Justifier des droits de départ en retraite différenciés par les inégalités - bien réelles - d’espérance de vie entre les salariés (les travailleurs postés et les autres par exemple) peut aboutir à une difficulté : légitimer le projet d’adaptation constante de l’âge de la retraite à l’augmentation régulière de l’espérance de vie. La droite présente souvent la retraite comme un repos après la fatigue. Laissons-lui cet argument.
En réalité, la retraite est du temps conquis sur le travail subordonné. Et c’est du temps sur le travail subordonné (pas uniquement sur la fatigue) qu’il s’agit de conquérir davantage pour tous, comme à la SNCF ou à EDF. Non pas du jour au lendemain, mais sur un projet de long terme, dont il faut mesurer les enjeux pour entreprendre une campagne progressiste. Car la réforme des retraites est, sans doute, celle des « réformes » (entendez régressions sociales) que l’Union européenne et les gouvernements mènent avec le plus de détermination depuis les années 1990.
Et pour cause ! Au moment où Rocard a lancé la contre-offensive avec le Livre blanc des retraites (1991), qui fournira l’argumentaire des « réformes » ultérieures, la pension à 60 ans garantissait en moyenne 84 % du dernier salaire net des salariés ayant 150 trimestres (37,5 années) validés, sans aucun recours à l’épargne. Une telle pension (s’agissant en tout cas des hommes, car les femmes atteignent rarement 150 trimestres) est une conquête sociale de grande ampleur, de portée anticapitaliste, si elle est développée :
– les salariés pensionnés sont payés avec un taux de remplacement proportionnel à leur salaire d’activité, alors qu’ils sont encore en mesure de travailler pendant de nombreuses années, sans soumettre leur capacité créatrice à un employeur, voire en inventant de nouvelles formes d’activité collective ;
– pour tenir des engagements aussi massifs et de long terme, d’un montant égal et d’une durée bien supérieure à ce que représente l’investissement à l’échelle nationale, il n’est nul besoin d’une accumulation financière préalable ; il suffit d’y affecter le flux courant de 20 % des salaires, et la croissance régulière du PIB réel assure la progression de cette part, sans qu’il soit besoin de déshabiller Pierre pour habiller Paul : car les pensions ne posent aucun problème démographique.
Règles uniques
Les pensions socialisées font ainsi la démonstration du caractère parasitaire de l’accumulation financière, et elles font sauter le dogme selon lequel seul le travail subordonné mérite salaire. Si cette situation se prolonge et se traduit en prise de conscience politique, c’est le travail subordonné à l’accumulation financière, fondement du capitalisme, qui est concrètement délégitimé. L’acharnement des bourgeoisies nationales, adossées à leur « syndicat » de la Commission de Bruxelles, est dès lors total. Elles répètent à satiété le mensonge démographique pour présenter comme une nécessité arithmétique un programme de transformation des retraités en salariés subordonnés (recul de l’âge de la retraite), ou en pseudo-rentiers (le gel des salaires et des cotisations ouvre l’espace à l’épargne salariale). Elles tentent ainsi de revenir aux fondamentaux du capitalisme. Le recul de l’âge de la retraite, présentée comme un temps de loisirs après une longue vie de travail, restaure la légitimité du salaire comme payant le seul travail subordonné. Le gel des cotisations (présentées comme « taxes sur le travail » !) et la promotion de l’épargne salariale légitiment l’accumulation financière.
C’est sur ces deux terrains qu’il faut mener une activité politique. Contre la thématique réactionnaire de la retraite comme loisir bien mérité dans la sphère privée, il faut poser la retraite comme un temps dédié à une activité libérée de la subordination, d’expérimentation de nouveaux rapports collectifs. L’objectif est qu’au cours de prochaines décennies (on pourrait baisser l’âge de la retraite pour tous d’un trimestre par an), tout le monde, à partir de 50 ans, puisse conserver son salaire et quitter le travail subordonné. Pour cela, ces collectifs de salariés devront bénéficier de caisses de retraite à la circonférence adéquate : autant les règles d’accès à la retraite doivent être les mêmes pour tous et garanties par des institutions publiques, et la mutualisation du salaire qui valorise ce travail doit être nationale pour assurer la fiabilité financière, autant les régimes qui assurent la logistique de cette mutation doivent être proches du terrain et démocratiquement gérés par les intéressés. Règles uniques, financement unique, multiplicité des régimes !
Passer à l’offensive
Contre la tentative de relégitimisation de la rente et des marchés financiers, il faut donc mettre au cœur de l’action politique la démocratisation d’un autre type de « création de monnaie », par la valorisation salariale du travail. Outre la réussite considérable des régimes financés par les cotisations sociales depuis plus de 60 ans, deux arguments permettent de proposer une hausse massive des salaires dans les prochaines années (par exemple, en augmentant la cotisation retraite d’un point de pourcentage du salaire total par an sans réduction du salaire). D’une part, la hausse annuelle des patrimoines (immobiliers ou boursiers), des rémunérations des actionnaires, doit être bornée par celle des salaires. Cette hausse deviendra ainsi la plus légitime, revendiquée par tous. De plus, la création monétaire ne peut plus être confiée, comme actuellement, aux anticipations des banques sur la valeur des marchandises, avec l’aval des banques centrales, qui entérinent la hausse spéculative des actifs pour sauver la mise des actionnaires. La création de monnaie au bénéfice des rentiers, à laquelle nous assistons depuis cet été, doit, au contraire, être l’occasion d’une lutte de longue haleine pour la démocratisation de la création monétaire, liée explicitement à la valorisation du travail. Les instances d’évaluation de la valeur du travail doivent devenir les instances de création de la monnaie, et en particulier la négociation collective des salaires, cotisations sociales incluses.
Sur le fond, les contre-réformes des retraites sont téléphonées des années à l’avance et, s’ils le veulent, les syndicats, les partis politiques ont tout le temps de fourbir leurs arguments. Si des reculs sont acceptés, c’est faute d’avoir pris la mesure des enjeux de l’affirmation à long terme du salariat, dégagé de la subordination capitaliste du travail. Dans les années 1960, les exigences de « mensualisation du salaire » ou de « retraite à 60 ans » étaient au départ mal comprises de l’opinion spontanée des travailleurs. Sachons retrouver cette capacité d’offensive.