Alors que la menace d’un conflit militaire dévastateur entre la Chine et les Etats-Unis dans la région plane toujours, la mer de Chine méridionale a déjà subi des dommages irréparables. Des décennies de surexploitation ont, par exemple, eu un impact désastreux sur les ressources halieutiques de cette mer, autrefois abondantes. Les populations de thon, de maquereau et de requin sont tombées à 50% de leur niveau des années 1960. Les atolls de récifs coralliens d’une importance biologique cruciale, qui « se battent » pour survivre à l’augmentation de la température des océans, sont également ensevelis sous le sable et la vase à mesure que l’armée chinoise revendique les îles Spratleys – un archipel de 14 petites îles et de 113 récifs situés dans cette mer – et y construit des infrastructures. Taïwan, les Philippines, la Malaisie et le Vietnam ont également revendiqué un grand nombre de ces îles.
Personne ne devrait s’en étonner puisque les gisements de pétrole et de gaz sont abondants dans la mer de Chine méridionale. Le gouvernement des Etats-Unis estime que 11 milliards de barils de pétrole et 190 billions de pieds cubes [1 pied cube = 0,028 mètre cube] de gaz naturel sont prêts à être extraits de son fond. D’aucuns estiment que ces réserves de combustibles fossiles contribuent – comment ne pas utiliser ce terme ? – à alimenter les troubles qui secouent de plus en plus la région.
Cette année, l’Asia Maritime Transparency Initiative [1], basée à Washington, a signalé (8 mars) que plusieurs pays poursuivaient de nouveaux projets d’exploitation pétrolière et gazière dans ces eaux contestées, ce qui, selon cet organisme, pourrait devenir un « point d’exacerbation des conflits ». Entre 2018 et 2021, de nombreux affrontements ont eu lieu entre la Chine, le Vietnam et d’autres pays d’Asie du Sud-Est au sujet des opérations de forage dans ces eaux. On peut craindre que des affrontements encore plus graves se profilent à l’horizon.
Les Etats-Unis, bien sûr, rejettent la responsabilité de tout cela sur la Chine, affirmant que ses projets agressifs de récupération d’îles violent le droit international et « militarisent une zone déjà sous tension et disputée ». Pourtant, les Etats-Unis jouent également un rôle important dans l’augmentation des tensions dans la région en acceptant de fournir à l’Australie des sous-marins à propulsion nucléaire dans le cadre du pacte de sécurité Australie-Royaume-Uni-Etats-Unis (AUKUS). L’objectif est sans aucun doute de freiner les activités chinoises en brandissant la menace de la puissance militaire occidentale. « Les prochaines étapes pourraient consister à baser des plateformes états-uniennes à capacité nucléaire – telles que des bombardiers stratégiques – en Australie, ainsi qu’à coopérer sur les missiles hypersoniques, les cyberopérations [et] l’informatique quantique », écrit Derek Grossman pour la Rand Corporation, l’« académie paramilitaire » de la politique de défense américaine (15 avril). En fait, les Etats-Unis se préparent manifestement à déployer bientôt dans ce pays les premiers B-52 à capacité nucléaire.
Le 25 août, en partenariat avec l’Australie et les Philippines (où Washington s’apprête à occuper des bases toujours plus proches de la Chine), les Marines des Etat-Unis se sont entraînés à reprendre une « île » censée avoir été capturée par des forces hostiles. Au cours de cet exercice, 1760 soldats australiens et philippins et 120 Marines ont simulé des débarquements sur la plage et des manœuvres d’assaut aérien à Rizal, une petite ville de la province occidentale de Palawan, aux Philippines, qui fait effectivement face à la mer de Chine méridionale.
« L’Australie peut subir de nombreux dommages avant qu’un adversaire potentiel ne mette le pied sur nos côtes et ne mette en question l’ordre fondé sur des règles en Asie du Sud-Est. Le maintien de la sécurité collective de l’Asie du Sud-Est est fondamental pour le renforcement de la sécurité nationale de notre pays », a déclaré le ministre australien de la Défense, Richard Marles, à propos de ces exercices militaires conjoints.
A l’instar d’AUKUS, ces manœuvres militaires avaient pour but d’envoyer un message : la Chine doit se méfier. Les ressources de la mer de Chine méridionale ne sont pas à prendre.
Mais il y a une question à se poser : toutes ces tentatives d’intimidation internationales concernent-elles uniquement les combustibles fossiles ? Les routes commerciales qui traversent la région sont également vitales pour l’économie chinoise, tandis que ses pêcheries représentent 15% des prises mondiales de poissons. Pourtant, ni ces routes maritimes très fréquentées, nécessaires à la circulation des marchandises sur le plan mondial, ni ces ressources halieutiques n’expliquent entièrement la controverse qui ne cesse de s’intensifier à propos de cette région. Après avoir exploité les ressources de poissons de cette mer pendant des décennies, la Chine est en train de devenir un leader mondial dans le domaine de la pisciculture, qui représente déjà 72% de la production nationale de poisson. Mais est-il possible qu’un autre ensemble de ressources naturelles, sans doute plus cruciales pour l’avenir économique des superpuissances mondiales, vienne s’ajouter à la discorde territoriale croissante pour savoir qui possède les biens en mer de Chine méridionale ?
L’exploitation minière de la grande bleue
On pourrait parler d’une course vers les fonds marins, avec la Chine en tête. En décembre 2022, ce pays a dévoilé son Ocean Drilling Ship, un navire d’exploitation minière en eaux profondes (DSM-deep sea mining) de la taille d’un croiseur de combat, qui devrait être opérationnel d’ici 2024. Au lieu d’être armé, le navire est équipé d’un matériel d’excavation de pointe capable de forer à des profondeurs de près de 10’000 mètres. Sur terre, les Chinois détiennent déjà un quasi-monopole sur les métaux considérés comme vitaux pour le développement des énergies « vertes », notamment le cobalt, le cuivre et le lithium. Actuellement, les Chinois contrôlent 60% de l’offre mondiale de ces métaux « verts » et s’intéressent désormais aux abondantes ressources qui existent également sous le plancher océanique (lithosphère en termes géologiques). Selon certaines estimations, les fonds marins contiendraient 1000 fois plus de terres rares que la terre ferme.
Il est difficile de croire que la dévastation des profondeurs de l’océan par la recherche et l’extraction de minéraux pour les batteries électriques et d’autres technologies pourrait constituer un moyen durable de lutter contre le changement climatique. En effet, l’exploitation minière sous-marine risque d’avoir un impact catastrophique, notamment en détruisant la biodiversité. A l’heure actuelle, il est impossible d’évaluer les dommages causés par ces opérations, car l’exploitation minière en eaux profondes n’est pas soumise à des études d’impact sur l’environnement.
Le traité de l’ONU de protection de la haute mer et des fonds marins, ratifié en mars 2023, n’a pas réussi à inclure des règles environnementales réglementant ces pratiques après que la Chine a bloqué toute discussion sur un éventuel moratoire ayant trait à l’exploitation des fonds marins. Depuis 2022, la Chine est titulaire de cinq contrats d’exploration délivrés par l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM) des Nations unies, ce qui lui permet d’effectuer des tests et de prélever des échantillons sur le fond de l’océan. Si cet organe des Nations unies peut répartir ces contrats, il n’a pas le pouvoir de réglementer l’industrie elle-même, ni le personnel nécessaire pour le faire. Les scientifiques s’inquiètent donc du fait que l’exploitation minière en eaux profondes sans entrave pourrait causer des dommages irréparables, notamment en tuant des organismes marins et en détruisant des habitats fragiles.
« Nous n’avons fait qu’effleurer la surface de l’océan profond », a déclaré le Dr Andrew Chin, conseiller scientifique de la fondation Save Our Seas, basée en Australie… La science commence tout juste à comprendre que les grands fonds ne sont pas un espace vide, mais qu’ils regorgent de formes de vie merveilleuses et uniques. Les écosystèmes d’eaux profondes forment un domaine interconnecté avec les eaux moyennes et de surface par le biais du mouvement des espèces, des flux d’énergie et des courants. Non seulement l’exploitation des nodules polymétalliques entraînera la disparition de ces espèces et endommagera les fonds marins pendant des milliers d’années, mais elle aura aussi des conséquences négatives pour le reste de l’océan et les populations qui dépendent de sa préservation. »
D’autres craignent que l’AIFM, même si elle avait le pouvoir de réglementer cette industrie naissante, ne le fasse pas très bien. « Non seulement l’AIFM favorise les intérêts des compagnies minières au détriment des avis des scientifiques, mais ses procédures d’approbation des EIE [études d’impact environnemental] sont discutables », déclare Helen Rosenbaum, de la Deep-Sea Mining Campaign [2] (IF2, 17 juillet 2023).
Cela nous ramène à la mer de Chine méridionale qui, selon les chercheurs chinois, recèle d’importantes réserves de métaux précieux « stratégiquement importants ». La Chine s’est déjà lancée avec détermination dans la recherche de gisements de nodules polymétalliques contenant un certain nombre de métaux utilisés dans la quasi-totalité des technologies « vertes ». « Connaître la localisation des nodules polymétalliques nous aidera à choisir un site pour expérimenter la collecte, qui est l’un des principaux objectifs de la mission », a déclaré Wu Changbin, commandant général du Jiaolong, un sous-marin qui a justement découvert de tels nodules polymétalliques dans la mer de Chine méridionale.
Il n’est pas surprenant que les Etats-Unis, à la traîne de la Chine dans l’acquisition de minerais pour les technologies « vertes », surveillent de près les concurrents. En 2017, un avion espion P3-Orion de la Marine a survolé à plusieurs reprises un navire de recherche chinois près de l’île de Guam. Les scientifiques à bord du navire étaient censés cartographier la zone et installer des dispositifs de surveillance en vue d’une future exploration en eaux profondes.
La situation est à peu près la même en mer de Chine méridionale, où les Etats-Unis ont mené de nombreuses opérations de surveillance pour suivre les activités chinoises. En mai, un avion de surveillance RC-135 de l’armée de l’air a été intercepté par un chasseur à réaction chinois J-16, ce qui a provoqué un tollé international. Sans justifier la présence d’un avion espion, le secrétaire d’Etat Antony Blinken a rapidement pointé du doigt l’imprudence de la Chine. « Le pilote chinois a pris des initiatives dangereuses en s’approchant très près de l’avion [le RC-135] », a déclaré Antony Blinken. « Il y a eu une série d’actions de ce type dirigées non seulement contre nous, mais aussi contre d’autres pays au cours des derniers mois. »
Si ces querelles ont sans doute beaucoup à voir avec le contrôle des combustibles fossiles, le pétrole et le gaz naturel ne sont pas les seules ressources de la région qui sont vitales pour les futurs projets des deux pays.
Capitalisme et climat
Partout dans le monde, le pétrole et le charbon appartiennent de plus en plus au passé. Selon un rapport publié en juin 2023 par l’Agence internationale de l’énergie (AIE), les énergies renouvelables « devraient augmenter de 107 gigawatts (GW), soit la plus forte hausse absolue jamais enregistrée, pour atteindre plus de 440 GW en 2023. » Les ressources naturelles qui alimentent cette montée en puissance des énergies renouvelables, comme le cuivre et le lithium, sont en train de devenir la nouvelle version en vogue des combustibles fossiles. Les marchés favorisent l’abandon progressif des sources d’énergie qui réchauffent le climat, ce qui explique pourquoi la Chine et les Etats-Unis vont de l’avant dans l’exploitation de minéraux essentiels pour les énergies renouvelables, non pas parce qu’ils se soucient de l’avenir de la planète, mais parce que l’énergie verte devient rentable.
La percée de la Chine dans le système capitaliste mondial et les dégâts qu’elle a laissés dans son sillage sont assez faciles à suivre. A la fin des années 1970, les dirigeants chinois ont libéralisé les marchés du pays et ouvert les vannes aux investissements étrangers, faisant de la Chine – à un rythme moyen de 9,5% par an – l’une des économies à la croissance la plus rapide jamais enregistrée. La Banque mondiale a décrit le boom financier de la Chine comme « l’expansion soutenue la plus rapide d’une grande économie dans l’histoire ». Il n’est donc pas surprenant que la consommation d’énergie ait explosé en même temps que les profits économiques.
A l’instar de nombre de ses concurrents mondiaux, l’économie chinoise dépend encore largement des combustibles fossiles à forte intensité de carbone, en particulier le charbon, mais une part de plus en plus importante de son portefeuille énergétique est constituée d’énergies renouvelables. La sidérurgie et la fabrication de véhicules représentent aujourd’hui 66% de la consommation d’énergie de la Chine, les transports 9% et l’usage résidentiel 13%. Si le charbon alimente encore largement ce moteur économique – la Chine en consomme plus que le reste du monde réuni –, le pays est également devenu l’un des leaders mondiaux (si ce n’est le leader) dans le domaine des énergies renouvelables, avec un investissement estimé à 545 milliards de dollars dans les nouvelles technologies pour la seule année 2022.
Si la Chine utilise plus d’énergie que n’importe quel autre pays, les Américains consomment nettement plus de deux fois plus que les Chinois en termes individuels (73’677 kilowatts contre 28’072 en 2023). Et si les Etats-Unis consomment plus d’énergie par personne, ils tirent également une part moins importante de leur énergie des énergies renouvelables.
En 2022, le gouvernement des Etats-Unis estimait que seulement 13,1% de l’énergie primaire du pays était produite à partir de sources renouvelables. Malgré cela, la transition énergétique aux Etats-Unis est en cours et, alors que le gaz naturel a largement remplacé le charbon, les énergies renouvelables font des percées considérables. En fait, la loi sur la réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act), promulguée par le président Biden au début de l’année 2022, a affecté 430 milliards de dollars d’investissements publics et de crédits d’impôt au développement des énergies vertes [la séquestration des émissions de CO2 fait partie des projets subventionnés].
Le Forum économique mondial (WEF [3], 2 novembre 2022) estime que trois milliards de tonnes de métaux et de minéraux fins seront nécessaires à la transition énergétique mondiale si nous voulons atteindre zéro émission de dioxyde de carbone d’ici 2050 – et ce chiffre ne fera sans doute qu’augmenter dans les décennies à venir. Bien entendu, les investisseurs adorent encaisser des bénéfices et l’explosion prochaine de l’exploitation des métaux verts sur terre et dans les eaux de la planète sera certainement une aubaine pour Wall Street et ses équivalents dans le monde entier. BloombergNEF (BNEF, 18 janvier 2023), qui couvre les marchés mondiaux, affirme que la demande de métaux et de minéraux clés pour la transition énergétique sera au moins multipliée par cinq au cours des 30 prochaines années, ce qui représente une opportunité de quelque 10 000 milliards de dollars. L’enjeu est l’extraction de minéraux indispensables comme le lithium et de métaux traditionnels comme le cuivre, qui seront utilisés dans la production d’électricité, les réseaux électriques, le stockage de l’énergie et les transports.
« La transition énergétique pourrait déboucher sur un super-cycle pour l’industrie des métaux et des mines », explique Yuchen Huo, analyste minier pour BNEF. « Ce cycle sera alimenté par une expansion massive des technologies d’énergie propre, ce qui stimulera la croissance de la demande de minéraux indispensables et de métaux traditionnels. »
Il n’est donc pas surprenant que des pays comme la Chine et les Etats-Unis s’affrontent (peut-être trop au sens littéral) pour l’accès aux ressources naturelles limitées qui sont essentielles à la transition énergétique mondiale. Le capitalisme en dépend. De l’Afrique à la mer de Chine méridionale, les pays parcourent le monde à la recherche de nouvelles entreprises énergétiques rentables. Dans l’océan Pacifique, qui couvre 30% de la surface de la Terre, la recherche de nodules polymétalliques incite les gouvernements des îles à ouvrir leurs eaux à l’excavation de manière significative. Les îles Cook ont déjà délivré des permis pour l’exploration des profondeurs de l’océan proche. Kiribati, Nauru et Tonga ont financé des missions d’exploration des gisements de la zone de Clarion Clipperton, une zone de 1,7 million de kilomètres carrés s’étendant entre l’île de Kiribati et le Mexique.
« Cette frénésie d’exploration [des grands fonds] se produit en l’absence de régimes réglementaires ou de zones de conservation pour protéger les écosystèmes uniques et méconnus des grands fonds », affirme la Dr Helen Rosenbaum de la Deep-Sea Mining Campaign. « Les impacts sanitaires et environnementaux de l’exploitation minière en eaux profondes seront très étendus… La mer est un environnement dynamique et interconnecté. Les effets d’une seule mine ne se limiteront pas aux grands fonds. »
Selon les partisans de l’extraction minière pour sortir de la crise climatique, ces métaux et minéraux très recherchés resteront essentiels pour sevrer le monde des combustibles fossiles polluants. Or, une chose est sûre : ils auront un coût élevé – non seulement sur le plan géopolitique, mais aussi sur le plan environnemental – et ces effets ne seront peut-être nulle part plus dévastateurs que dans les mers fragiles de la planète, y compris la mer de Chine méridionale, où de grandes puissances armées s’affrontent déjà de manière déconcertante, sans que l’on sache encore ce qu’il en coûtera à ces eaux et à nous autres.
Joshua Frank,