En quatre décennies, la version officielle n’a jamais changé : le glyphosate n’est pas cancérogène. C’est ce que concluent avec constance les expertises des plus grandes agences réglementaires, chargées d’évaluer la dangerosité d’un produit avant et après sa mise sur le marché : l’Agence de protection de l’environnement (EPA) américaine et, sur le Vieux Continent, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) et l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA).
Il a fallu attendre mars 2015 pour qu’une autre organisation, le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) des Nations unies (ONU), parvienne à la conclusion inverse. Pour cette institution de référence, l’herbicide – produit-phare de Monsanto et pesticide le plus utilisé au monde – est génotoxique, cancérogène pour l’animal et « cancérogène probable » pour l’homme.
Comment expliquer cette spectaculaire divergence ? La plupart des observateurs invoquent une raison majeure : pour rendre leurs conclusions, les agences se sont largement fondées sur des données confidentielles fournies par… Monsanto, alors que le CIRC, lui, n’a pas eu accès à ces données. En d’autres termes, la décision favorable au glyphosate est essentiellement basée sur les conclusions de l’entreprise qui le fabrique.
Une expertise « scientifiquement erronée »
Un toxicologue de renom va bientôt dénoncer cette situation : Christopher Portier, ancien directeur de diverses institutions fédérales de recherche américaines et associé, en 2015, aux travaux du CIRC. Grâce à des eurodéputés écologistes et une ONG qui en ont exigé copie auprès des autorités européennes, il est le seul scientifique indépendant à avoir pu ausculter les fameuses données ultra-secrètes.
Il s’est alors aperçu que celles-ci recelaient des problèmes passés inaperçus. Le 28 mai 2017, il jette un pavé dans la mare en écrivant à Jean-Claude Juncker, le président de la Commission européenne : pour lui, pas de doute, l’expertise des agences européennes, menée essentiellement sur la base des éléments transmis par Monsanto, est « scientifiquement erronée ». Ces dernières, assure-t-il, seraient passées à côté de huit cas d’augmentation d’incidence de certaines tumeurs, associés au glyphosate. Les agences ont beau réfuter en bloc, la polémique est lancée.
[Lettre de Christopher Portier à Jean-Claude Juncker du 28 mai 2017 by LeMonde.fr on Scribd – non reproduite ici]
Qui croire ? Pour tenter de répondre à cette question-clé, Le Monde s’est plongé dans les « Monsanto papers », ces dizaines de milliers de pages de documents internes que la firme a dû rendre publics dans le cadre d’une action collective menée aux Etats-Unis par près de 3 500 plaignants.
La lecture de ces documents apporte de troublants éléments de réponse. Elle jette une lumière crue sur la manière dont les agences réglementaires tiennent compte des études secrètes – et parfois suspectes – de l’industrie. Elle conduit surtout à s’interroger sur l’intégrité et l’indépendance des expertises officielles sur le glyphosate.
Une étude « indûment écartée »
A Bruxelles, certains élus prennent la question au sérieux. En mai 2017, l’eurodéputé tchèque Pavel Poc (Socialistes et Démocrates) organise une réunion publique sur le sujet, sous les ors du Parlement européen.
Ce jour-là, à la tribune, Peter Clausing, un toxicologue allemand associé à l’ONG Pesticide Action Network (PAN), lâche une bombe : d’après lui, une étude soumise par les industriels, qui montrait une augmentation d’incidences de lymphomes malins chez les souris les plus exposées au glyphosate, a été indûment écartée par l’EFSA, l’Autorité européenne de sécurité des aliments. Considérant que cette étude n’était pas fiable, l’agence n’a pas pris en compte ses résultats, pourtant susceptibles de l’alerter sur les dangers de ce produit.
Dans son rapport d’expertise de novembre 2015, l’EFSA justifiait ainsi ce choix : « Au cours de la seconde téléconférence d’experts (TC 117), l’étude a été considérée comme non acceptable en raison d’infections virales qui ont pu influencer la survie [des animaux] ainsi que les incidences de tumeurs – en particulier les lymphomes. »
Certains virus dits « oncogènes » peuvent en effet provoquer des tumeurs chez les animaux de laboratoire. Les souris utilisées pour cette étude dénommée « Kumar, 2001 » auraient contracté un virus de ce type (sans lien avec le glyphosate), brouillant ainsi les résultats.
« Le gros problème est qu’aucun document ne mentionne le fait qu’une infection de ce genre a effectivement touché les animaux, assure le toxicologue Peter Clausing. Ce qu’on trouve dans les rapports préliminaires d’évaluation du glyphosate, c’est que ce type d’infection est possible, mais pas qu’elle s’est produite. Ce qui est d’abord décrit comme une possibilité devient, à l’issue de la “téléconférence 117”, un fait avéré. »
Que s’est-il passé lors de cette « téléconférence 117 » ? Le 29 septembre 2015, à quelques semaines de la finalisation de l’expertise européenne, ce grand rendez-vous téléphonique réunit les experts de plusieurs agences. L’objectif est, d’une certaine manière, d’accorder les violons. Parmi les participants, figure un représentant de l’Agence américaine de protection de l’environnement, l’EPA, Jess Rowland. C’est lui qui supervise la réévaluation du glyphosate aux Etats-Unis. Et c’est lui, assure Peter Clausing, qui, au cours de la discussion, fait état d’une infection virale qui invaliderait l’étude « Kumar, 2001 ». Interrogée par Le Monde, l’EFSA confirme. Mais elle assure que « l’information présentée par l’EPA au cours de cette téléconférence a été vérifiée de manière indépendante » par ses propres experts.
Un article sponsorisé par Monsanto
Ni une ni deux, l’ONG bruxelloise Corporate Europe Observatory dépose, courant mai, une demande d’accès aux documents internes de l’EFSA pour le vérifier. La réponse tombe le 21 juin : il n’existe aucune trace, dans les archives de l’agence, d’une quelconque vérification des affirmations de Jess Rowland.
Plus embarrassant, l’Agence européenne des produits chimiques, l’ECHA, écrit dans son propre rapport sur le glyphosate que l’étude « Kumar, 2001 » ne signale « aucune suspicion d’infection virale » des souris et que « le fondement réel de la décision de l’EPA n’est donc pas connu ». Dans une lettre au vitriol adressée le 22 mai à l’agence européenne, Peter Clausing fait un constat plus perturbant encore. « La première spéculation sur une infection virale en lien avec l’étude “Kumar, 2001” provient d’un article de 2015 sponsorisé par Monsanto et signé de Greim et collaborateurs. »
Reste à savoir si les interventions d’un expert de l’agence américaine ont pu influencer l’expertise européenne. Les « Monsanto papers » montrent en tout cas que la firme est informée presque en temps réel, le lendemain même de la TC 117. « J’ai parlé du gly[phosate] avec l’EPA, écrit l’un de ses cadres dans un texto, à 14 h 38. Ils ont le sentiment d’avoir aligné l’EFSA pendant le coup de fil. »
Ce n’est pas tout. Au siège de Monsanto, Jess Rowland n’est pas un inconnu : son nom surgit régulièrement dans les « Monsanto papers », en particulier en avril 2015, bien avant la fameuse réunion téléphonique. Alors que le glyphosate vient d’être classé « cancérogène probable » par l’agence de l’ONU (CIRC), et que sa réévaluation est en cours à l’EPA, une autre organisation fédérale américaine, l’Agence des substances toxiques et de l’enregistrement des maladies (ATSDR), vient à son tour d’annoncer avoir enclenché sa propre expertise.
Le 28 avril 2015, deux cadres de Monsanto échangent des courriels. Le premier raconte avoir reçu un appel inopiné de Jess Rowland au sujet des velléités investigatrices de l’ATSDR. Le cadre le cite en ces termes : « Si je peux dézinguer ça, je mérite une médaille », aurait plastronné M. Rowland au bout du fil. « Mais il ne faut pas trop y compter, poursuit le responsable de la firme à l’adresse de son interlocuteur, je doute que l’EPA et Jess [Rowland] puissent dézinguer ça, mais c’est bon de savoir qu’ils essaient de se coordonner à la suite de notre insistance, et qu’ils partagent notre inquiétude de voir l’ATSDR parvenir aux mêmes conclusions que l’EPA. » « Wow ! C’est très encourageant », réagit son correspondant.
[Jess Rowland demande une médaille by LeMonde.fr on Scribd – non reproduit ici]
Promiscuité
Incidemment, l’échange montre que les employés de la firme sont déjà au courant des conclusions du panel d’experts présidé par Jess Rowland. Celui-ci ne finalisera pourtant son travail que… cinq mois plus tard.
Les efforts promis par M. Rowland ont-ils payé ? L’évaluation du glyphosate par l’ATSDR a-t-elle été « dézinguée » ? Des informations de la presse américaine l’ont récemment donnée pour morte. Cependant, interrogée par Le Monde, l’agence assure que son évaluation est en cours, mais n’est pas achevée : « Nous prévoyons la finalisation d’un premier jet, soumis aux commentaires du public, d’ici à la fin de l’année. »
Les « Monsanto papers » prouvent sans ambiguïté que Jess Rowland est considéré par la firme agrochimique comme un atout stratégique au sein de l’EPA. « Jess se mettra en retraite de l’EPA dans cinq à six mois, écrit un employé dans un mémo interne du 3 septembre 2015. Et il pourrait encore nous être utile dans la défense en cours du glyphosate. »
M. Rowland partira en effet à la retraite début 2016. Une retraite loin d’être oisive. Dans l’action collective en cours aux Etats-Unis, les avocats des plaignants ont bataillé ferme pour obtenir cette information : Jess Rowland exerce désormais une activité de consultant pour l’industrie chimique. Ils n’ont, pour l’heure, pas réussi à connaître les noms de ses employeurs, les conditions de son embauche, la nature de son travail ni le montant de ses émoluments. L’inspecteur général de l’EPA a lancé, fin mai 2017, une enquête interne afin d’éclaircir l’affaire. Sollicité par l’intermédiaire de son avocat, M. Rowland n’a pas donné suite à nos demandes.
[Monsanto estime Jess Rowland « utile » by LeMonde.fr on Scribd – non reproduit ici]
Cette promiscuité entre l’agence américaine et Monsanto remonte à bien plus loin, au début des années 1980. C’est l’Américaine Carey Gillam, ancienne journaliste à l’agence Reuters et désormais directrice de recherche pour l’association U.S. Right to Know, qui a, la première, épluché la correspondance de l’époque entre l’agence et la firme. Elle en a extrait une chronologie plus que significative, qu’elle retrace dans un livre intitulé Whitewash (« Blanchiment »), à paraître en octobre aux Etats-Unis.
Un expert payé par Monsanto
De premiers soupçons à l’égard du glyphosate se font jour en 1983. Cette année-là, Monsanto soumet à l’EPA les données d’une étude de toxicité qu’un laboratoire externe a menée pour la firme pendant deux ans sur plus de 400 souris.
Le toxicologue de l’agence qui les examine en conclut que le glyphosate est « oncogène » : des souris exposées ont développé des adénomes tubuleux aux reins, une forme de tumeurs rarissime. Monsanto conteste énergiquement, avance qu’il s’agit de « faux positifs ». Mais les toxicologues de l’EPA sont catégoriques : « L’argumentation de Monsanto est inacceptable, consignent-ils dans un mémo de février 1985. Le glyphosate est suspect. » Ils décident donc de classifier l’herbicide « oncogène de catégorie C », soit « cancérigène possible pour l’homme ».
Monsanto décide alors de fournir des données supplémentaires à l’EPA en faisant réexaminer les lames où sont conservés les « carpaccios » de reins de ces 400 souris. Mais cette fois par un expert de son choix, payé par ses soins. « Le Dr Marvin Kuschner passera en revue les sections de rein et présentera son évaluation à l’EPA dans le but de convaincre l’agence que les tumeurs observées n’ont pas de rapport avec le glyphosate », écrit un responsable de la compagnie en interne. A l’en croire, le résultat de cette analyse semble couru d’avance.
Quelques jours tard, le Dr Marvin Kuschner reçoit les 422 rondelles de petits reins par colis. Et en octobre 1985, il consigne dans son rapport avoir découvert une tumeur, jusqu’ici passée inaperçue, dans le rein de l’une des souris contrôle – non exposée au glyphosate. Armée de cette conclusion, Monsanto bâtit auprès de l’EPA un argumentaire autour d’une « maladie chronique spontanée des reins » qui serait répandue chez les souris de laboratoire et fait basculer les conclusions. Autrement dit, si tumeur il y a, elle n’a rien à voir avec le glyphosate. Exactement comme pour l’étude « Kumar, 2001 », deux décennies plus tard.
[Livraison de 422 « carpaccios » de reins de souris par Federal Express by LeMonde.fr on Scribd – non reproduit ici]
En 1991, le glyphosate disparait du radar
Si cette seule et unique tumeur est bien réelle, pourquoi n’a-t-elle pas été remarquée auparavant ? Couvertes par le secret commercial, les lames n’ont jamais pu être examinées par des experts indépendants.
En 2017, les avocats des plaignants réclament que cela soit fait. En attendant, ils relèvent que l’EPA a par la suite fait marche arrière toute, en faisant preuve d’une souplesse de plus en plus flagrante à l’égard du glyphosate.
Les toxicologues « maison » ne sont pas en cause ; ils étaient unanimes à trouver le produit « suspect ». C’est en fait un panel constitué à la fois d’agents de l’EPA et d’autres agences fédérales qui, en février 1986, rétrograde le glyphosate dans le groupe D – « inclassable quant à sa cancérogénicité pour l’homme ». En 1989, l’agence cesse même de demander de nouvelles données à Monsanto. En 1991, le glyphosate est encore rétrogradé, dans le groupe E cette fois – « preuves de non-cancérogénicité ». Bref, il disparaît du radar.
Qui sont ces fonctionnaires du panel de l’EPA qui ont initié son déclassement en 1986 ? Leurs parcours révèlent de singuliers points communs, et un talent indéniable pour utiliser leur carnet d’adresses dans le secteur commercial, notamment chez Monsanto.
Ainsi, trois ans après le revirement de l’agence, le chef du panel, John Moore, prend la présidence d’un « institut pour l’évaluation des risques pour la santé » financé par l’industrie pétrolière, les banques et la grande distribution. Sa successeure, Linda Fischer, deviendra pour sa part l’une des vice-présidentes de Monsanto, dès son départ de l’EPA en 1993. Son adjoint, James Lamb part, lui, en 1988 rejoindre un cabinet d’avocats qui compte Monsanto parmi ses clients. Une demi-douzaine de fonctionnaires fédéraux quitteront également l’EPA pour ce cabinet. Quant à leur chef, le directeur du bureau des programmes pesticides, Steven Schatzow, il sera lui aussi recruté par un cabinet d’avocats pour y représenter des fabricants de… pesticides. David Gaylor, enfin, membre du panel en tant que représentant du Centre national pour la recherche en toxicologie, quittera la fonction publique pour être consultant privé. Lui aussi aura Monsanto comme client.
Une fraude mortifère
Reste une question cardinale : pourquoi Monsanto a-t-elle donc entrepris de réaliser cette étude et de la soumettre à l’EPA en 1983 alors que le glyphosate était autorisé sur le marché américain depuis déjà près de dix ans ? Un courrier de Monsanto de 1985 l’explique : cette étude fait partie d’un « programme de remplacement des études de toxicologie d’IBT ».
IBT ? Pour ceux qui le reconnaissent, ce sigle évoque des visions à vous glacer le sang. L’histoire est connue : aux Etats-Unis, les plus grandes firmes confiaient autrefois les études de toxicologie de leurs produits à Industrial Bio-Test, ou IBT.
En 1976, des inspecteurs sanitaires fédéraux avaient découvert que le succès de ce prestataire extérieur était fondé sur une fraude mortifère. Ce n’est qu’équipés de masques qu’ils avaient pu explorer le hangar, surnommé le « marais ». Là, des milliers d’animaux de laboratoire infusaient dans une puanteur et une touffeur insoutenables. Des conditions incompatibles avec des études de toxicité.
Dans les carnets des techniciens, une abréviation récurrente, « TBD », signifiait « Too Badly Decomposed » (« Trop méchamment décomposés ») pour qu’on puisse en tirer quelque donnée que ce soit. Les tests d’IBT parvenaient rarement à des conclusions négatives : elles étaient souvent inventées.
Des centaines de produits chimiques, dont pas moins de deux cents pesticides, ainsi que l’Aroclor, un PCB redoutablement toxique mis au point par Monsanto, avaient été homologués en Amérique du Nord sur la base des tests « effectués » par IBT. Roundup compris ? Questionnée, Monsanto se contente aujourd’hui de répondre qu’« aucune donnée générée par IBT n’est utilisée pour soutenir une homologation du glyphosate ».
Le pesticide le plus utilisé dans le monde provoque-t-il le cancer ? L’agence de l’ONU, le CIRC, a-t-elle vu en 2015 ce que l’EPA américaine aurait dû voir il y a quarante ans ? Certains mémos internes de Monsanto suggèrent que ses toxicologues eux-mêmes craignaient de longue date une expertise indépendante de leur best-seller. Comme ce courriel d’une scientifique de la firme qui écrit, en septembre 2014, à un collègue : « Ce que nous redoutions depuis longtemps s’est produit. Le glyphosate doit être évalué par le CIRC en mars 2015. »
Le 23 octobre, les Etats membres décideront en qui l’Union européenne doit placer sa confiance.
Stéphane Foucart et Stéphane Horel
* LE MONDE | 05.10.2017 à 06h41 • Mis à jour le 05.10.2017 à 11h20
http://www.lemonde.fr/planete/article/2017/10/05/monsanto-papers-les-agences-sous-l-influence-de-la-firme_5196332_3244.html
Glyphosate : Monsanto tente une dernière manœuvre pour sauver le Roundup
La firme de Saint Louis est impliquée dans une campagne de dénigrement visant le toxicologue américain Christopher Portier.
C’est une dernière manœuvre pour décrédibiliser un scientifique au cœur de la controverse sur le glyphosate. A Bruxelles, d’après nos informations, des envoyés de Monsanto approchent depuis plusieurs jours des journalistes pour leur raconter une histoire explosive à propos de Christopher Portier, un toxicologue américain associé au Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) des Nations unies, grand nom de sa discipline et ancien patron de plusieurs institutions américaines de recherche.
Selon la rumeur largement diffusée sur Internet, M. Portier aurait secrètement touché une somme considérable – 160 000 dollars (environ 135 000 euros) – de la part de cabinets d’avocats représentant les plaignants dans une action en justice contre Monsanto aux Etats-Unis. Dans quel but ? Influencer l’avis du CIRC, qui a classé le glyphosate « cancérogène probable » en mars 2015, et faire du lobbying auprès des autorités européennes.
Ces accusations ont été publiées le 13 octobre sur un blog anglophone et immédiatement traduites en français et en allemand sur d’autres sites et reprises par le quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung. L’auteur, ancien lobbyiste de l’industrie chimique, n’en est pas à ses premières accusations contre M. Portier : au cours des derniers mois, il a tour à tour qualifié le scientifique de « militant », de « rat », de « démon », de « mauvaise herbe », de « mercenaire », et même de « petite merde ». Il avance cette fois que M. Portier a bénéficié d’« une forme de protection que l’on accorde qu’aux comptables de la mafia ».
« Spécialiste invité »
Y a-t-il eu corruption ? « Non, répond M. Portier, interrogé par Le Monde. J’ai en effet signé un retainer avec un cabinet d’avocats, mais après que l’avis du CIRC a été rendu. » Un retainer – contrat fréquemment utilisé par les avocats américains – permet de réserver les services des experts les plus crédibles et les plus compétents au début d’une procédure, afin de ne pas les voir embauchés par un autre cabinet travaillant sur le même sujet. M. Portier dit avoir perçu 5 000 dollars à la signature du retainer, environ deux semaines après que le CIRC a rendu son avis sur le glyphosate.
Du reste, le rôle de M. Portier n’était pas déterminant dans la décision du CIRC. « Le Dr Portier a assisté à la réunion comme spécialiste invité, c’est-à-dire un expert disposant d’un savoir et d’une expérience critique, mais ayant un conflit d’intérêts, réel ou perçu », explique-t-on au CIRC. De fait, M. Portier était alors consultant pour une association, l’Environmental Defense Fund.
En tant que spécialiste invité, ajoute-t-on au CIRC, M. Portier « n’a pu écrire ou passer en revue aucun document pertinent dans la classification du glyphosate, pas plus que participer aux discussions ayant conduit à son évaluation : il n’était donc pas en position d’influencer les autres experts pendant l’expertise ou de modifier son résultat. » En outre, la classification du glyphosate comme « cancérogène probable » a été adoptée à l’unanimité des 17 experts réunis par le CIRC entre le 3 et le 10 mars 2015.
« A la signature de ce contrat, j’ignorais ce que les avocats allaient me demander de produire, ajoute-t-il. Ce n’est qu’en février qu’ils m’ont demandé un rapport complet sur le glyphosate, reprenant tous les éléments scientifiques disponibles. C’est beaucoup de travail, et cela a pris la plupart de mon temps pendant plusieurs mois. » Le fruit de ce travail représente une documentation de près de 300 pages. En 2017, soit près de deux ans après sa consultation par le CIRC, M. Portier a perçu au total 160 000 dollars. Une somme importante mais qui représente un tarif standard aux Etats-Unis.
Sur Internet circulent des extraits soigneusement choisis de la déposition du scientifique qui répondait sous serment, le 5 septembre, aux avocats de Monsanto. Lus hors contexte, ces extraits suggèrent que son contrat exigeait qu’il cache son lien avec le cabinet d’avocats.
Dans une déclaration à Politico Europe, Scott Partridge, vice-président de Monsanto chargé de la stratégie mondiale, porte sans le nommer de graves accusations à l’encontre de M. Portier. « Se présenter comme expert scientifique, attaquer la crédibilité des institutions européennes et faire du lobbying auprès des responsables politiques et des parlementaires, tout en cachant activement être à la solde de cabinets d’avocats, a-t-il affirmé, tout cela ne représente pas seulement une tromperie et un complet conflit d’intérêts, mais cela détruit aussi l’objectivité scientifique et mine la confiance du public dans cet important débat. »
Déclaration de conflit d’intérêts
La réalité est tout autre. M. Portier a transmis au Monde une copie de son retainer. Celui-ci lui impose de ne pas dévoiler la nature de son travail, mais n’exige pas de dissimuler son lien contractuel. Vérification faite, il a d’ailleurs déclaré ce conflit d’intérêts à plusieurs reprises. D’abord dans l’article qu’il a cosigné en août 2016 dans le Journal of Epidemiology and Community Health, avec une centaine d’autres scientifiques, pour défendre l’avis du CIRC. La même déclaration figure dans une lettre adressée fin mai à la Commission européenne. Enfin, lors de son audition du 11 octobre au Parlement européen, il a fait état de sa collaboration avec les avocats des plaignants en préambule à sa présentation.
A travers M. Portier, les accusations colportées visent en fait la crédibilité de l’avis du CIRC. Pourtant, les « Monsanto papers » – ces documents internes de la firme agrochimique déclassifiés dans le cadre des procédures judiciaires américaines – montrent que ses experts eux-mêmes considèrent que l’évaluation du glyphosate a été conduite dans les règles de l’art par l’agence internationale.
Tom Sorahan, dépêché par Monsanto comme observateur lors des réunions du CIRC, l’écrit dans un mémo interne daté de mars 2015 : « La réunion s’est déroulée en conformité avec les procédures du CIRC. Le Dr Kurt Straif, le directeur des monographies, a une connaissance intime des règles en vigueur et a insisté pour qu’elles soient respectées. »
Stéphane Foucart et Stéphane Horel
* LE MONDE | 18.10.2017 à 12h06 • Mis à jour le 19.10.2017 à 08h00 :
ttp ://abonnes.lemonde.fr/planete/article/2017/10/18/glyphosate-monsanto-tente-une-derniere-man-uvre-pour-sauver-le-roundup_5202606_3244.html
Soupçons sur les substances ajoutées au glyphosate dans les « produits formulés »
Le Roundup fait partie des « produits formulés ». En plus du glyphosate, ils contiennent d’autres substances qui peuvent eux aussi présenter une toxicité.
C’est l’une des subtilités du dossier : le glyphosate, l’ingrédient actif du célèbre herbicide Roundup de Monsanto, n’est jamais utilisé seul. Dans le jargon des agrochimistes, ce sont des « produits formulés » qui sont mis sur le marché. Ces produits contiennent du glyphosate, mais aussi d’autres substances, qui permettent à la molécule active de pénétrer les tissus des végétaux pour les détruire. Sans ces « surfactants », le glyphosate demeure presque inopérant.
Hélas ! Ce qui est vrai pour les plantes, l’est aussi, dans une certaine mesure, pour les humains. Or, par chance pour la firme, les réglementations américaines et européennes ne demandent aux industriels aucune étude sur les effets sanitaires à long terme des « produits formulés ». En mars 2013, l’un des responsables l’explique à un de ses collègues. « Nous ne conduisons pas de tests chroniques, subchroniques ou d’études de tératogénicité [capacité à provoquer des malformations sur les nouveau-nés] sur nos formulations, écrit-il. L’exposition sur le long terme est évaluée en accord avec la réglementation, en faisant des études de cancérogénicité avec l’ingrédient actif seul, le glyphosate. »
Des dommages
Ainsi, même si Monsanto assure que le glyphosate n’est pas cancérogène, cela ne permet pas de dire que les produits à base de glyphosate, comme le Roundup, ne le sont pas non plus. Dans les « Monsanto papers », les toxicologues de la firme de Saint-Louis (Missouri) le disent crûment. En novembre 2003, l’une des toxicologues en chef explique même, de manière stupéfiante, à un de ses pairs : « Vous ne pouvez pas dire que Roundup n’est pas cancérogène, car nous n’avons pas fait les tests nécessaires pour le dire. »
« NOUS DEVONS FAIRE ATTENTION À NE PAS GÉNÉRER DE DONNÉES QUI POURRAIENT COMPROMETTRE LES AUTORISATIONS EUROPÉENNES » UNE CHEF TOXICOLOGUE DE MONSANTO
Est-ce problématique ? En février 2001, le patron de la toxicologie de Monsanto pour l’Europe l’écrit sans fard : « Si quelqu’un venait me dire qu’il veut tester le Roundup, je sais comment je réagirais : avec une sérieuse inquiétude. » A plusieurs reprises, d’autres salariés le répètent sans détours. Le 25 avril 2002, le chef de la sûreté des produits réglementés explique : « Le glyphosate est OK, mais c’est le produit formulé (et donc le surfactant) qui produit les dommages. » Des « dommages » qui concernent les humains puisque le sujet de la discussion est alors la possibilité que le glyphosate soit un « perturbateur endocrinien » – une substance capable d’interférer avec le système hormonal…
Un sujet ultrasensible
Les « Monsanto papers » montrent que les tests menés en interne par la firme sur ses produits formulés à base de glyphosate sont un sujet ultrasensible. En mars 2002, les autorités néerlandaises demandent à Monsanto de tester la capacité d’un de leurs produits à base de glyphosate à traverser la peau. L’un des chefs toxicologues de l’entreprise prévient aussitôt : « Nous devons faire attention à ne pas générer de données qui pourraient compromettre les autorisations européennes. »
Quitte à interrompre des études en cours. Un mois plus tard, début avril 2002, l’un des responsables du dossier à Monsanto écrit : « Bien que nous ayons accepté [comme demandé par les autorités néerlandaises] de répéter une étude in vitro de pénétration dermique sur de la peau de rat, nous sommes parvenus à la conclusion que la pénétration du glyphosate aurait été probablement supérieure aux 3 % requis par les autorités allemandes. Nous avons donc décidé d’ARRÊTER l’étude (effectif ce matin). »
La séquence de documents déclassifiés, incomplète, ne permet de connaître la suite donnée à ce dossier. Mais elle recèle une information perturbante : le toxicologue qui annonce l’interruption de l’étude incommodante est aujourd’hui l’un des hauts responsables scientifiques de l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA) – l’une des deux agences réglementaires européennes qui a déclaré en 2016 le glyphosate non cancérogène, s’opposant au Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) des Nations unies, pour qui la molécule est « cancérogène probable ». Contactée par Le Monde, l’agence européenne fait valoir que les faits remontent à quinze ans et que l’intéressé n’a pas, selon elle, participé à son évaluation du glyphosate.
Un tel comportement s’apparente-t-il à de la dissimulation de données ? Est-il éthique ? « Nos employés répondent aux plus hauts standards éthiques », répond-on chez Monsanto. Dans le cas présent, poursuit Samuel Murphey, porte-parole de la firme, « des études ultérieures n’étaient pas nécessaires pour permettre aux régulateurs d’évaluer la sûreté des formulations à base de glyphosate ».
Stéphane Horel et Stéphane Foucart
* LE MONDE | 05.10.2017 à 06h00 :
http://www.lemonde.fr/planete/article/2017/10/05/soupcons-sur-les-substances-ajoutees-au-glyphosate-dans-les-produits-formules_5196290_3244.html