Pendant la semaine qui a suivi la mort de la reine Elizabeth II, la radio et la télévision britanniques ont diffusé en boucle une phrase tirée du discours qu’elle avait donné lors de son 21e anniversaire qu’elle fêtait au cours d’une visite royale en Afrique du Sud en 1947 : « Je déclare devant vous que toute ma vie, qu’elle soit longue ou brève, sera dévouée à votre service et au service de notre grande famille impériale dont nous faisons tous partie. » Était-ce là le signe du dévouement de la reine au devoir et aux peuples du Commonwealth, comme la plupart des observateurs britanniques l’ont affirmé ? Non, il faut plutôt y voir la manifestation des liens intimes entre la monarchie et l’impérialisme, ont insisté de nombreuses voix venant de pays anciennement colonisés comme Barbade ou le Zimbabwe, victimes du colonialisme de peuplement et de la ségrégation raciale.
Un regard jeté à l’histoire du colonialisme tardif et au Commonwealth des nations qui lui a succédé met au jour toute l’ambivalence et l’ironie de la vie de dévouement de la reine. Née en 1926 et ayant grandi pendant la Seconde Guerre mondiale qui mit en péril les empires, la jeune Princesse Elisabeth se fit la porte-parole d’une nouvelle forme d’impérialisme plus libéral et modernisateur supposé bénéficier à « tous les peuples du Commonwealth britannique et de l’empire, où qu’ils habitent, quelles que soient leur race ou la langue qu’ils parlent » [1]. La tentative de transformer la Grande-Bretagne moderne en un pouvoir impérial mondial fut un échec sanglant. Envers et contre le naufrage de l’empire, la reine a cependant maintenu l’idéal selon lequel sa vie serait dévouée à tous les peuples du Commonwealth. La rhétorique du devoir et du service qu’elle institua permit aux générations qui la suivirent au sein de la famille royale d’endosser les causes postcoloniales à la mode au début du XXIe siècle comme la conservation des éléphants, la défense des veuves et orphelins victimes des ravages du sida ou la protection de l’environnement – causes soutenues par une flotte de jets privés et l’amitié de philanthropes milliardaires.
La nouvelle ère élisabéthaine
En 1947, la jeune Princesse Elisabeth fit une visite diplomatique lourde d’enjeux en Afrique du Sud. La Grande-Bretagne, tout comme la France libre, avaient gagné la Seconde Guerre mondiale grâce aux ressources et aux troupes extraites de leurs empires respectifs (« La France n’est pas seule ! Elle a un vaste Empire derrière elle ! », proclamait le Général de Gaulle le 18 juin 1940). Les dettes qui s’étaient accumulées pour financer l’effort de guerre totale devaient être réglées, mais la Grande-Bretagne était au bord de la faillite. Certes, les États-Unis mettaient à sa disposition un plan de reconstruction qui soutenait leur projet hégémonique, mais les dirigeants britanniques choisirent plutôt un audacieux programme économique. L’idée était que ce serait l’empire, un empire revivifié, fondé sur une dynamique économique libérale, qui mettrait la Grande-Bretagne sur la voie de la reconstruction. Cette idée fit l’objet d’un consensus extraordinaire au sein des élites politiques de tout bord. Même le socialiste radical Stafford Cripps arguait que : « tout l’avenir de la zone sterling (la devise commune à tous les pays de l’empire) (…) dépend à mon sens de l’expansion rapide de nos ressources africaines » [2]. Le gouvernement de gauche centriste au pouvoir de 1945 à 1949 leur rendit la tâche facile en prétendant qu’un empire libéral profiterait à la fois à la mère patrie et aux peuples colonisés : la croissance économique en Afrique et en Asie serait soutenue par des investissements britanniques dans les domaines de l’éducation et de la santé.
Voilà les enjeux qui sous-tendaient le discours que la jeune Princesse Elisabeth donna à l’occasion de son anniversaire, et qui fut diffusé dans tout l’empire. Les commentateurs concentrèrent leur attention sur sa promesse de « servir notre grande famille impériale. » Mais le cœur du discours est à chercher dans les paragraphes du milieu. Elle y explique que « l’Empire britannique a sauvé le monde » grâce au sacrifice des soldats de l’empire et du Commonwealth qui « défendirent la liberté du monde » au prix de sacrifices faits « dans la joie ». Au tour de l’Empire britannique de « se sauver après avoir gagné la bataille. »
D’un point de vue constitutionnel, la monarchie britannique devenait le symbole d’une nouvelle unité impériale où la monarque prenait la tête d’un Commonwealth des nations (établi en 1949), dépeint comme l’association libre des peuples de langue anglaise. Même les pays qui, comme l’Inde, avaient fait le choix précoce de l’indépendance et de la forme républicaine en retirant la reine britannique de leurs timbres et de leurs pièces de monnaie maintinrent un lien avec la Grande-Bretagne en participant au Commonwealth des nations [3] (les hommes politiques britanniques entretinrent pendant un bref moment le vain espoir que l’armée indienne devienne la pierre de touche d’une alliance militaire du Commonwealth). D’un point de vue plus informel, les membres de la famille royale britannique portaient l’uniforme impérial et endossaient volontiers un rôle militaire. La Princesse Elizabeth passa ses premières années de femme mariée à Malte, où son mari le Prince Phillip avait sous son commandement une frégate amarrée à la base navale de la Valette, point stratégique de la Méditerranée [4]. Plusieurs décennies plus tard, en 2007, le couple royal retourna sur l’île pour fêter ses soixante ans de mariage – pour la reine les années passées dans la Malte impériale furent les plus heureuses et les plus libres de sa vie.
Le nouveau projet impérial atteint son apogée avec le couronnement de la reine Elisabeth en 1952. Il devait ouvrir une nouvelle ère élisabéthaine dont la référence était « Gloriana », la reine Elisabeth Ire (1533-1603). Quelques rares et minces explorations victorieuses étaient montées en épingle et présentées comme preuves de l’esprit d’aventure de la Grande-Bretagne du XXe siècle, toujours à même de conquérir le monde. Le Néo-Zélandais Sir Edmund Hilary alla jusqu’à organiser l’ascension de l’Everest la même semaine que le couronnement d’Elisabeth. Cependant, alors que les courtisans mettaient en scène de glorieuses cérémonies pour conférer les honneurs dus à ces aventuriers élisabéthains, la course à l’exploration spatiale entre les États-Unis et la Russie constituait la véritable épreuve pour la suprématie technologique et militaire à l’aube de la guerre froide.
La fin sanglante de l’empire élisabéthain
En 1956, la crise du canal de Suez eut l’effet d’un retour brutal de l’empire à la réalité. Tous les étudiants de licence en Grande-Bretagne savent qu’une alliance de troupes françaises, israéliennes et britanniques s’empara du canal de Suez après que le dirigeant nationaliste Nasser prit le contrôle de la compagnie étrangère du canal de Suez. Malgré une victoire militaire, les troupes alliées subirent l’humiliation d’un retrait sous pression américaine. La Grande-Bretagne plia bagage après que les États-Unis menacèrent de retirer leur soutien à la monnaie britannique. Pour les géopoliticiens de l’école réaliste, comme l’historien de l’impérialisme John Darwin, les événements de 1956 jetèrent la lumière sur ce qui aurait dû paraître évident depuis des décennies [5]. La nouvelle ère élisabéthaine avait été une chimère – le vénérable navire impérial avait pris l’eau sous les coups de la Seconde Guerre mondiale. La famille royale allait passer les prochaines décennies dans des cérémonies de baisser de drapeaux marquant la fin de l’empire – période qui s’acheva en 1997 avec le départ du dernier gouverneur impérial de Hong Kong.
La société britannique n’a jamais eu à réfléchir de manière très approfondie aux héritages du colonialisme comme la France et les États-Unis ont eu à le faire, suite aux blessures que les guerres de décolonisation en Algérie et au Vietnam ont laissées dans la mémoire collective de ces pays. Si mémoire il y a, celle de l’Empire britannique, en particulier sa dernière période libérale et orientée vers le développement, restera comme « une bonne chose » [6]. L’expérience de l’Empire britannique dans l’après-guerre fut souvent très brutale. De nouveaux impôts, des déplacements de forces et des corvées, imposés au nom de la productivité et de la croissance, eurent des effets terribles sur les sociétés asiatiques et africaines. Un historien de l’Afrique de l’Est décrivit ces décennies comme une « seconde occupation coloniale » [7]. Au Kenya, la politique de modernisation agricole tardive permit aux colons blancs d’évincer leurs terres de tout paysan africain, qu’ils remplaçaient par des tracteurs et autres machines. Au début des années 1950, les insurgés Mau Mau lançaient leurs premières attaques sur des fermes de colons depuis la forêt des Aberdares. La Princesse Elisabeth et le Prince Philip endossèrent malgré eux le rôle de figurants dans le drame sanglant de la décolonisation lors de leur visite royale au Kenya en février 1952. L’apogée de la visite fut un dîner officiel à l’hôtel Treetops – une loge de safari décorée comme une vitrine de la chasse coloniale au fin fond de la forêt des Aberdares. C’est là qu’Elisabeth apprit que son père George VI était mort et qu’elle montait sur le trône. Deux ans plus tard, les insurgés Mau Mau brûlèrent l’hôtel qui était devenu un observatoire pour le King’s African Rifles dans leur surveillance de la guérilla [8].
En 1952, l’année du couronnement de la reine Elisabeth II, le dernier gouverneur impérial du Kenya déclara un état d’urgence qui dura sept ans, jusqu’en 1959. Au moins 25 000 Kenyans perdirent la vie ; 30 000 autres furent envoyés en camps de détention où ils furent victimes de travail forcé et de torture ; un million de villageois qui habitaient dans la zone de conflit se retrouvèrent dans des camps d’urgence derrière des barbelés. Sans surprise, beaucoup de Kenyans aujourd’hui ont un avis mitigé sur la monarchie. Lorsque le président du Kenya Uhuru (nom qui veut littéralement dire « liberté ») Kenyatta ordonna quatre jours de deuil national pour honorer la mort de la reine, les ondes radiophoniques furent submergées de critiques [9].
De Suez à l’Afrique du Sud
Du naufrage de l’Empire britannique émergea un Commonwealth des nations à la solidité étonnante, sous la direction de la monarchie. La famille royale comprit qu’il fallait changer subtilement d’attitude. Au lieu de chasser le tigre dans les réserves d’Asie du Sud, ses membres prirent la défense de la conservation de la nature, de la faune et de la flore africaines.
L’environnementalisme béat du fils de la reine, le Prince Charles, par exemple, venait de son amitié intime avec le chasseur et ambitieux écrivain Laurens Van der Post. La reine garda également la conviction que son Commonwealth était « construit sur les plus hautes qualités de l’esprit humain : l’amitié, la loyauté, et le désir de liberté et de paix ». Son discours de Noël de 1983, délivré pendant la première année de la famine en Éthiopie, parlait de ses voyages dans le Commonwealth et mettait en garde contre « le fossé entre les pays riches et les pays pauvres, qui ne disparaîtra pas tant que nous entendons parler plus de nationalisme que d’interdépendance » [10]. Cette rhétorique peut paraître convenue aujourd’hui, mais elle provoqua une réaction détonante de la part d’Enoch Powell, un homme politique d’extrême droite qui dénonçait l’immigration post-coloniale vers la Grande-Bretagne comme la source de « rivières de sang » et d’une guerre des races [11].
L’épreuve ultime du Commonwealth des Nations – et l’apogée de son influence – se présenta dans la position à prendre vis-à-vis du colonialisme en Afrique du Sud. En 1961, l’Inde organisa une campagne retentissante pour exclure l’Afrique du Sud ségrégationniste du Commonwealth. Devant l’ampleur de l’enjeu, la Grande-Bretagne ne se prononça pas. Le même genre de situation arriva en Rhodésie en 1965. Au milieu des années 1980, le Commonwealth dut à nouveau se confronter à l’apartheid lors d’une visite de haut niveau en Afrique du Sud d’une délégation de personnalités du Commonwealth dont l’ancien premier ministre australien Malcolm Fraser et l’ancien chef d’État nigérian Olusegun Obasanjo. Le voyage incluait une rencontre avec Nelson Mandela à Robben Island. L’attrait du Commonwealth des nations à cette époque venait de son fonctionnement par consensus, qui permettait aux États post-coloniaux de s’organiser en coalition pour exprimer leur voix. Ce genre d’expression n’était pas possible au sein des institutions de Bretton Woods comme le Fonds Monétaire International qui donnait un plus grand poids aux puissances européenne et américaine. L’organisation qui s’était reformée dans les années 1940 pour préserver l’influence coloniale britannique était devenue une plateforme pour les dirigeants post-coloniaux.
Il est impossible de savoir précisément la perception que la reine Elisabeth avait de ce tournant post-colonial parce que la mystique de la monarchie et la Constitution tacite de la Grande-Bretagne requéraient d’elle le silence. Il est toutefois clair que la Reine fut à deux doigts de prendre parti contre le gouvernement de l’époque en 1986 quand Buckingham donna l’information informelle, fuitée dans le Sunday Times, qu’elle était favorable aux sanctions contre l’Afrique du Sud ségrégationniste, position partagée par la vaste majorité du Commonwealth des nations. La Reine prenait ainsi parti dans un débat qui partageait la société britannique. Ce faisant, elle plaçait la monarchie dans une position difficile, qui semblait contredire la Première ministre Margaret Thatcher, qui considérait toujours l’African National Congress de Nelson Mandela comme une organisation communiste.
L’histoire donna raison à la reine, non à Margaret Thatcher. Nelson Mandela sortit de Robben Island, mena son pays à la démocratie en 1994 puis ramena l’Afrique du Sud dans le Commonwealth, qu’il fit briller de son aura. En 1995, la Reine retourna en Afrique du Sud pour la première fois depuis sa première visite officielle en 1947 où elle assista à un service religieux plein de joie dans la cathédrale de Cape Town donné par l’archevêque Desmond Tutu, lauréat du prix Nobel de la paix. Lorsque le parti de Tony Blair, New Labour, prit le pouvoir en 1997, il promit une « politique étrangère éthique », au sein de laquelle le Commonwealth offrait un « réseau unique de contacts, soudé par l’histoire, la langue et les systèmes juridiques », promettant d’en refaire une priorité de sa politique étrangère [12]. La nouvelle génération de dirigeants conservateurs eux-mêmes, de William Hague à Boris Johnson, en passant par David Cameron, avait compris qu’il leur fallait mettre de la distance avec la position de Margaret Thatcher en politique étrangère. Ils firent tout pour se sortir de leur image de « parti hargneux » rempli d’« arriérés », de « fous furieux » et de « racistes non avoués » : ils se rapprochèrent de Nelson Mandela et assistèrent aux festivals caraïbéens qui célébraient l’héritage diasporique londonien [13]. Le soutien de la Reine au Commonwealth avait contribué à rendre la Grande-Bretagne une nation post-coloniale plus à l’aise avec elle-même.
L’après-coup
Dans les années 2000, le discours britannique de politique étrangère restait empreint d’un évangélisme humanitaire, mais la pratique en était très éloignée. Le Premier ministre Tony Blair était l’emblème de cette déconnexion, lui qui déclarait « l’Afrique est une cicatrice sur la conscience du monde » et qui promettait de « faire de la pauvreté une chose du passé », tout en envahissant l’Irak et en signant des contrats pétroliers avec la Libye de Mouammar Kadhafi. Il est étonnant de voir le peu de cas que le Premier ministre britannique faisait du Commonwealth dans sa politique étrangère. C’est à la réunion du G8 au Gleneagles Hotel que Tony Blair présenta en grande pompe le rapport de sa Commission Afrique en 2005 [14]. La réunion des dirigeants du Commonwealth qui se tint quatre mois plus tard à Malte passa inaperçue. Il était de notoriété publique que les discussions consensuelles sans fin qui étaient la marque de fabrique de l’organisation ennuyaient Tony Blair [15]. La crise financière de 2008 fit toute la lumière sur l’ordre international qui émergeait. Malgré une rhétorique glorifiant la multipolarité du monde, ce fut le Trésor américain – suivi par la banque centrale européenne – qui promit de faire « tout ce qui était en son pouvoir » (« whatever it takes ») et d’user des « bazookas » de leurs réserves monétaires pour sauver le système économique mondial [16].
Face aux grands enjeux du XXIe siècle, le Commonwealth avait peu de poids financier et d’intérêts stratégiques communs. Par comparaison, l’Association des petits États insulaires menacés par la montée du niveau de la mer s’est révélé comme un interlocuteur de choix dans les débats de l’ONU à propos du changement climatique. Les partisans britanniques du Brexit, cependant, avaient un autre avis. Ils imaginaient que le Commonwealth des nations pourrait constituer une zone aventurière de libre-échange – ils voulaient en quelque sorte faire renaître de ses cendres le mercantilisme impérial datant du milieu du XXe siècle. Un avant-goût du retour brutal à la réalité apparut dans un rapport rendu au gouvernement de Boris Johnson intitulé Une Grande-Bretagne mondialisée à l’ère de la compétition (mars 2021). La couverture du rapport figurait une magnifique photographie satellite des îles britanniques – une allusion évidente aux vers patriotiques de William Shakespeare : « Trône des nobles rois, île du sceptre (…) pierre précieuse sertie dans une mer d’argent » (Richard II) [17]
Par-delà le lyrisme du propos, les froides statistiques du rapport lèvent le voile sur la contraction spectaculaire du commerce au sein du Commonwealth à la fin du XXe siècle, après que la Grande-Bretagne a rejoint le marché commun européen. Le simple décompte des ambassades sur le continent africain suffit pour comprendre l’extension internationale de la Grande-Bretagne. En 2010, ses 26 ambassades la situaient au neuvième rang : ce chiffre représentait la moitié du nombre d’ambassades américaines (46), russes (45) et chinoises (42) et un tiers de moins que la présence française (38) [18].
Pour beaucoup de leaders politiques des pays du Sud, les actions des Premiers ministres britanniques qui se sont succédé de Tony Blair à Boris Johnson étaient la confirmation que les promesses de revivifier les relations avec le Commonwealth étaient chimériques ; et que ces pays feraient mieux de participer seuls aux forums multilatéraux. Le Nigéria concentra donc ses efforts à faire élire l’une de ses anciens ministres des finances, Ngozi Okonjo-Iweala, à la tête de la banque mondiale située à Washington. (Elle n’obtint pas ce poste, mais la direction de l’organisation mondiale du commerce.) En Afrique du Sud, le président « arc-en-ciel » Nelson Mandela fut suivi par Thabo Mbeki, une figure du panafricanisme moins consensuelle intellectuellement, qui mit tout son effort diplomatique dans l’union africaine et l’intégration de l’Afrique du Sud dans le nouvel axe Brésil-Russie-Chine-Inde des puissances émergentes.
Une autre question restait non résolue : celle des valeurs supposées communes du Commonwealth. Chaque réunion annuelle du Commonwealth faisait l’objet de communiqués pleins de promesses à propos de l’État de droit, d’élections libres et compétitives, de la promotion de l’éducation des filles et de toute nouvelle cause à la mode. Derrière cette façade, il était évident cependant que la plupart des membres du Commonwealth étaient très loin des valeurs au cœur du libéralisme humanitaire. L’Uganda criminalisait l’homosexualité, le Swaziland était gouverné par un autocrate, le Sri Lanka était pris dans une guerre civile génocidaire. La Reine continuait de participer assidûment aux réunions du Commonwealth où elle prêchait pour les valeurs libérales de réciprocité et d’humanité partagée qu’elle chérissait. Mais ces formules, également régurgitées par des philanthropes milliardaires et des stars hollywoodiennes devenues missionnaires humanitaires, étaient devenues des clichés.
Acte final de l’empire
En 2018, consciente que sa fin approchait et résolue à maintenir la direction du Commonwealth des nations au sein de la famille royale – elle aurait pu théoriquement passer à tout État membre – la Reine demanda aux chefs d’État du Commonwealth de la confier à son fils après sa mort. Il était pourtant bien difficile de concevoir ce que Charles III ferait de cet héritage, une petite institution en difficulté financière qui était devenue la proie de dissensions interne au secrétariat. L’émergence de l’idée républicaine dans l’aire caribéenne, rythmée par des manifestations contestant les visites royales dans les îles était une autre source d’inquiétude. La Reine, stoïque jusqu’à la fin, ne fit jamais montre de la moindre déception à propos de sa vision du Commonwealth. Dans un discours tardif, elle expliqua :
Quand j’avais 21 ans, j’ai fait le vœu de servir nos peuples et j’ai demandé l’aide de Dieu pour ce vœu. J’étais certes dans mes vertes années quand j’ai formulé ce vœu, et j’avais peu d’expérience, mais je ne regrette ni ne retire le moindre de ses termes. » [19]
Le 8 septembre 2022, la Reine est morte à l’âge de 96 ans. Son règne inclut l’ère de l’Empire, les décennies de la décolonisation et de la Guerre Froide, la globalisation des années 1990 et la montée en puissance de la Chine au début du XXIe siècle. Pendant la semaine qui précéda son inhumation, le corps d’Elisabeth reposa solennellement dans la Chambre du Parlement. La lourde couronne impériale, ornée du diamant géant Cullinan qui provenait des profondeurs des richissimes mines d’Afrique du Sud, pesait lourd sur son cercueil.
Timothy Gibbs