En cas de score décevant aux élections européennes du 9 juin, attendez-vous à ce que les partis concernés utilisent des éléments de langage tout prêts, afin de nier tout mauvais présage ou caractère « significatif » pour les élections nationales. Ils pointeront le caractère atypique de ce scrutin intermédiaire, une participation très inférieure à celle de l’élection présidentielle « reine » du cycle électoral français, ou encore une sociologie particulière, centrée sur les catégories supérieures et âgées du corps civique.
Si le camp macroniste se voit nettement devancé par le Rassemblement national (RN), il aura ainsi beau jeu de rappeler que, sauf exception, les partis au pouvoir ont généralement enregistré des performances médiocres aux élections européennes. Et si La France insoumise (LFI) se voit reléguée derrière la liste du Parti socialiste (PS) et de Place publique (PP), elle expliquera volontiers l’écart avec le score de Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle par la trop forte absence des milieux populaires.
Affiches de candidats aux élections européennes, à Paris le 18 avril 2024. © Photo Magali Cohen / Hans Lucas via AFP
Ces plaidoyers pro domo auront une part de vérité, mais seront-ils complètement convaincants ? Et faudrait-il pour autant considérer que les élections européennes ont un statut à part, qui en ferait un scrutin ne disant pas grand-chose de la « réalité » des rapports de force nationaux – ceux qui cristallisent l’essentiel du commentaire médiatique et des stratégies partisanes ?
Des élections de « second ordre »
On pourrait argumenter dans ce sens en s’appuyant sur une notion de science politique, proposée dès 1980 par Karlheinz Reif et Hermann Schmitt pour caractériser les élections européennes : celle d’« élections nationales de second ordre ». Si elle ne suffit pas à rendre compte de la diversité des configurations électorales au sein des États membres de l’Union européenne (UE), ses postulats ont été plutôt vérifiés au fil du temps.
Nonna Mayer les résume ainsi, dans Sociologie des comportements politiques (Armand Colin, 2010) : « La participation électorale est systématiquement plus faible que pour un scrutin national, les résultats sont défavorables aux partis de gouvernement, plus favorables aux petits qu’aux gros partis et encouragent un vote sanction de la part des électeurs. »
Dans le cas français, cela s’est traduit par des percées, plus ou moins spectaculaires, d’entreprises politiques qui n’ont pas su transformer l’essai sur la durée ou dans d’autres scrutins.
On peut rappeler le précédent de 1994, lorsque le score des radicaux de gauche emmenés par Bernard Tapie (12 %) leur avait fait effleurer – quelques mois seulement – la perspective de s’émanciper de la tutelle socialiste. Ou encore celui de 1999, lorsque Charles Pasqua et Philippe de Villiers, dans la foulée d’un score remarqué de 13,1 %, ont fondé un parti souverainiste de droite, le Rassemblement pour la France (RPF), très vite destiné à la division et à la marginalisation.
Les écologistes, qui ont obtenu leurs plus hauts scores nationaux à des élections européennes, se sont davantage inscrits comme une force pérenne au sein du système partisan. Mais ni à la présidentielle ni aux législatives, ils n’ont su retrouver le potentiel électoral qu’ils avaient alors réalisé. Leur acmé en 2009, avec 16,3 % des suffrages exprimés, à quasi-égalité avec le PS, a ainsi été suivi par un score sept fois inférieur à la présidentielle de 2012, et trois fois inférieur aux législatives de la même année.
Les deux grandes « percées » du RN
L’histoire de ce scrutin ne se réduit cependant pas à une suite de succès éphémères. Le cas du RN (ex-Front national) suffit à démentir une vision aussi simpliste. Le parti d’extrême droite a été le protagoniste d’au moins « deux grands moments importants pour les évolutions électorales en France » dont les européennes ont été le cadre, comme le rappelle Florent Gougou, maître de conférences en science politique à Sciences Po-Grenoble.
En 1984, en effet, c’est lors de ce scrutin que le parti de Jean-Marie Le Pen a réalisé sa première percée dans la France entière, en atteignant 11,1 % des suffrages. Pendant longtemps, il ne cessera d’osciller à ce niveau ou quelques points au-dessus, lors des élections nationales ou régionales qui se succéderont. Et c’est aux européennes de 2014 que le FN, dont Marine Le Pen avait hérité, a effectué une deuxième percée, avec un score de 25,2 %. Là encore, ce nouvel étiage a été confirmé par la suite.
Par deux fois, un scrutin européen a donc été le théâtre d’un changement durable de niveau électoral pour le RN. Et le niveau d’abstention n’y a rien changé. « Ceci est d’autant plus remarquable, commente Florent Gougou, que les milieux populaires sont moins mobilisés à cette élection. Or, les milieux populaires ouvriers sont au cœur du noyau électoral du RN. C’est aussi un moment où l’on parle d’intégration européenne. En votant, on donne d’une certaine manière quitus au système de gouvernement européen. Or, le RN est un parti nationaliste très critique de l’intégration européenne. »
Pourquoi donc la gauche insoumise semble-t-elle plus handicapée que le RN à ces élections ? Manuel Bompard remarquait récemment qu’il suffisait « que 50 % des électeurs qui ont voté pour Jean-Luc Mélenchon en 2022 votent pour la liste de l’Union populaire le 9 juin pour que [LFI fasse] un score autour de 20 % », mais le scénario semble tout aussi improbable que lors des précédentes européennes de 2019. Pour Florent Gougou, deux types d’explications peuvent se combiner : « Une explication sociologique et une explication par la configuration de l’offre politique. »
D’une part, il est probable que les milieux populaires séduits par LFI, notamment dans les banlieues des grandes métropoles, soient plus difficiles à remobiliser que ceux qui votent pour le RN. Un exemple accrédite cette hypothèse. À la présidentielle de 2017, Aubervilliers (Seine-Saint-Denis) et Liévin (Pas-de-Calais) sont deux communes dans lesquelles Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen avaient respectivement recueilli 41 % des suffrages. Or, aux européennes de 2019, la participation s’est effondrée de 34 points dans la première contre 26 dans la seconde, où LFI s’est fait nettement distancer par le RN.
D’autre part, le RN n’a pas véritablement de rival dans son espace politico-électoral. À l’inverse, remarque le politiste grenoblois, « LFI se bat pour des électeurs “partagés” avec d’autres partis : Les Écologistes et le Parti socialiste délesté de ceux qui ont rejoint Emmanuel Macron. Il s’agit de personnes diplômées qui ne votent pas de la même manière selon les enjeux de pouvoir. LFI est forte quand la compétition porte sur le pouvoir national, mais cela change quand l’enjeu est plus faible. »
Un vote plus proche des « préférences réelles »
Côté pile, les Insoumis peuvent se rassurer en se disant que leur champion s’imposera dès que le trophée élyséen sera à nouveau au cœur de la bataille électorale. La stratégie de campagne actuelle consiste d’ailleurs à se rapprocher le plus possible de cette situation, avec un Jean-Luc Mélenchon très présent, affirmant que les européennes sont « le premier tour de la présidentielle de 2027 ». Le mot d’ordre est cependant à double tranchant.
Car côté face, difficile de balayer d’un revers de main la façon dont auront voté celles et ceux qui se seront déplacés. « Lors des européennes, les contraintes se desserrent sur l’électeur, explique Anne Jadot, maîtresse de conférences en science politique à l’université de Lorraine. Une élection présidentielle favorise un “vote stratégique”, qu’il se veuille “utile” ou de “barrage”. À l’inverse, dans ce scrutin à moindre enjeu et à la proportionnelle, ce sont les logiques de vote protestataire et de “vote expressif”, lorsqu’on donne libre cours à sa préférence réelle, qui sont encouragées. »
Autrement dit, si des forces voient leurs poids déprécié par rapport à l’élection présidentielle, elles ne le devront pas uniquement à une structure de participation différente, mais aussi à la fuite de leur électorat potentiel vers d’autres offres qui les attirent davantage, toutes choses égales par ailleurs. Après tout, le camp macroniste ne devrait pas être défavorisé par la surreprésentation des ménages âgés et aisés. Quant à la surreprésentation de l’électorat à haut niveau de diplôme, elle ne devrait pas embarrasser plus que cela les Insoumis.
Par ailleurs, les différences sociologiques liées à l’abstention attendue ne valent qu’en prenant l’élection présidentielle pour repère. En effet, il ne faut pas oublier que les européennes de 2019 ont davantage mobilisé que les élections législatives qui les ont précédées (en 2017) et qui les ont suivies (en 2022), et dont la « valeur » est beaucoup moins dépréciée dans les discours politiques. La participation avait atteint 52,2 % cette année-là, un étiage jamais atteint depuis 1989 à ce type de scrutin, alors que les législatives, elles, sont boudées de façon croissante.
« En 2019, analyse Anne Jadot, les européennes étaient les premières élections au niveau national depuis 2017. Cette place en début de cycle électoral, privilégiée par l’électorat pour envoyer des messages, est une clé importante de la participation. Souvent, par le passé, des élections locales avaient déjà été organisées avant les européennes. De plus, en 2019, nous sommes revenus à un scrutin plus lisible, avec des listes à l’échelle de la France entière, en abandonnant un mode de scrutin par grandes régions qui n’avait de sens pour personne. »
© Infographie Mediapart
« Cette année, poursuit la chercheuse, on est dans la même configuration. Je ne parierais donc pas sur une participation déplorable. » Dans la mesure où c’est avec ce niveau de participation, à quelques points près, que se joue ces dernières années le fait d’avoir une majorité à l’Assemblée, et donc d’être en capacité de gouverner, les rapports de force aux européennes ne sont pas inintéressants à observer. « Même si la nature de l’élection est différente, on retrouve les mêmes structures d’âge, de diplôme et de catégories socioprofessionnelles, confirme Anne Jadot. En termes de participation, les grosses inégalités sociologiques marchent toujours dans le même sens. »
Cela ne veut pas dire que 2024 annonce 2027. Le moment, la nature et le mode de scrutin des élections concernées diffèrent, et les stratégies des forces politiques peuvent également varier, comme en témoignent les candidatures uniques de la gauche en 2022. Mais en tout état de cause, les préférences partisanes qui seront révélées par le scrutin du 9 juin n’auront rien d’anodin.
Fabien Escalona