Florence Johsua, prise de parole pour Isaac (dit Isy) Johsua lors de la cérémonie organisée en son hommage au Père-Lachaise, 9 janvier 2023
Mon père, Isaac Johsua, est né dans une famille juive d’Alexandrie, en Égypte, en 1939. Il faut ajouter une famille pauvre, tant cette origine a été structurante pour lui et a influencé toute la suite de son parcours. Son père, Clément, faisait vivre la famille grâce à de petits boulots, qu’il conservait difficilement. Sa mère, Louise, s’occupait des enfants. Malgré les souvenirs heureux de l’enfance, quand mon père en parlait, il se remémorait une vie constamment habitée par la peur de manquer, et la misère. Son vécu précoce des inégalités sociales a été fondamental dans sa politisation, qui s’éclaire aussi à la lumière de sa rencontre avec l’école française Jabès, et de fréquentations amicales, notamment ses amis Joe, Dario, Jacques Hassoun, qui étaient de quelques années ses aînés, et déjà en lien avec le Parti communiste égyptien.
À l’école Jabès, ils avaient été nourris de culture française. Mon père a gardé des souvenirs marquants de l’enseignement reçu sur 1789 et les Lumières. La devise « Liberté, Égalité, Fraternité » avait fait naître en lui une ambition incroyable, et terrible au regard de la réalité à laquelle il se sentait rivé. Le décalage entre ces grandes aspirations et la condition sociale de sa famille a suscité en lui une profonde colère, une révolte qui s’est d’abord traduite par des difficultés scolaires, jusqu’à son adolescence, où il décide que sa seule voie de salut sera l’école et le savoir. Puis arrive la crise de Suez en 1956. Les autorités égyptiennes demandent aux étrangers de venir se déclarer auprès de l’administration. Son père, Clément, qui avait obtenu la nationalité française suite au décret Crémieux, demande conseil à Isaac : fallait-il se déclarer ou non ? Isy, âgé de 17 ans, a décidé, en se basant sur les informations qu’il y avait dans la presse, mais sans doute aussi guidé par son désir de partir, qu’il fallait le faire ; et ça a été l’expulsion d’Égypte et l’arrivée en France.
Sans autre bien qu’une petite valise, la famille est prise en charge par l’aide aux rapatriés. Mon père passe son Bac et entre à Sciences Po Aix. Il termine Major de sa promotion. Le directeur de l’Institut le convoque et, comme le voulait la coutume, lui demande ce qu’il peut faire pour lui. Isy demande à pouvoir intégrer Sciences Po Paris en étant exonéré des droits d’inscription : demande acceptée ! C’est Paris qui s’ouvre à lui, et des études supérieures qu’il aura suivi depuis son arrivée en France jusqu’à son premier poste, en étant boursier. Là, les choses s’accélèrent parce que l’époque, contrairement à ce que d’aucuns écrivaient, laissait peu de place à l’ennui.
1968 n’a pas surgi de rien, le soutien aux luttes de libération nationale a formé une nouvelle génération militante, qui s’oppose aux orientations du Parti communiste français, et qui se structure bientôt au sein d’une opposition de gauche dans l’Union des étudiants communistes. Mon père milite dans ce courant. Il suit alors le séminaire de Charles Bettelheim à l’École pratique des hautes études. La révolution cubaine, pour ces jeunes gens politisés et critiques à l’égard du stalinisme, avait ouvert l’espoir enthousiaste d’une voie alternative à l’URSS. Bettelheim, qui se rend souvent à Cuba, lui trouve un poste au Ministère de l’Industrie, dirigé par Che Guevara, où il travaille de 1963 à 1967, enseignant aussi à l’université de la Havane. Ses années cubaines ont été marquantes dans sa vie. Mais rapidement, il porte un regard critique sur le tournant autoritaire dans l’île, et décide de partir en 1967, où l’activité politique reprend de plus belle, avec la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR), créée l’année précédente par les camarades exclus de l’UEC. La suite, vous la connaissez, les événements de Mai-Juin 68 éclatent et la JCR est partie prenante des événements. Mes parents, qui se sont rencontrés à la JCR quelques années auparavant, sont ensemble durant la nuit des barricades, et durant ces semaines éblouissantes où le monde semble pouvoir changer de base. Mon père, qui est alors à la direction de la JCR, participe pleinement à cette mobilisation qui a laissé dans sa vie une empreinte indélébile. Le 12 juin 1968, un décret interdit les organisations d’extrême gauche, et il est arrêté dans une réunion, avec d’autres camarades, pour reconstitution de Ligue dissoute.
De son été 1968 à la prison de la Santé, où lui, Alain Krivine, Pierre Rousset et d’autres camarades sont incarcérés, mon père se souvenait surtout des franches parties de rigolade qu’ils avaient entre eux, des rencontres étonnantes lors des promenades avec les « droit commun » qui avaient une certaine forme de respect pour ces étudiants qui avaient mis le pouvoir à genoux. Heureusement, leur détention provisoire n’aura duré qu’un été, puis le militantisme a repris à un rythme effréné. Après la dissolution de la JCR, la Ligue communiste est créée, mais très vite des dissensions sur le type de parti à construire se font jour. Isy considérait que le cadre lénino-trotskyste auquel voulait se rattacher la Ligue communiste était bien trop étroit, trop limité pour accueillir toutes les potentialités de luttes ouvertes par 1968. Avec une centaine de camarades, ils fondent Révolution !, organisation qui a été à l’unisson des mobilisations qui ont marqué les années 1970, Lip, le Larzac, les luttes ouvrières et féministes… Mes parents y militent jusqu’à la dissolution, en 1979, et la fusion d’une partie de cette organisation (devenue Organisation communiste des travailleurs, OCT) dans la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), pour préserver les forces militantes et continuer le combat.
Pour mon père, toutefois, les âpres débats qui signèrent la fin de Révo ! furent difficiles, tout comme sa situation sociale et professionnelle, ayant tout mis entre parenthèses durant près d’une décennie. Vacataire à la fac, il lui fallut terminer sa thèse en urgence, dans l’espoir de décrocher un poste à l’université. L’envie de passer à autre chose, accentuée peut-être par ma venue au monde, je suis née en 1978, l’ont amené à se désengager de la LCR, sans toutefois renier aucune de ses convictions. Il s’est alors davantage investi dans ses travaux de recherche, qui occupaient une place centrale dans sa vie. La fin de l’engagement dans des organisations partisanes n’a cependant pas signé la fin de l’engagement tout court puisque Isy est resté toute sa vie un compagnon de route fidèle, participant à l’association Attac, à Copernic, et plus largement toujours présent pour éclairer les débats de ses analyses, pour intervenir dans des formations. Il n’a jamais cessé de s’engager pour transformer la société.
J’ai été émue par les messages reçus des ami·e·s et camarades d’Isy après l’annonce de son décès. Dans ces mots, j’ai souvent retrouvé tant de mon père. Mais Isy, pour moi, c’est mon père chéri. Un père aimant, attentionné, qui a toujours été là, à chaque instant de ma vie. On s’entendait bien lui et moi, on s’aimait à l’infini, on adorait discuter tous les trois, avec ma mère, de politique mais pas seulement, de littérature, de poésie, de théâtre, de la vie. On a été tellement heureux ensemble, jusqu’à ses 83 ans. Dans sa vie, il a eu de grandes et grands ami·e·s, des camarades précieux et une famille qu’il adorait, sa sœur Éthy, son frère Samy, Babette, Nicolas, Manue et Linda, toute la tribu des Johsua, mais aussi la famille de ma mère, qui l’a tout de suite accueilli comme l’un des leurs. Il a eu la chance de vivre des expériences politiques et humaines véritablement hors du commun, de celles qui vous transforment à tout jamais parce qu’elles ont esquissé la possibilité d’un autre monde, plus juste, plus fraternel, émancipé de ses chaînes ; avec ce sentiment grisant que, toutes et tous ensemble, on fait l’histoire ! Alors vraiment, peut-on rêver plus belle existence humaine ?
Pour ma part, j’ai la joie d’avoir été sa fille chérie et d’avoir vécu à ses côtés, avec ma mère, pendant 44 magnifiques années. Parmi les innombrables choses que m’a transmises mon père, il y a son amour de la vie et des êtres précieux qui nous entourent. Un jour, il m’a dit aussi : « Chérie, je te transmets l’espoir ».
Adieu mon père adoré.
Florence Johsua