70 % des surfaces de blé tendre et 80 % des surfaces d’orge d’hiver. « Comment ne pas se sentir concernés par la présence de [ces fongicides] dans nos assiettes, à travers la contamination des aliments ? », s’alarment-ils. Les intéressés demandent leur suspension « tant qu’une estimation des risques et des dangers n’aura pas été réalisée par des organismes publics indépendants des industriels (…) et des agences [leur] ayant précédemment donné l’autorisation de mise sur le marché ».
Stéphane Foucart